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68 ou le triomphe de la postmodernité

Pierre-Henri Beugras

Nous sommes habitués comme chrétiens à réfléchir sur la relation désormais intime, bien que parfois conflictuelle, entre la Foi et la Raison. Il nous est même presque impossible de dissocier l’une et l’autre bien que l’Église nous enseigne qu’elles sont distinctes. Le mot théologie incarne une dimension « scientifique », nous pratiquons les « sciences religieuses ». L’histoire de la théologie sous certains aspects induit une sorte de progression dans la connaissance de son objet qu’on peut retrouver dans d’autres sciences.

La contestation de l’autorité est un élément central de 68 bien représenté par les chahuts dont bon nombre d’universitaires ont fait les frais durant ce fameux mois de mai. L’autorité institutionnelle fut contestée, celle de la prétention à l’universalité de la Raison aussi. Cette profonde contestation s’enracine dans la notion de postmodernité dont les prémices se trouvent chez Nietzsche et se déploient dans la contre-culture des années 60 et le triomphe du subjectivisme.

Ainsi derrière « Danny le Rouge » et le gauchisme se cachait autre chose. Les chrétiens bataillaient ou pactisaient avec les idéologies progressistes, alors que 68 signait sans doute l’acte de décès de ces dernières.

L’autonomie de la raison cause principale de la défaite de la raison

La modernité dont les racines plongent dans la philosophie et la science grecques, s’appuie sur deux principes : l’universalité et le progrès. Par le dialogue, tout en précisant progressivement les notions, il est possible d’éprouver la recevabilité d’une proposition si l’on est de bonne foi. Ainsi il devient envisageable d’énoncer des vérités. Cette possibilité induit la nécessité de l’existence d’un « absolu » d’une vérité garantissant la fiabilité de tout discours. Néanmoins aucun discours ne peut prétendre rendre compte de manière parfaitement adéquate de la Vérité ou d’un quelconque « absolu ». Nous devons seulement nous contenter d’affirmer son existence. Cette faculté d’accorder les esprits entre eux est le cœur de la raison (ratio : la mesure) et l’expression à la fois de l’universalité et du progrès : l’universalité puisque tout homme est « doué de Raison » et peut donc accéder à des vérités dépassant ses conditionnements socio-culturels particuliers, progrès puisqu’on avance d’étape en étape vers une meilleure connaissance donc maitrise des choses. C’est la perspective de Descartes dans la seconde partie du Discours de la méthode. « Rendre l’homme maître et possesseur de la nature » [1].

L’universalité résulte donc de la totalisation des divers accords qui s’établissent au cours du dialogue (dialectique) et de la certitude de l’existence d’une vérité absolue. La Raison engendre donc le jugement d’existence et par suite le concept d’être. Il s’agit là d’un point de convergence entre la Foi et la Raison, entre Dieu et l’Être.

Mais Descartes en déclinant toute connaissance à partir du « je pense » (le cogito, je pense donc je suis) crée les conditions d’une absolutisation du « je » et d’une autonomie de la raison vis-à-vis d’un principe transcendant. Le Dieu de Descartes est une donnée de la lumière naturelle. Dépendant ainsi du je, l’absolu de la Raison entre en concurrence avec l’absolu de la Foi qui ne saurait quant à lui que dépendre de la décision de Dieu de se faire connaître. Descartes et Kant peuvent être considérés comme les penseurs de la modernité. Ce dernier développe un rationalisme critique dont le point culminant dans la critique de la raison pure le conduit à affirmer qu’il n’y a pas de savoir absolu selon son expression : « j’ai limité le savoir pour faire place à la Foi ». Mais en assignant à la philosophie la tâche de se constituer en philosophie de l’histoire, Hegel réintroduit le savoir absolu. La modernité se saisit donc d’une métahistoire concurrentielle de celle de la révélation biblique. Le Christ Alpha et Omega de l’histoire est concurrencé par l’Esprit absolu hégélien, le prolétariat marxiste et tous les scientismes. La « Foi » en la science est née. La philosophie de l’histoire a toujours un relent chrétien. Saint Jean parle de la fin des temps, Hegel de la fin de l’histoire, Marx de la fin du processus capitaliste. Nietzsche va de ce fait mettre en doute la Raison même : « c’est encore et toujours une croyance métaphysique sur quoi repose notre croyance en la science] ... [cette croyance chrétienne qui était celle de Platon, la croyance que Dieu est la vérité, que la vérité est divine... ». [2] C’est ainsi qu’au bout du processus, la Raison visant à concevoir la totalité du réel est contestée, déligitimisée aussi par l’avènement de totalitarismes dont elle n’est pas étrangère, peut-être déjà morte. Ainsi émerge la post modernité comme une suite incertaine du temps du triomphe de la raison.

Le climat post moderne de 68

Comme le dit Jean-François Lyotard dans sa réflexion sur la condition post moderne [3], la post modernité est la fin des grands récits permettant de situer l’itinéraire de vie d’une personne enracinée dans un cadre collectif. La conséquence en est une vision du monde fragmentée où se perd la notion de progrès, où on ne sait plus vraiment où on va. La Raison, la philosophie et même la théologie sont des structures globales de raisonnement formant un métalangage universel. « Le principe d’un métalangage universel est remplacé par celui de la pluralité de systèmes formels » dit Jean-François Lyotard pour expliquer le discours post moderne. 68 s’est exprimé comme une contestation du discours des maîtres, les slogans inscrits sur les murs des facs comme celui-ci : « professeurs vous êtes vieux...votre culture aussi. » témoignent de la fracture intellectuelle qui se produit au grand jour. Il n’est plus question de savoir si le christianisme ou le marxisme sont vrais, il s’agit de rejeter le principe même de la vérité. Il ne s’agit pas de savoir si l’accès au paradis se fera par la sainteté ou le prolétariat, il faut comme l’exprime un autre slogan : « jouir sans entraves ».

Gilles Lipovetsky nomme cet état « l’empire de l’éphémère [4] ». Si 68, malgré les récupérations, suscita une réaction plus qu’ambiguë du Parti communiste, c’est parce qu’il portait au pouvoir ce que Marcel Gaucher nomme « l’individu total ». Le centre de gravité va devenir l’individu ce qui de manière logique entraîne une crise profonde de toutes les institutions, famille, état, Église, parti, etc... Le climat post moderne de 68 est le primat de l’immédiateté et le pluralisme de droit : toute question engendre autant de réponses que d’individus toutes aussi légitimes les unes que les autres. Si l’on tente à ce stade de définir la post modernité on peut dire qu’elle est :

— une contestation de la supériorité de la Raison spéculative et de l’universalité.

— un refus de la philosophie de l’histoire et des métarécits.

— une délégitimation du discours « vrai » par la question « qui décide des conditions du vrai ? »

— un passage de la Raison spéculative comme couronnement des sciences à l’interdisciplinarité comme amélioration performative.

— la disparition de l’idée de progrès global.

68 et la post modernité sont donc toutes deux causes et effets l’une de l’autre. Le paradoxe d’un mois d’émeutes clos par une victoire politique conservatrice ne fut qu’un leurre. Une civilisation fondée sur le sens de l’histoire, le récit collectif biblique, le récit national ou international marxiste s’était effondrée, et les victoires ultérieures de tel ou tel parti n’empêcheraient pas à terme leur mort inéluctable. Cinquante ans après, il est possible de constater l’effet sur les institutions « du vieux monde bourgeois » comme le nommait les soixante-huitards. Famille, État, nation, parti, Église ont ceci en commun de se dissoudre comme de l’intérieur. Il n’est même plus nécessaire qu’ils soient contestés par des forces extérieures.

Cependant la libération attendue par 68, la victoire sur l’aliénation dont parlait Herbert Marcuse est morte aussi.

La victoire de ce qui était combattu ; qui pourra tuer le Léviathan ?

Nul ne sait vraiment ce que pensaient et voulaient les soixante-huitards. Ils ne le savaient probablement pas eux-mêmes. Où allaient les discussions sur Trotsky, Mao, le situationnisme, etc ... ? En fait toutes les doctrines globalisantes se détricotaient au profit d’un subjectivisme absolu, d’autant plus absolu qu’il était sans doute inconscient. La victoire de 68 fut donc celle d’une révolution culturelle dont aucun des protagonistes ne mesura les conséquences.

— La première conséquence fut le renforcement et l’extension du capitalisme qui devint enfin triomphant. Alors que ce dernier semblait être l’ennemi indépassable soutenu par un fascisme fantasmé, 68 créa les conditions de sa restructuration planétaire. En faisant tomber une à une les contraintes, tout est devenu un marché potentiel puis réel. La libération sexuelle a ouvert une industrie du sexe mais aussi de multiples marchés touchant la médecine et les loisirs. Chaque déverrouillage sociétal a généré une extension du marché. Cette conséquence n’est qu’en apparence paradoxale.

Le capitalisme n’est pas en soi une doctrine. Le libéralisme, qui en est une, a des présupposés éthiques et philosophiques. Max Weber le développe dans son œuvre L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme [5].Ainsi éthiques et philosophies, notamment du progrès, étaient une sorte de frein au capitalisme qu’elles transcendaient. Le christianisme dans son ensemble limitait de toute part le développement du capitalisme. 68 fit sauter les verrous qui contraignaient la puissance intrinsèque du marché libre. Le rejet culturel de toute métaphysique, de toute vérité transcendante a permis au capitalisme d’accéder à une absolue immanence.

— La seconde conséquence fut la mue de la vérité en capacité technique. Toute notion de vérité transcendant la norme individuelle est vue comme responsable de l’intolérance donc des affrontements. Le Dieu des philosophes et des savants, ou celui de la Bible, les principes rationnels et les fondements de la morale sont autant de suspects devant être soumis à l’ultime slogan de mai 68 : « il est interdit d’interdire ». Ainsi les lois et les principes se réfugieront dans la technique qui sera acceptée dans la mesure où elle permet justement de lever les interdits, y compris les ultimes interdits de la nature. Seule une transcendance admise peut limiter la technique. Si toute transcendance disparaît il n’existe plus que des limites techniques appelées à être dépassées par d’autres techniques.

La rencontre de ces deux conséquences est potentiellement monstrueuse.

Un marché libre sans limite, associé à un développement technique sans limite. Nul doute que Danny le Rouge et ses pairs ne voulaient pas que les choses évoluent ainsi. Il n’en demeure pas moins qu’ils ont participé à l’avènement de ce monstre protoplasmique. On peut lutter contre les nations, les Églises, les rois et les partis, on peut même lutter contre un système, mais ce résultat que Lipovetsky nomme « l’hypermodernité » n’est rien de cela. Il n’y a rien à réfuter, il n’y a pas de groupes ou organisation à combattre, il n’y a pas un parti, une nation ou une quelconque structure particulière qui l’incarne entièrement. Nous l’incarnons et la combattons tous en la nourrissant de toutes nos actions.

« Alors, émerveillée, la terre entière suivit la Bête » (Ap 13, 3)

On peut ici se récrier et dire qu’il y a toujours des groupes structurés exprimant des points de vue divergeant les uns par rapport aux autres. On peut surtout se dire que les religions subsistent et que l’Église est toujours là et qu’un relatif effacement à tel ou tel endroit est compensé par un dynamisme à tel ou tel autre. Là encore, G. Lipovetsky porte une analyse intéressante. Il souligne la capacité de la postmodernité à « l’accouplement des contraires » bien avant le « en même temps » d’Emmanuel Macron. Il y a bien un réveil identitaire catholique qui dépasse nettement les frontières des traditionalistes. Le réveil identitaire islamique est évident et s’y ajoutent des réveils nationalistes ou révolutionnaires. Cependant la force de la postmodernité est d’en faire une marque identitaire patrimoniale sans changement collectif profond des comportements. Tous ces groupes sont perméables aux développements techniques, à l’émancipation des mœurs et au consumérisme ambiant. G. Lipovetsky nomme ce phénomène « l’hybridation individualiste du passé et du moderne ».

Les groupes identitaires sont donc aussi un résultat du recyclage permanent du capitalisme. L’identité est reconnue comme une propriété interdisant la dispute traditionnelle en vue de la recherche de la vérité considérée comme une agression contre cette identité.

A ce stade la conclusion logique est résumée dans le titre de cette partie. Nous suivons tous la Bête. Cependant en prendre conscience est le premier pas pour espérer une conversion. Plusieurs points découlent de cette prise de conscience :

— la question de l’ouverture au monde n’a plus lieu d’être. Si l’Église s’est interrogée sur la pertinence de cette question, elle est désormais obsolète dans « l’empire de l’éphémère ». La querelle traditionaliste/progressiste est dépassée. Les progressistes voyaient dans la modernité « des signes du royaume » et voulaient accompagner ce monde qui était censé devenir plus humain. Il est probable que les derniers « croyants » du progrès soient des catholiques d’une moyenne d’âge de soixante-dix ans. Les traditionalistes sont désormais acceptés mais ont été tribalisés, réduits à un héritage patrimonial.

— nous devons reprendre le métarécit biblique de préférence à la réduction moralisatrice du message évangélique. Les récits de la création, de l’Exode, de l’Évangile et de l’Apocalypse révèlent au sens strict la situation collective et individuelle où nous sommes. Seul ce récit à la puissance requise pour nous former aux signes réels du temps qui ne sont en rien ceux qu’imaginaient les chrétiens post-conciliaires.

Nous devons développer une réflexion théologique partant des textes bibliques considérés comme les plus mythologiques, mais que nous devons considérer comme les plus authentiques et les plus actuels.

— nous devons comme chrétiens reprendre sur le fond une critique de la raison pure et pratique. Benoît XVI disait que les chrétiens seraient peut-être les derniers amis de la raison. Cela ne suffit pas. Il faut reprendre le travail qui fut en d’autres temps celui de saint Thomas d’Aquin. L’avènement de la modernité puis de la postmodernité, à laquelle la scolastique n’est pas étrangère, nous force à reprendre la réflexion sur les voies d’accès à la connaissance de Dieu et par là du monde.

— l’appel à la pauvreté évangélique ne doit pas être pris comme la métaphore d’un appel à la solidarité. Moines et moniales témoignent des prémices du royaume et de ce que devrait être une vie réellement humaine.

— la nouvelle évangélisation doit s’exprimer à travers une subversion globale, organisée et consciente. L’annonce kérygmatique n’a jamais suffi. Ceux qui sont chrétiens aujourd’hui le doivent, certes aux missionnaires, mais aussi aux chrétiens qui ont subverti l’empire romain et en ont précipité la chute.

Au prix de cette prise de conscience, nous serons peut-être « les compagnons de l’Agneau » ou nous suivrons la Bête, même à notre corps défendant. (Ap 14,1)

Pierre-Henri Beugras, né en 1961, chef d’établissement dans l’enseignement catholique, professeur de philosophie. Membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

[1] Descartes, Discours de la méthode (6ème partie) in Œuvres et Lettres, éd. Gallimard, 1953, Bibliothèque de la Pléiade ; p. 168.

[2] F. Nietzsche, Le Gai Savoir, Gallimard, 1950.

[3] Jean-François Lyotard, La condition post moderne, éditions de Minuit, 1979.

[4] Gilles Lipovetsky, Sébastien Charles, Les temps hypermodernes, éditions Grasset et Fasquelle, 2004.

[5] Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, éd Plon 1964.

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