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A l’image de Dieu, homme et femme, ou pourquoi la différence homme-femme ?

François de Muizon
Nous publions ici le texte d’une conférence donnée par François de Muizon le 20 décembre 2002 dans le cadre du centre St-Jean à la paroisse Ste Cécile de Boulogne ; nous remercions l’auteur qui a bien voulu nous communiquer son texte. À partir d’un état de la question du rapport homme - femme dans la société contemporaine, l’auteur dégage les principaux enjeux anthropologiques et théologiques dont doit tenir compte toute réflexion sur la question.


Quel est le sens profond et ultime de la différence homme-femme ? Redoutable question car nul n’en est le spécialiste. Nul ne peut prétendre avoir le monopole du sens sur cette question, nul ne peut dominer de l’extérieur le problème, tout simplement parce que l’on ne peut en parler que d’un point de vue nécessairement limité : comme homme ou comme femme...

I/ Une différence à valoriser aujourd’hui

1) Le lieu de la différence sexuelle

Nous vivons dans un monde mixte de part en part, où dans tous les domaines, la parité est de mise. Cette mixité est bien évidemment, et il faut commencer par le dire, une richesse, une chance, ... un bonheur, celui de vivre et de travailler en nous complétant, en nous confrontant, en faisant jouer cette mélodie de la différence en ses variations infinies, sans oublier que la diversité fait aussi bien la cacophonie aussi bien que la symphonie ! Mais, au delà du « politiquement correct », cette systématisation du brassage des sexes, à l’école, au travail et dans tous les lieux de la vie sociale, professionnelle et politique ne cache-t-elle pas une difficulté bien typique de notre temps : ne cherche-t-on pas paradoxalement à éviter la confrontation réelle des sexes en vue d’une reconnaissance sereine de la différence sexuelle dans toute sa radicalité ? Pourtant, cette différence si fondamentale nous traverse tous et totalement. Indifférence à la différence sexuelle, telle semble bien être en réalité le mot d’ordre partout répandu, ce dont Tony Anatrella nous avertit avec un style percutant, dans son livre La différence interdite de 1998. Il semble en effet, que la différence des sexes n’aille plus de soi aujourd’hui. Il est donc nécessaire d’analyser les raisons d’un tel déni de la différence.

Quand on lit dans Le Monde l’idée (je cite) «  d’enfants nés hors de la différence des sexes » [1], on est tout de même en droit de se poser des questions ! Le lien essentiel entre différence des sexes et filiation ne semble plus aperçu. Le concept étrange d’homoparentalité qui se développe actuellement, laisse supposer qu’une filiation est possible et humainement structurante en dehors de la différence des sexes. Bref, qu’être parent, cela demeure la même chose, que l’on soit un couple (un homme et une femme), ou que l’on soit deux hommes, voire deux femmes... Une enquête récente sur la sexualité des Français conclut à peu près en ces termes : « Homosexualité, hétérosexualité, où est la différence ? » [2]. Cette banalisation de l’homosexualité, quand elle n’est pas érigée en nouveau modèle conjugal et parental ajoute encore à la confusion. Stéphane Nadaud va jusqu’à donner pour titre à son dernier livre : Homoparentalité, une nouvelle chance pour la famille ? [3] Pourquoi un tel déni de la différence ? Sans doute parce que dans sa radicalité, elle fait peur. Nous sommes devant des questions d’une grande complexité.

2) Pour une revalorisation de la différence des sexes

On comprend pourquoi dès lors, il faut valoriser, à contre-courant, cette différence des sexes qui ne semble décidément plus aller de soi. Explicitons les raisons.

La première raison est que toute différence est source de sens. La différence des sexes d’une manière éminente, incontournable, irréductible. Encore faut-il apprendre à le déchiffrer ! D’autant que nous savons peut-être trop bien que toute différence est souvent vécue comme une épreuve, car elle peut être détournée au profit d’un rapport de force, d’affrontement et conduire au repli sur sa particularité. Posons avec le philosophe Emmanuel Lévinas que, de toutes les différences, la différence sexuelle est la plus primordiale, la plus universelle. Elle nous marque en profondeur, dès la première seconde de notre conception. Lévinas dit de la différence sexuelle que c’est «  la différence tranchant sur les différences » [4], la différence qui donne sens à toutes les autres différences plus relatives, d’âge, de culture, de milieu, ... C’est par cette première différence que nous accédons à toutes les autres. Elle précède et traverse toutes les autres. Chacun de nous est traversé tout entier par elle, depuis le timbre de sa voix jusqu’au noyau de chacune de ses cellules, et chacun de nous est né de la différence, fruit de l’union de deux êtres sexués, de sexe opposé.

La différence sexuelle est donc la différence la plus profonde, dans laquelle s’enracinent toutes les différences. C’est une différence posée au cœur de l’humanité, certes, mais on ne peut pas dire pour autant qu’il y ait deux humanités. Il y a une humanité mais dont la caractéristique fondamentale, la nature, est d’être sexuée, intrinsèquement différenciée. C’est donc une différence qui ne sépare pas pour opposer, mais qui pose une limite, en vue de la communion. Si je suis homme, je n’ai qu’un regard d’homme sur le monde, sur l’être humain, sur la vie, sur Dieu... La moitié de l’humanité restera à jamais pour moi mystérieuse, inconnaissable de l’intérieur. Par exemple, je n’éprouverai jamais ce que peut éprouver corporellement une femme (grossesse, cycles, possibilité d’accueillir la vie...). Je n’ai donc qu’une vue très limitée. Je dois renoncer à tout connaître, à tout vivre. Je ne serais jamais toute l’humanité. Je suis traversé par la limite. Je dois l’accepter, y consentir, pour entrer pleinement dans ma vocation profonde d’homme, pour incarner cette vocation.

C’est peut-être la question-clé de notre temps. Luce Irigaray écrit au début de l’un de ses ouvrages : «  Chaque époque, selon Heidegger, a une chose à penser. Une seulement. La différence sexuelle est celle de notre temps. » [5] Nous sommes donc loin d’avoir épuisé la profondeur de sens et les ressources de cette différence tant dans la réflexion philosophique et anthropologique (où elle est mise de côté de plus en plus) que dans la réflexion théologique et spirituelle.

3) Le modèle androgyne

La volonté de dépasser les stéréotypes superficiels et le mythe égalitariste conduisent à privilégier le modèle androgyne. Le rappel d’une telle évidence s’impose car elle ne semble plus aller de soi aujourd’hui. Certes, il est nécessaire de dépasser les stéréotypes superficiels qui ont souvent bloqué la différence dans des rôles figés et enfermant, quand ce ne sont pas des clichés qui ne font qu’exprimer un rapport de force, réduisant le plus souvent la femme à une fonction de service et véhiculant une image de la virilité bien frustre ! En réaction à ces clichés, le féminisme militant s’est développé. Cette première réaction sous le signe de la polémique a été suivie d’une lente mais profonde érosion du sens de la différence, qui semble de plus en plus suspecte, cachant on ne sait quel archaïsme à dépasser...

Nous sommes confrontés à la montée en puissance du modèle androgyne où les identités masculines et féminines deviennent floues ou problématiques. On se souvient de Platon qui attribue à Aristophane dans Le Banquet une version un peu loufoque du mythe des androgynes, mythe d’une humanité qui totaliserait les deux identités en chaque individu : des êtres à la fois homme et femme, puissants et sphériques, symbole de plénitude et de dépassement de la limite sexuelle. La sexualité est présentée comme un affaiblissement, une déchirure (sexe vient de secare), que l’on cherchera à combler. Aujourd’hui, l’idée de neutralité s’impose de plus en plus, avec la prétention de dépasser la différence qui resterait alors du côté des déterminismes naturels et donc aliénants pour la personne, dont il faudrait enfin s’affranchir. Simone de Beauvoir disait «  on ne naît pas femme, on le devient » [6]. En un sens, c’est vrai. On ne naît pas femme, mais seulement femelle. On ne naît pas homme, mais seulement mâle. Mais néanmoins, peut-on aller jusqu’à dire que la féminité est une pure invention, qui n’a aucun rapport avec le donné biologique, avec le mode de relation qu’il induit ? Est-ce que vraiment le fait de pouvoir porter un enfant et de le mettre au monde n’a aucun rapport avec la féminité ? La maternité n’est-elle vraiment qu’une pure fiction culturelle ? C’est tout le lien entre nature et culture qui se joue ici. « Naître » ne saurait s’opposer à « devenir », sauf à entrer dans des contradictions insurmontables. La scission entre essence et existence conduit à l’impasse : je ne m’invente pas à partir de rien. Je ne puis décider librement de mon sexe. Je le reçois, mais ce n’est pas pour autant que mes conduites sont déterminées mécaniquement par ma physiologie. Comment articuler le donné et la liberté, c’est ce qu’il nous faudra préciser.

La différence est aussi contestée au nom de la priorité de la commune appartenance au genre humain, là où le particularisme des sexes enfermerait l’un et l’autre dans des stéréotypes. Renonçons à nommer la différence, à la qualifier, et laissons-la parler d’elle-même au gré du désir et de la liberté de chacun. Mais n’y a-t-il pas contradiction à affirmer que la différence sexuelle est construite culturellement et à préférer un spontanéisme naturel en ce domaine, comme si la différence sexuelle ne demandait pas pour s’affirmer d’être étayée, relayée, confirmée par l’éducation et par la culture ?

Finalement, la différence sexuelle est soupçonnée car elle semble véhiculer nécessairement son poison associé, l’inégalité. Or, nous vivons dans une société égalitariste, et nous avons du mal à distinguer l’égalité de droit (devant la loi...) qui est une manière de traduire l’égale dignité de l’homme et de la femme, et l’inégalité foncière de fait : l’homme ne portera jamais l’enfant, mais devra le recevoir de sa femme. Mais pour porter l’enfant, elle devra recevoir de son mari l’acte inséminateur qu’elle ne pourra pas se donner à elle-même. Foncière, mais salutaire inégalité. Ce mythe de l’égalité semble avoir pour effet immédiat de neutraliser la différence. Cela se voit dans la fameuse mode « unisexe » qui ne concerne pas seulement le vêtement, mais toute une manière de vivre. Par ailleurs, on observe que bien souvent une telle visée de l’égalité dans une prétendue indifférenciation des rôles a pour effet de valoriser les modèles masculins. L’indifférenciation c’est en réalité le plus souvent le masque d’une domination encore bien réelle de l’homme sur la femme. Dans les groupes scolaires mixtes, le modèle masculin tend encore assez spontanément à s’imposer.

4) La culture de l’indifférenciation

Le premier lieu où cela se vérifie n’est-il pas la grammaire qui enseigne que « le masculin l’emporte sur le féminin » ? Le monde du travail et le monde politique ont encore beaucoup à progresser pour que la différence homme/femme soit accueillie comme un trésor et infiniment respectée : il ne s’agit pas simplement d’une question politiquement correcte de parité, ou d’égalité, qui en général exige maladroitement des femmes de travailler « comme des hommes », ce qui réduit d’une façon unilatérale et stérilisante la richesse de la différence, mais de prendre en compte le charisme original de la femme qui manque cruellement dans le monde du travail et dans la société. Les relations qui structurent la société sont encore beaucoup trop calquées sur des modèles masculins. Au fond, ce n’est pas tant une indifférenciation des rôles qu’une domination du modèle masculin que cache le mythe de l’égalité. «  Égales à qui ? » demandait avec humour Luce Irigaray.

N’assiste-t-on pas par ailleurs à une rupture entre la sphère publique, professionnelle, où les modèles masculins prévalent et la sphère privée, familiale et conjugale, où au contraire dominent les modèles féminins. Si on demande trop souvent aux femmes d’être combatives et de s’imposer par la force dans le monde de l’entreprise, surtout dans les postes à responsabilité, n’attend-on pas de l’homme qu’il épouse un modèle maternel et féminin à la maison, en privilégiant le partage, l’écoute et en discréditant a priori toute parole d’autorité ? D’où la difficulté des pères à trouver leur place dans la sphère familiale.

Un modèle unique de réussite sociale semble privilégié. L’objectif de réussir sa vie professionnelle préoccupe aujourd’hui les femmes, là où seuls les hommes se sentaient vraiment concernés. Le dogme dominant est : « les métiers n’ont pas de sexe. » «  Les droits obtenus par les femmes depuis quelques années, sont pour la plupart, des droits qui leurs permettent de se glisser dans la peau des hommes, d’endosser l’identité dite masculine. » [7] Beaucoup de femmes se sentent coupables car écartelées entre leur carrière professionnelle et leur responsabilité de mère. C’est le sens de la maternité lui-même qui est alors dévalué. Or, la notion de carrière professionnelle est souvent narcissique, là où la maternité est ordonnée au don, à la générosité, au dévouement, termes peu à la mode... Tant d’enfants ne voient pas leur père mais aussi leur mère pendant la semaine, à cause du travail. Si le lien paternel est très fragilisé, le lien maternel est aussi gravement menacé.

La mixité généralisée va rarement jusqu’à une co-éducation (les Guides de France parlent « d’inter-éducation »). Le plus souvent, il s’agit tout au plus d’un mixage tendant à une neutralisation. On parle « d’élève »... On prend peu les moyens d’une éducation spécifique, ce qui permettrait l’éveil d’une culture masculine, à côté d’une culture féminine. Les programmes ne prennent jamais en compte cela. L’éducation ne saurait être neutre.

L’homosexualité s’est peu à peu imposée jusqu’à se présenter comme une orientation possible équivalente et symétrique à l’hétérosexualité, comme il y a des droitiers et des gauchers... La moindre amorce de réflexion critique de ce phénomène est taxé d’homophobie... Cette « différence d’orientation sexuelle » mise en avant a pour effet de masquer la seule véritable différence (homme-femme) en la dévalorisant. C’est le signe d’une indifférence à la différence. Une psychanalyste disait : « Homosexualité est une contradiction et Hétérosexualité est un pléonasme ».

Enfin, on pense de plus en plus que la différence sexuelle indiscutable sur le plan biologique et psychologique, n’aurait aucun impact dans la vie intellectuelle et spirituelle. «  Deux selon le sexe, mais non selon l’esprit ! » affirmait une féministe. Il faudra revenir sur cette question. N’y a-t-il pas une forme d’intelligence plutôt féminine (plus intuitive, plus attentive au concret...) et une forme d’intelligence plutôt masculine (plus analytique, plus portée à l’abstraction) ?

Il s’agit donc d’éviter un double écueil :

  • L’enfermement dans la différence, sa chosification dans des particularismes qui la trahissent, des rôles figés, et qui ne rendent pas compte de la profondeur avec laquelle elle traverse l’être humain. C’est le schéma dont nous sortons, parce qu’il été souvent beaucoup trop caricatural, n’exprimant en gros le plus souvent qu’un rapport de domination de l’homme sur la femme, et sa réaction polémique féministe qui finit par inquiéter les hommes.
  • La négation de la différence, l’indifférenciation comprise comme l’illusoire neutralité de la vie, de la culture et de l’esprit, selon le leurre d’une réalisation asexuée de l’humain sur un mode égalitariste. C’est le schéma qui tend à se généraliser dans tous les domaines aujourd’hui.
C’est bien parce que le féminin est porteur d’un trésor de sens qu’il serait dommage qu’il s’aligne purement et simplement sur le masculin ; que ce soit à la manière ancienne, par subordination, ou à la manière moderne par imitation. Pour cela aussi, bien sûr, il serait dommage qu’il reste purement et simplement, comme il l’a été si souvent, séparé du masculin. » [8]

II/ Les enjeux et le sens de la différence homme/femme

A/ Enjeux anthropologiques : valoriser la différence au nom de la personne

1) Sauver l’unité de la personne

L’ancrage biologique de la différence homme/femme n’est pas une concession nécessaire faite à la nature. Si le biologique ne dicte pas directement, de manière univoque les significations des comportements, on ne peut pas pour autant dissocier une nature biologique des comportements signifiants toujours médiatisés dans une culture. Cette dissociation réintroduit un dualisme corps-esprit. Il y aurait un sexe biologique largement déprécié, et un sexe culturel, construit, polymorphe qui trouverait ses fondements dans des constructions intellectuelles, loin de tout ancrage biologique. Ce culturalisme a des racines dans un certain existentialisme français (Sartre, Simone de Beauvoir,...) qui pense l’homme comme liberté absolue, en opposition à sa nature. Ce genre de propos est à l’origine de la banalisation de l’homosexualité. Ce faisant, c’est la notion même de personne qui est ruinée, car dissociée de son ancrage charnel. Christian David, délégué national de la LICRA écrivait dans Le Monde du 20 septembre 1995 : «  La famille ne peut plus désormais prétendre se fonder sur des liens naturels mais suppose le geste supplémentaire d’un amour consenti librement, c’est-à-dire sans référence à aucun préalable, fut-il le préalable de la différence biologique entre l’homme et la femme, qui n’est peut-être que le dernier nom de nos superstitions. » La psychanalyse avait pourtant rappelé que la différence des sexes et la différence des générations étaient « les deux rocs de la réalité ». Le déni de la différence naturelle et la volonté de puissance ne vont-ils pas de pair ? Le sexe est avec la mort nos deux limites ultimes. Nier tout ancrage biologique, c’est nier notre finitude, c’est opter pour une toute-puissance démiurgique, comme si nous étions à l’origine de nous-mêmes. C’est aussi sombrer dans un dualisme ruineux.

Il s’agit donc de repenser le rapport entre le naturel et le culturel. Si le naturel biologique ne dicte pas immédiatement les conduites humaines (nous ne sommes pas des bêtes !), il reste que la liberté humaine ne se construit pas ex nihilo. Exemple de la maternité où la décision libre est essentielle, mais aussi donnée par la nature, par le donné. Le donné n’est pas seulement une contrainte, il est aussi une offre, une possibilité ouverte, une proposition de sens. Le donné est donc porteur d’un sens qui reste à déchiffrer. Il fait signe, comme un texte équivoque certes, mais non dépourvu de sens. Il s’agit alors de déchiffrer ce texte inscrit en nos corps en leur différence spécifique. Ce déchiffrage se traduit dans une culture, mais cela ne signifie pas pour autant que la différence est purement accidentelle, contingente, relative. «  À travers le culturel peut se dire de l’universel » écrit Xavier Lacroix [9]. Cela est déjà vrai pour l’art, la pensée, la littérature. Pourquoi cela serait-il faux pour la manière de vivre et d’incarner culturellement la différence sexuelle ? Ne peut-on pas discerner à travers l’histoire des traits de culture masculine et féminine, exprimant des valeurs et des significations ayant une portée universelle ? Par exemple, Xavier Lacroix propose une telle description : «  La culture masculine serait tournée vers le pouvoir, la règle, l’abstraction, la lutte, tandis que la culture féminine serait tournée vers la vie, la croissance, la demeure, la communication, la paix. » [10]

Cette lecture, ce déchiffrage, ce discernement de ce qui dans la diversité des expressions culturelles exprime l’essence de la différence sexuelle appelle une approche plus descriptive, plus phénoménologique, plus herméneutique aussi. C’est ce que nous proposerons en troisième partie.

2) Rendre possible la vie sociale

René Girard a fait remarquer que notre culture est traversée par une crise générale des différences. « Un certain dynamisme entraîne l’Occident d’abord, puis l’humanité entière vers un état d’indifférenciation relative jamais connue auparavant. » [11] La différence est alors appréhendée comme culturelle, et donc relative et contingente, à déconstruire par l’esprit critique. À l’horizon de ces déconstructions, Girard montre que se profile non le paradis et l’harmonie, mais bien plutôt la violence, celle du désir mimétique, qui est incapable de s’ouvrir à la différence. Il y a guerre et conflit, car tous les sujets désirent les mêmes objets restant alors sur le même terrain, ce qui produit rivalité, concurrence, ... Seule une valorisation des différences serait à même de permettre la construction du lien social. La première différence fondatrice du lien social est la recherche de l’épouse hors du clan familial rendu possible par l’interdit de l’inceste, comme l’ont remarqué les anthropologues, depuis les travaux de Claude Lévi-Strauss.

B/ Enjeux éthiques

Une certaine conception de l’être humain, de la personne ne peut pas ne pas induire une réflexion sur les valeurs, sur les normes et les conditions d’un agir orienté vers le bien de la personne. D’où le passage de l’anthropologique à l’éthique.

1) Respecter l’altérité et la singularité personnelle en l’autre

Percevoir l’autre dans son altérité irréductible, et non comme le miroir de mes désirs, n’est pas immédiat. Dans la relation à l’autre sexe, une limite est posée à cette possible négation de l’altérité. L’autre de l’autre sexe est toujours, selon l’expression de Lévinas, «  deux fois autre » : en étant autrui et en appartenant à l’autre sexe. Ainsi la relation à l’autre sexe oblige dans un lent et douloureux processus à dépasser le narcissisme, étape importante de l’adolescence, liée au processus d’intégration de son identité sexuée. Rappelons que Freud a introduit le narcissisme pour aborder l’homosexualité qui peut être comprise comme une tentative de vouloir être ce que l’autre est, ce qui est une négation de l’altérité.

À l’inverse la relation à l’autre sexe est source d’altérité. Plus je crois connaître ma femme, plus j’en suis proche, plus je m’aperçois que nous sommes vraiment différents ! Ce n’est pas toujours facile, mais c’est passionnant, parce que c’est une invitation à aller plus loin, à accueillir ce fait de la double différence comme le lieu d’une Alliance au sein de laquelle Dieu, le Tout-Autre, s’est engagé. La différence est en vue de la communion, qui n’est ni la fusion, ni la domination de l’un sur l’autre, les deux écueils qui menacent toujours l’amour authentique. Selon le mot de Sacha Guitry : «  L’homme et la femme ne feront plus qu’un ; reste à savoir lequel ! »

Ainsi, la différence vécue dans sa singularité ouvre à l’universel. Je n’accède à ma pleine humanité nécessairement sexuée, que dans la rencontre de l’autre sexe. Et cette rencontre de l’autre s’accomplit pour chaque couple d’une manière unique, singulière, marquant elle-même sa différence. Chaque couple invente sa manière de vivre la différence. À l’inverse de l’homosexualité où il est possible de ne pas faire l’épreuve de la différence, la relation à l’autre sexe ne peut pas ne pas s’affronter à la butée de l’irréductible écart entre les sexes. Il est donc aveuglant de valoriser la différence entre hétérosexualité et homosexualité qu’il est faux de mettre sur le même plan, laissant supposer qu’un choix s’impose, occultant la différence sexuelle elle-même, qui seule, ouvre à l’altérité et la médiatise. La différence sexuelle est donc la marque la plus irréductible et la plus universelle de l’altérité comme l’écrit Luce Irigaray : « Transcendants l’un à l’autre ? » [12].

2) Différence et fécondité, altérité et filiation

La fécondité charnelle est le fruit de l’union des différences. L’émotion suscitée autour du clonage de la brebis Dolly en 1997, (puis de singe en 1999), ouvrant la perspective d’une technique applicable à l’homme (et appliquée depuis 2003) montre qu’il s’agit bien de questions essentielles. Pourquoi la reproduction à l’identique d’un individu suscite-t-elle une telle répulsion, un tel vertige ? Le lien entre fécondité et différence reste perçu comme essentiel. Ces deux différences sont intrinsèquement liées : la différence des générations implique la différence entre les géniteurs.

La crise du lien du lien paternel s’inscrit dans une crise de cette double différence. La fragilisation du lien paternel ne s’enracine-t-elle pas dans un flou autour de l’identité masculine ? Le père est souvent valorisé selon un modèle maternel : le nouveau père, double indifférencié de la mère ? Pourtant le père n’est-il pas « l’empêcheur de tourner en rond », le tiers qui ouvre la relation à l’extérieur ? Dans la procréation, au moins, l’intervention de l’homme qui apporte une information reste incontournable, mais elle est symboliquement de moins en moins reconnue avec les techniques de procréation médicalement assistée. Le père n’est-il pas celui qui fait le lien avec l’extérieur, apportant de la nouveauté, de l’information, introduisant au corps social ? Le père c’est celui qui dit la loi, comme principe structurant la vie, celui qui incarne et exprime une parole d’appel, qui invite à grandir (autorité vient de auctoritas, augere = faire grandir), et qui renvoie à plus grand que lui. L’enfant a donc besoin de la bipolarité masculin-féminin pour grandir. Pour lui signifier l’humain, comme pour lui dire Dieu, il lui faut l’homme et la femme.

C/ Enjeux spirituels : Sens de la différence et sens de la transcendance

1) Homme et femme, à l’image de Dieu

Dans la Bible, être homme et être femme est directement mis en relation avec « être à l’image de Dieu ». « Dieu créa l’humain (Adam) à son image, à l’image de Dieu, il le créa, mâle et femelle (zakhar ou neqèba) il les créa. » (Gn 1,27). La première chose que la Bible dit de l’humain, c’est qu’il est mâle et femelle. Et cette donnée est directement mise en relation avec l’image de Dieu, comme si c’est en étant mâle et femelle que l’homme et la femme sont à l’image de Dieu. Plusieurs conséquences :

Le Dieu de la Bible n’est pas sexué, dépassant l’image d’un dieu-mâle, fécondateur, adoré pour sa puissance virile et l’image d’une déesse-mère, adorée pour sa fécondité. Ni le masculin, ni le féminin ne doivent être divinisés. Ni le masculin, ni le féminin suffisent à dire Dieu. Mais si Dieu n’est pas sexué, son image l’est : tel est le paradoxe.

La différence sexuelle serait alors un indice de transcendance : Dieu est le Tout-Autre, « l’au-delà de tout » comme l’écrivait saint Grégoire de Nazianze au IVème siècle. Elle pose une limite à la connaissance de l’homme par lui-même. Je ne suis pas toute l’humanité, mais seulement une partie. Qui pourra définir ultimement le masculin et le féminin ? Chaque genre est un inconnu pour l’autre mais aussi pour lui-même, et on peut se demander qui est le mieux placé pour connaître le masculin : l’homme ou la femme ? et de la même façon pour le féminin. La définition ultime de la différence sexuelle n’existe donc pas. En effet, pour connaître ce qu’est un homme, une femme, il faudrait être placé au-delà de la différence, dans une neutralité impossible. Bref, il faudrait être à la place du Créateur. Néanmoins, « masculin » n’a de sens que par rapport à « féminin » et réciproquement. Ils sont radicalement liés, beaucoup plus fondamentalement que noir et blanc, blond et brun. Le récit biblique pose donc que la différence elle-même est posée d’abord. Elle est première par rapport à l’identité de l’un et l’autre sexe. Cette dissymétrie placée au cœur de l’humain est ontologique. Chacun doit donc se dire : je ne contiens pas tout l’humain en moi. Je ne peux me comprendre qu’en référence avec l’autre sexe.

La différence sexuelle constitue donc une brèche dans nos représentations marquées par la toute-puissance, une ouverture vers l’autre, vers la transcendance, comme l’écrit Denis Vasse : «  Le sexe en tant que différence est ce qui interdit radicalement à l’homme de s’enfermer dans l’image qu’il se fait de lui-même. » [13] «  C’est une limite objective, au sein du plus subjectif » écrit quant à lui Xavier Lacroix.

L’hébreu l’exprime avec élégance en disant que les mots Yisch et Ichah sont distincts par les seules lettres yod et , qui forment le commencement et la fin du tétragramme sacré, yod-hé-vav-hé. Ainsi, «  Le mystère de la différence de l’homme et de la femme repose en Dieu, comme la trace de sa transcendance » écrit Xavier Lacroix [14].

Ainsi la différence ouvre au mystère même de Dieu, à l’inverse de la tradition grecque qui en fait une malédiction. Que l’on repense au mythe des androgynes, où Zeus coupe ces êtres doubles en deux, pour les affaiblir. Être sexué, c’est dès lors être sectionné, blessé, rendu vulnérable. L’unique perspective étant la recherche de la fusion primitive, pourtant reconnue comme conduisant à la mort du désir. Dans la Bible au contraire, la différence est source d’émerveillement, et arrache à l’homme sa première parole qui est une exclamation de joie : «  Pour le coup c’est l’os de mes os et la chair de ma chair ! » (Gn 2, 23). C’est donc une source de bénédiction, comme tout ce qui est lié à la filiation, à la descendance dans la Bible.

La différence est aussi ce qui ouvre la possibilité de l’Alliance : «  Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Il faut que je lui fasse une aide qui lui soit assortie » (2,18). La différence n’enferme pas l’homme sur lui-même, mais l’ouvre à celle qui est reconnue, différente au sein d’une commune origine : « os de mes os, chair de ma chair ! » (2,23). L’Alliance que Dieu vient librement nouer avec l’humanité a pour figure celle de l’homme et de la femme, qui reste à l’horizon de tout rapport sexué.

C’est donc l’homme et la femme ensemble qui sont dits images de Dieu. Cela signifie que cette différence ne fait pas l’objet d’un savoir clos qui la maîtriserait, mais d’une révélation qui se donne dans la relation elle-même.

Il reste que l’homme et la femme sont semblables par leur commune appartenance au « genre » humain recréé par le Christ. Chacun est donc non seulement à l’image de Dieu, mais aussi image du Christ. Si la différence est posée au cœur de la révélation de Dieu et de l’homme, elle est aussi située nouvellement dans la perspective chrétienne : «  Il n’y a plus ni juif, ni grec, ni esclave ni homme libre, ni homme, ni femme. » (Ga 3,28). Ce que Paul considère comme actuellement aboli est-ce la différence elle-même jusque dans sa portée ontologique, ce qui la relègue à son aspect fonctionnel, charnel, enfermé dans l’ordre de la nature ? N’est-ce pas plutôt la modalité inévitablement déficiente, car marquée par le péché qu’a l’homme de vivre et de manifester cette différence ? « Il n’y a plus ni homme, ni femme » (Ga 3,28), c’est-à-dire, il n’y a plus de différence irrémédiablement « séparatrice » entre l’homme et la femme. Il ne reste que ce qui de cette différence s’ordonne à la communion, comprise comme union dans la différence, communion reçue par pure grâce depuis l’unique source trinitaire. Il s’agit donc plutôt d’un accomplissement-dépassement, mais certainement pas d’une dénégation ! (voir aussi 1 Co 11 ; Ep 5 ; Mt 22...)

2) Portée spirituelle de la différence sexuelle

Ainsi, si la différence sexuelle a une telle portée ontologique, comment concevoir encore une vie spirituelle neutre et asexuée ? La vie spirituelle, si elle est bien cette respiration, cet accueil dans toute l’existence singulière et incarnée du souffle de l’Esprit, ce dynamisme du don reçu par Grâce, ne peut pas ne pas être colorée par la différence sexuelle. La vie spirituelle n’est-elle pas enracinée dans la vie charnelle et psychique ? Refuser cela, n’est-ce pas retomber dans le ruineux dualisme platonicien du corps et de l’âme, qui n’a rien de chrétien ?

Deux lieux essentiels où la relations interpersonnelles met en jeu la différence des sexes, et où cela a clairement une portée spirituelle : la filiation (relation parentale) et l’alliance. Ce sont aussi deux figures essentielles qui traversent la révélation de Dieu dans la Bible.

Filiation : Dans la Bible (rarement dans l’Ancien Testament, massivement dans le Nouveau), Dieu se présente comme le Père, (qui a d’ailleurs parfois les aspects d’une mère !). Nous sommes fils et filles du Père, dans la mesure où Il nous engendre à la vie. Avec saint Paul, nous sommes appelés à être des fils adoptifs dans le Fils (Romains). C’est dans ce registre si humain que Dieu se révèle, comme un Dieu en relation avec l’homme. Nous découvrons donc notre filiation adoptive à travers le jeu humain de la différence des générations qui implique la différence des sexes.

Alliance : Entre l’homme et la femme se noue un lien de reconnaissance et d’alliance d’un type particulier, marqué par une dissymétrie essentielle. Saint Paul en parle en terme de mystère : «  Ce mystère est grand. Il concerne le Christ et l’Église » (Ep 5, 32) : en avons-nous compris le sens ? Le mystère (du grec muein = initier) nous introduit à une dimension nouvelle de l’existence. Le mystère des noces traverse toute la Bible : de Cana, premier signe où «  Jésus manifesta sa Gloire » (Jn 2, 11), à l’Apocalypse où «  L’Esprit et l’Épouse disent : Viens ! », (Ap 22,17), du Cantique des Cantiques, (merveilleux hymne retraçant la quête amoureuse, le désir, et la difficulté de la rencontre entre l’homme et la femme sans aucune forme d’institutionnalisation du lien, symbole d’un Dieu qui cherche son épouse Israël), en passant par les prophètes Jérémie, Osée, Isaïe... où le thème de l’épouse infidèle mais aimée par Dieu, son époux, est constant.

C’est donc à partir du mystère de la sexualité humaine et de l’amour vécu comme alliance de deux libertés qu’il nous est donné de comprendre le Mystère par excellence : Dieu s’est livré par amour à l’humanité. Dieu a épousé l’humanité pour la sauver et la diviniser. Ce registre de l’amour filial et nuptial, tel que la Bible le déploie, révèle le sens spirituel de la différence sexuelle.

III/ Accueillir la bonne nouvelle de la différence homme-femme

A/ Déchiffrer un sens

La différence homme-femme est un fait qui se donne, avant même que nous cherchions à qualifier cette différence. La différence n’est pas une spécificité qui permettrait de faire un catalogue des qualités ou des rôles, toujours enfermant. La « définition » de l’homme et de la femme, du masculin et du féminin, m’échappe toujours quelque peu.

L’homme et la femme se définissent comme ils peuvent l’un par rapport à l’autre, mais toujours dans l’événement singulier d’une rencontre intersubjective. C’est de la rencontre que jaillit la vérité de la différence qui reste à déchiffrer. «  La différence naît de la rencontre entre l’homme et la femme, de chaque rencontre entre un homme et une femme. » [15] C’est alors à chaque couple d’inventer sa différence dans l’événement singulier qui fonde leur alliance, l’un et l’autre révélant d’une manière unique sa masculinité et sa féminité. Chacun naissant à son identité sexuée dans la rencontre intime et durable de l’autre sexe, si bien que Jean Lacroix a pu écrire : «  C’est par le mariage que l’homme devient pleinement homme et la femme pleinement femme. » [16] Parler de mariage c’est plus que de parler de couple (rencontre empirique de deux psychismes). C’est parler d’alliance, de deux sujets qui se sont librement choisis dans une solidarité durable qui impliquera combats et dépassements des traits caricaturaux et superficiels de chaque genre. Alors seulement, se révélera la différence en sa vérité, comme un don gracieux.

Certes, à l’adolescence, cette rencontre en vérité est rare. Aussi est-il utile de proposer des temps et des lieux non-mixtes repérables pour qu’ose peu à peu s’exprimer librement et sans peur l’identité sexuée, aussi bien entre filles qu’entre garçons. Néanmoins, n’est-ce pas dans la rencontre elle-même que l’un et l’autre sexe auront le plus de chance de se libérer de ce que chacun peut avoir d’enfermant ou de caricatural ? Dans une mixité réussie, l’autre sexe me révèle qui je suis en vérité. Plus cette rencontre de l’autre sexe en vérité a lieu, plus la différence se manifeste comme une source inépuisable de sens.

Ceci implique un changement de méthode : des aspects de la différence sont repérables et descriptibles dans une phénoménologie. Il nous faut quitter le vocabulaire de la détermination (caractéristiques naturelles, culturelles, rôles, ...), tendant à objectiver des qualités voire des clichés ou des caricatures de l’homme et de la femme, et entre dans une démarche de discernement, de déchiffrement d’un sens. Ne faut-il pas alors proposer un vocabulaire de la grâce, du charisme ou encore de l’appel, de la vocation, afin de dégager le style spécifique de l’homme et de la femme, le style étant tout à la fois charnel et spirituel ?

B/ Des charismes porteurs d’universel

Lévinas dit qu’il n’y a pas de spécificité ni même de particularité homme/femme. Être homme ou être femme n’est pas une différence spécifique du genre humain. Précisément masculin et féminin sont des genres, au sens grammatical. D’où paradoxe car il n’y a qu’un seul genre humain qui pourtant n’est pas le neutre ! Masculin et Féminin, dit encore Lévinas, sont des « modalités de l’universel  » [17], deux manières de conjuguer l’unique existence humaine.

Ne sommes-nous pas conduits à distinguer les stéréotypes, simples clichés enfermant l’homme et la femme dans des rôles précis, des fonctions inhérentes, et les charismes ou le style ? N’y aurait-il un style propre, un génie propre à l’homme et à la femme ? Exemple : les femmes ont une attention à la subjectivité plus importante que les hommes, le pôle de l’extériorité et l’attention à l’objectivité semble le plus souvent dominer chez l’homme, le pôle de l’habitation, la maison lieu d’accueil de la vie en prolongement de son corps est développé chez la femme).

Le rapport au temps n’est pas indifférencié. N’y a-t-il pas une manière féminine et une manière masculine de vivre la temporalité, d’habiter le temps ? L’homme serait plutôt dans un rapport de production technique et maîtrisée, temps du projet et de sa réalisation, temps de l’efficacité. La femme serait plutôt dans un rapport vital, temps des lentes et profondes maturations, temps d’accueil et d’accompagnement de la vie, temps de la fécondité. Il est clair que cette manière spécifique d’habiter et de donner sens au temps s’enracine mais sans s’y enfermer dans le donné charnel. Ici pourrait s’enraciner une réflexion sur la question des rythmes spécifiques aux filles et aux garçons, que le modèle scolaire unique ne respecte pas toujours.

Le rapport à la parole n’est pas non plus indifférencié : La parole de l’homme est plutôt de type informative et tournée vers l’abstraction. Il s’agit d’exercer une maîtrise sur le monde, de l’objectiver pour mieux le dominer techniquement, d’où une tendance à la discussion, au débat d’idées. La parole féminine traduit d’abord une émotion, un état intérieur, le mouvement concret de la vie. Elle est centrée sur la qualité de la relation intersubjective. Elle a tendance à être plus incarnée. [18] (Exemple : Quand une femme demande de l’aide parce qu’elle est en difficulté, elle aura parfois tendance à exagérer, à dramatiser, à exprimer ses peurs, ses angoisses profondes à l’homme qu’elle aime. Celui-ci aura tout naturellement tendance à proposer des solutions techniques et objectives, adaptées au « problème ». En réalité, la femme demandait seulement à être entendue et aimée dans ces peurs, dans ce qu’elle vit... mais elle n’a que faire de ce « plan ORSEC » censé résoudre techniquement tous ses problèmes ! )

Il y aurait donc, remarque Xavier Lacroix, des valeurs plutôt masculines : utopie, création, mesure, nomination, médiation, maîtrise... et des valeurs plutôt féminines : réalisme, présence, attention, durée, ténacité, communication... [19] Ces valeurs ne sont le monopole d’aucun sexe. Elles ne deviennent spirituelles, que parce qu’elles expriment quelque chose qui vaut pour tous, parce qu’en elles s’exprime une modalité de l’humain. Ce sont bien des «  modalités de l’universel. » [20]

Il importe donc de tenter de les décrire, pour sortir de l’impasse d’une différence sexuelle indicible qui devient indécidable, en particulier pour des adolescents en plein travail d’élaboration et d’appropriation de leur identité sexuée. Chaque sexe pourra découvrir ce qu’il peut apprendre de l’autre et ce que l’autre peut attendre de lui. Par exemple, l’homme pourra apprendre de la femme une attention au réel dont elle porte le charisme irremplaçable et la femme pourra apprendre de l’homme une certaine culture de la maîtrise et de la création.

C/ Des vocations spécifiques

Si la vie spirituelle est, comme le dit Lévinas, « l’entrée dans le dynamisme du don », n’y a-t-il pas une manière propre à l’homme et une manière propre à la femme d’incarner le don ? Entre être père et être mère, la différence est d’ordre biologique et relationnelle certes, mais elle est aussi d’ordre spirituel : il ne s’agit pas seulement de deux fonctions ou de deux capacités, mais de deux modalités du don, deux vocations spécifiques.

L’une porte, contient et met au monde, l’autre ensemence, rend féconde la femme et reçoit d’elle l’enfant. Chacun a sa manière de recevoir et de donner. Car la femme reçoit l’enfant de l’homme et l’homme le reçoit de la femme. Plus tard, l’un aura pour vocation de rendre présent ce qui vient d’ailleurs, de dire la loi, l’appel à la structuration, tandis que l’autre aura pour vocation de veiller à l’incarnation de la parole, de donner un lieu à la vie, de rendre le monde habitable, de donner un visage à la miséricorde.  [21]

Ici, on ne se contente plus de décrire des attitudes, mais il s’agit d’accueillir une proposition de sens révélée dans la Parole de Dieu. Non seulement recueillir un déjà-là, mais accueillir un a-venir. En effet, si la différence homme-femme révèle quelque chose de Dieu, il reste que Dieu en se révélant, révèle l’humain à lui-même, révèle le sens ultime de la différence homme-femme. Elle n’est pas seulement révélatrice de la transcendance du Tout-Autre. Elle est aussi révélée par ce Tout-Autre qui s’est fait le Tout-Proche dans sa Parole et sa Présence. Trois pistes qui manifestent la dimension critique de la Révélation par rapport à nos catégories humaines :

1) Dieu est au-delà de la différence des sexes

Dieu se laisse nommer Père, tout en se manifestant aussi comme Mère. Un père aux entrailles féminines, à la présence féminine (Shekinah), à l’Esprit nommé au féminin (Ruah). Cela oblige à dépasser les images d’un patriarcat rigide, tout en recevant la révélation de ce que signifie être père en vérité.

Nommer Dieu « Notre Père » à la suite de Jésus n’est donc pas une projection de nos schémas humains, mais l’accueil d’une révélation mystérieuse et inouïe. Par effet de retour, la Révélation de «  du Père de qui toute paternité, au ciel, et sur terre tire son nom » (Ep 3, 14) conduit à dépasser toute nos conceptions simplistes et finalement aliénantes de la paternité.

2) Le Verbe incarné est de sexe masculin

Le fait que le Christ soit de sexe masculin est-il dépourvu de sens ? Apparemment, le concile de Nicée utilisant le terme anthrôpos et non anêr, semble ne retenir pour qualifier le Verbe incarné que l’appartenance au genre humain, indépendamment du sexe. Néanmoins, s’il est vrai que le Christ a assumé toute l’humanité (il a connu la faiblesse physique, la souffrance, la faim...), il a aussi assumé la sexualité, le féminin comme le masculin, bref la différence sexuelle elle-même.

Il est donc clair que ce n’est pas parce que le Christ est de sexe masculin en son humanité que le sexe féminin n’est pas assumé et sauvé dans sa personne. Est-ce à dire, comme le pense saint Thomas, que le sexe est une donnée accidentelle, inessentielle à la nature humaine ? Ne vaut-il pas mieux éviter de durcir l’adage scolastique « n’est sauvé que ce qui est assumé », en considérant que c’est l’amour sans limite de Dieu manifesté en Jésus-Christ qui sauve et « assume » toute l’humanité, et que cet amour ne se laisse pas enfermer dans des rapports contraignants et nécessairement exclusifs d’identifications. [22]

La question reste donc ouverte de savoir ce que le fait que le Verbe se soit incarné en un être masculin peut avoir à nous dire, par-delà les lectures simplistes du passé.

3) Le Verbe incarné est né d’un être féminin

Certes le Verbe incarné est un homme, mais la perfection de la création est une femme à laquelle Dieu s’est uni selon un mode qui « ne pouvait appartenir qu’à une femme » (expression de Jean-Paul II, La Dignité de la femme et sa vocation, Exhortation apostolique, 1988, § 4). C’est dans l’utérus d’une femme que le Verbe de Dieu, cellule après cellule, s’est incarné. «  Une femme dont la chair a tissé et formé dans ses entrailles, cellule après cellule, ce qui sera la chair humaine du Verbe de Dieu. » [23] En Marie, se révèle en plénitude le mystère de la maternité. Quelque chose du charisme féminin se révèle dans toute sa perfection : une certaine manière de « garder toutes ces choses et les méditer dans son cœur » (Lc 2, 51), d’exprimer sa louange de tout son être dans le Magnificat (Lc 1,46-55), de dire « faites tout ce qu’il vous dira » (Jn 2, 5), de se tenir debout au pied de la croix (Jn 19, 25).

Ce charisme est aussi révélé par ces femmes de l’Évangile qui nous enseignent particulièrement à aimer Jésus, mais d’une manière typiquement féminine : on se souvient de la joie prophétique d’Élisabeth à l’aube du Salut, l’audace de la Cananéenne qui fait changer d’avis Jésus en le bouleversant par sa foi, la justesse de la pécheresse qui pleure sur les pieds de Jésus et les essuie de ses cheveux chez Simon, Marie-Madeleine la première à chercher le corps de Jésus, Marthe et Marie, la veuve qui donne tout dans son obole au Temple préfigurant le don total du Christ sur la croix, Marie qui verse un parfum de grand prix sur les pieds de Jésus préfigurant sa sépulture, les femmes au calvaire et au tombeau vide... Comme France Quéré l’a si bien dit, ces femmes se situent au cœur du Salut [24].

4) Différence des styles de vie spirituelle

Concrètement, un homme prie-t-il comme prie une femme ? Les grandes figures spirituelles nous enseignent différemment : sainte Thérèse d’Avila n’est pas saint Jean de la Croix.

Notre prière est l’expression de tout notre être tourné vers Dieu : nous nous ouvrons à Dieu, nous désirons le rencontrer, nous crions vers lui, nous lui exprimons notre amour. Cela ne peut pas se faire indépendamment de notre être sensible, incarné et donc sexué. Jésus étant sexué ne sera donc pas aimé par une femme tout à fait de la même manière que ne l’aime un homme. On ne peut dissocier le charnel du spirituel, comme l’exprimait Péguy : «  Le spirituel est lui-même charnel »...

Certaines expressions bibliques ne résonnent pas de la même manière au plus profond de notre être selon que nous sommes un homme ou une femme, par exemple quand le Christ se présente comme l’Époux : «  Qui a l’épouse est l’époux... » (Jn 3, 29, voir aussi Mc 2, 19), renvoyant à toute la tradition d’Israël, l’épouse infidèle mais aimée par son Dieu : «  Voici que je vais la séduire, je vais la conduire au désert et je parlerai à son cœur » (Os 2, 16). On pourrait reprendre le livre d’Osée en y lisant l’histoire de Dieu, l’époux, qui cherche à redonner une dignité à l’humanité, l’épouse blessée et infidèle, qui se laisse elle-même défigurer, pervertir, prostituer dans toutes ces ambiguïtés sur le lieu de la sexualité (voir aussi Jr 2,2 ; 31,3-4, Is 54,1-10 ; Is 61,10 ; Is 62,4-5 ; Ep 5, 25 ; Ap 14,4). Cependant, quand saint Paul dit que les chrétiens deviennent des êtres vierges, dignes du Christ leur époux (2 Co 11, 2), c’est toute l’Église, composée d’hommes et de femmes, qui se trouve prise par la symbolique féminine. Il reste qu’il sera plus difficile à des hommes de s’identifier à ces vierges sages qui attendent l’Époux pour communier au festin nuptial (Mt 25,1-13).

Enfin, une femme qui a mis au monde un enfant ne pourra pas ne pas entendre d’une manière toute particulière la phrase de saint Paul aux Romains : «  La création tout entière gémit dans les douleurs d’un enfantement qui dure encore. » (Rm 8, 22). Ce qui est exprimé ici symboliquement du mystère du Salut, elle l’a vécu, comme Marie, concrètement dans sa chair. Et le Royaume est davantage présenté comme une lente germination (images végétales du grain qui pousse), une secrète fécondation de l’humanité, que comme un projet maîtrisé (mais on trouve aussi Lc 6,47-49 : la maison bâtie sur le roc ; Lc 14,28-33 : l’invitation à calculer pour savoir si l’on a les moyens de construire un tour, image utilisée pour exprimer l’instant de la décision pour Jésus)...

Y a-t-il une différence entre la vie spirituelle des hommes et des femmes ? Les conclusions des analyses de François-Marie Léthel [25] sont que la vie spirituelle féminine se caractériserait par une plus grande place du corps, des expressions sensibles, une théologie plus symbolique, plus unifiée, qui incarne davantage la parole, une parole plus personnelle, dans laquelle s’exprime un amour total qui se livre entièrement à la démesure de l’Amour de Dieu. Par ailleurs, le jésuite Adrien Demoustier a comparé les textes mystiques d’hommes et de femmes dans un article « Hommes et femmes aux origines des grands courants spirituels. Une constante dans l’histoire de l’Église » [26]. Il présente des relations spirituelles entre homme et femme qui ont porté beaucoup de fruit : saint Basile et sa sœur sainte Macrine, saint Benoît et sa sœur sainte Scholastique, sainte François d’Assise et sainte Claire, saint Thomas d’Aquin et sainte Catherine de Sienne, saint Jean-de-la-Croix et sainte Thérèse d’Avila, saint François de Sales et sainte Jeanne de Chantal, Fénélon et Mme Guyon. Par ailleurs, les grandes mystiques rhénanes comme Hildegarde de Bingen ont inspiré un Maître Eckart, Adrienne von Speyr a inspiré le grand théologien Hans Urs von Balthasar. Évidemment, les modes de relation variaient, mais les relations étaient profondes et contribuaient au développement d’une intuition spirituelle nouvelle conjuguée au masculin et au féminin.

La plupart des grandes fondations d’ordre ont produit conjointement des monastères d’hommes et des monastères de femmes, en général à proximité l’un de l’autre. Les liens étaient réels. L’histoire de l’Église nous montre donc que loin d’être niée, ou réduite à un rapport de force clérical, la différence homme-femme a produit une richesse de sens étonnante, plus riche que dans la société civile. À l’inverse, le siècle le plus misogyne de l’histoire fut le siècle des Lumières !

Conclusion

Ainsi, cette différence nous précède, nous traverse tout entiers, jusqu’à notre relation à Dieu. Elle n’est pas seulement une énigme, mais un mystère, qui ouvre à plus grand que nous. La valoriser est aussi difficile que nécessaire, car il ne s’agit pas tant de la définir, de la figer, que de la libérer, de la laisser produire d’elle-même ses effets de sens et de s’en étonner. S’étonner d’être si semblable et si différent, si proche et si inconnu... Salutaire étonnement qui nous sauve du modèle unique qui se révèle vite stérile modèle d’inhumanité. Dans la vie, qu’elle soit charnelle ou spirituelle, la différence, accueillie dans sa vérité, est toujours source de sens.

François de Muizon, né en 1963, marié, quatre enfants. Agrégé de philosophie. DEA de philosophie politique. Licence de théologie. Prépare une maîtrise de théologie (anthropologie théologique). Professeur de philosophie en Terminale et en classes préparatoires à l’Institution des Chartreux à Lyon. Membre de la communauté du Chemin Neuf.

Pour poursuivre la réflexion on lira avec profit :

  • Christus, Homme et femme devant Dieu, chacun son pas, avril 2001.
  • Luce Irigaray, Éthique de la différence sexuelle, Éditions de Minuit, 1984.
  • Xavier Lacroix (dir.), Homme et Femme, L’insaisissable différence, Cerf, 1993.
  • Xavier Lacroix, « Pourquoi valoriser la différence ? » in L’identité sexuelle, Actes du colloque du CLER, Paris, 1998.
  • Yves-Antoine Ortega (dir.), Homme et Femme à l’image de Dieu, éditions FATES, 2002.
  • Jean-Claude Sagne, L’homme et la femme dans le champ de la parole, DDB, 1995.

[1] Le Monde, 02.03.02.

[2] Le Monde, 02.03.02.

[3] Fayard, 2002.

[4] Le Temps et l’Autre.

[5] Éthique de la différence sexuelle, Éd. de Minuit, 1984, p 13.

[6] Le deuxième sexe, 1949, Gallimard, Folio, t. II, p. 13.

[7] L. Irigaray, Le temps de la différence, p. 93.

[8] Xavier Lacroix, L’avenir c’est l’autre, p. 231.

[9] L’avenir, c’est l’autre, Cerf, 2000, p. 221.

[10] Ibid.

[11] La violence et le sacré, Grasset, 1972, p 261.

[12] In X. Lacroix (dir.), Homme et femme, l’insaisissable différence, 1993.

[13] La chair envisagée, Seuil, 1988, p 297.

[14] Homme et Femme, l’insaisissable différence, Cerf, 1993, p. 148.

[15] Ibid.

[16] Forces et faiblesses de la famille, Seuil, 1948, p. 64.

[17] Le temps et l’autre.

[18] Lire à ce sujet J-C. Sage, L’homme et la femme dans le champ de la parole, DDB, 1995.

[19] X. Lacroix (dir), Homme et Femme, l’insaisissable différence, Cerf, 1993, p 145.

[20] E. Lévinas, Le temps et l’autre.

[21] X. Lacroix, L’avenir c’est l’autre, p. 225.

[22] Voir l’avis de saint Thomas sur cette question in Somme Théologique, Ia, Q.28-30 sur la personne comme relation subsistante (29) et Ia, Q.93, Comment l’homme est-il image de Dieu ? : sur la sexualité comme propriété non essentielle de la personne selon l’adage « n’est sauvé que ce qui est assumé », or les femmes sont sauvées par le Christ, donc la sexualité n’est pas essentielle...

[23] X. Lacroix, L’avenir, c’est l’autre, p 226.

[24] Les Femmes de l’Évangile, Seuil, 1982.

[25] Bulletin de l’Institut catholique de Lyon, n° 110, 1995.

[26] Dans Homme et femme, l’insaisissable différence, p. 151.

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