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A l’image des noces mystiques

Simon Icard

« Voici donc que l’homme quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et les deux ne feront plus qu’une seule chair [1] : ce mystère est de grande portée ; je veux dire qu’il s’applique au Christ et à l’Église. » [2] Pour décrire l’union des époux, saint Paul éclaire la vocation originelle de l’homme et de la femme par le don total que fait le Christ de sa personne à son Église : le mystère nuptial voulu par Dieu dès les origines préfigure les noces mystiques du Christ et de l’Église qui en constituent la révélation.

Le verset paulinien nous invite à mettre en perspective le récit de la création de l’homme et de la femme, et l’image des noces qu’emploient les auteurs bibliques pour décrire l’Alliance de Dieu et de son peuple. Dans quelle mesure le Cantique des cantiques précise-t-il le sens du verset de la Genèse : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa » [3] ?

Le Cantique des cantiques est un épithalame, c’est-à-dire un poème nuptial. Il est constitué d’un dialogue entre l’Épouse et l’Époux, où se mêlent la voix des jeunes filles qui accompagnent la « bien-aimée » et celle des compagnons du « bien-aimé ». Très tôt, le poème fut considéré comme un texte mystique. Avant l’ère chrétienne, certains commentateurs rabbiniques lisaient ce chant d’amour comme le récit imagé de l’amour de YHWH pour Israël. Les Pères de l’Église verront dans l’Époux une figure du Christ [4] et dans l’Épouse une figure de l’Église, puis de l’âme [5]. À la suite des commentaires patristiques, le Cantique des cantiques sera considéré pendant des siècles comme le texte mystique par excellence [6].

Il peut paraître étrange de chercher une dimension anthropologique dans un texte lu par la Tradition comme une allégorie de l’amour de Dieu. Mais l’intuition commune au livre de la Genèse et à la lettre aux Ephésiens nous pousse à explorer dans ce sens l’exégèse patristique : si le mystère nuptial est image d’un mystère qui le dépasse infiniment, peut-être le Cantique des cantiques nous révèle-t-il aussi ce qu’est le couple humain [7].

Les enjeux de l’exégèse allégorique

Les Pères de l’Église défendent avec force l’idée d’un double sens de l’Écriture. Derrière le sens littéral se cache un sens spirituel ; le rôle de l’exégète est de dévoiler le sens qui est caché dans les textes de la Bible. Dans les livres de l’Ancien Testament, les événements historiques, les personnes, les objets sont tout à fait réels, mais ils ont été disposés par Dieu comme des préfigurations du Christ et de l’Église. Tout ce qui, lu littéralement, n’a pas de sens par rapport aux mystères de la foi doit être interprété de manière allégorique. C’est ainsi que la sortie du pays d’Égypte et la traversée de la mer Rouge sont lues comme une annonce de la liberté acquise par la mort et la résurrection du Christ. Le mystère de Pâques donne la clé de lecture pour comprendre les obscurités de la Bible. Pascal résume ainsi la conception exégétique des Pères : « Tout ce qui ne va point à la charité est figure. » [8]

Le Cantique des cantiques, est le texte par excellence où l’exégèse allégorique s’impose aux yeux des Pères. Héritiers de la tradition juive, ils considèrent l’épithalame comme un texte mystique ; la méthode interprétative qu’ils utilisent va de paire avec la conviction qu’il s’agit d’un livre religieux, et non d’un poème amoureux. Presque tous commencent leurs commentaires par une mise en garde au lecteur. Celui qui s’arrête au sens littéral sera aveuglé, car « la lettre tue, l’Esprit vivifie » [9]. Dans son prologue, Grégoire de Nysse défend l’exégèse allégorique face aux tenants d’une lecture strictement littérale de la Bible. Il présente les lettres de saint Paul comme un modèle d’exégèse :

Au milieu de tous ces tropes et ces termes différents qui touchent à l’examen spirituel, saint Paul ne nous recommande qu’une méthode, pour notre enseignement : ne jamais nous en tenir à la lettre, car le sens premier du texte nuit souvent à notre quête d’une vie vertueuse. Il nous faut au contraire l’interpréter selon une perspective immatérielle et spirituelle, de façon à voir les idées trop attachées à la chair détrônées par l’esprit et la réflexion. [10]

Pour l’évêque de Nysse, la Bible elle-même nous invite à partir de la lettre du texte pour trouver le sens spirituel [11].

A la suite d’Origène, dont le commentaire sera le patron de toute l’exégèse du Cantique des cantiques jusqu’au XVIIème siècle [12], commenter l’épithalame signifie découvrir le sens mystique derrière le voile des images. Le premier verset du poème est célèbre :

Qu’il me baise des baisers de sa bouche.

Pour Origène, l’Épouse, c’est-à-dire, l’Église, a reçu en cadeau de fiançailles la Loi ; les Prophètes l’ayant enflammée d’amour pour le Verbe de Dieu, elle désire être unie à lui, c’est-à-dire recevoir directement son enseignement

(...) à toi, Père de mon Époux, j’adresse [13] ma prière et je te supplie qu’enfin, prenant pitié de mon amour, tu me l’envoies, pour que maintenant il ne me parle point par ses serviteurs, à savoir les anges et les prophètes, mais qu’il vienne en personne, et « qu’il me baise des baisers de sa bouche », c’est-à-dire qu’il répande dans ma bouche les paroles de sa bouche, que je l’entende lui-même parler, que je le voie lui-même enseigner. [14]

L’exégèse allégorique autorisant plusieurs niveaux d’interprétation, Origène applique ce qu’il a dit de l’Église à l’âme individuelle :

(...) tant que l’âme fut incapable de saisir la doctrine pure et solide du Verbe de Dieu lui-même, il a bien fallu qu’elle reçoive des baisers, c’est-à-dire des significations, de la part des docteurs. Mais quand d’elle-même elle a déjà commencé à discerner ce qui est obscur, à débrouiller ce qui est enchevêtré, à dégager ce qui est enveloppé, à expliquer par des expressions appropriées à l’intelligence paraboles, énigmes et dits des sages, alors elle croit avoir maintenant reçu les baisers de son Époux lui-même, c’est-à-dire du Verbe de Dieu. [15]

L’exégèse allégorique nous déconcerte : nous avons parfois l’impression que les Pères plaquent sur le texte biblique des interprétations qui lui sont extérieures. Mais une fois posé le caractère anachronique d’un jugement sur la rigueur de leur exégèse, on ne peut que constater que les Pères sont fidèles à la Bible lorsqu’ils voient dans les noces une image de l’alliance de Dieu et de son peuple. Dans l’Ancien Testament, Dieu élève son peuple à la dignité d’Épouse dans les livres d’Osée, de Jérémie, d’Ezéchiel, et dans les derniers chapitres du livre d’Isaïe. On retrouve la même thématique nuptiale dans le psaume 45. Dans les Évangiles, le Christ assume le titre d’Époux [16], sans que l’Épouse soit explicitement identifiée. C’est saint Paul qui désigne l’Église comme Épouse [17]. L’Apocalypse, enfin, décrit les noces de l’Agneau [18] et la Jérusalem nouvelle comme une « fiancée parée pour son époux » [19]. Le dernier livre de la Bible s’achève sur l’appel lancé au Christ par l’Épouse sous l’inspiration de l’Esprit Saint : « L’Esprit et l’Épouse disent : "viens" » [20]. On ajoutera que, de manière presque systématique, les Pères fondent le sens spirituel de l’épithalame sur d’autres passages bibliques. C’est ainsi qu’Origène voit dans le premier verset du poème le désir d’une inspiration divine car l’image de la bouche y est associée dans le psaume 118 :

J’ai ouvert ma bouche et j’ai attiré l’esprit. [21]

L’exégèse allégorique du Cantique des cantiques trouve son fondement dans la Bible elle-même.

Cependant, on ne peut nier que pour les Pères de l’Église, les métaphores amoureuses de l’épithalame sont un voile dont le lecteur doit faire abstraction une fois révélé le sens spirituel. Certes, des nuances s’imposent. Par exemple, la mystique très affective de saint Bernard fait chanter la lettre du texte pour rendre le lecteur sensible à l’amour divin. La beauté de l’amour des deux personnages conduit à une beauté supérieure, comme on peut le voir dans le sermon 45 :

(...) un même amour les anime et leur inspire des tendresses réciproques. Ils échangent des paroles plus agréables que le miel, des regards d’infinie douceur, signes d’une sainte affection. Lui l’appelle son amie, lui dit qu’elle est belle, le répète, et elle lui répond de même. [22]

Mais bien souvent, les Pères trouvent le sens littéral de ce poème grossier, comme on le voit sous la plume de Grégoire le Grand :

(...) dans ce livre intitulé Cantique des cantiques sont employés les termes d’un amour qui paraît charnel : c’est afin que l’âme, sortant de son engourdissement, se réchauffe sous la friction de propos qui lui soient familiers et, grâce au langage de l’amour d’ici-bas, soit stimulée à l’amour d’en haut. Dans ce livre en effet, on prononce le nom de baisers, le nom de seins, le nom de joues, le nom de cuisses ; ces mots ne doivent pas provoquer la moquerie vis-à-vis du texte sacré, mais faire estimer pour plus grande encore la miséricorde de Dieu : car lorsqu’il mentionne les parties du corps et convie ainsi à l’amour, il faut remarquer de quelle façon merveilleuse et miséricordieuse il agit envers nous, lui qui, pour enflammer notre cœur et le provoquer à l’amour sacré, va jusqu’à employer le langage de notre amour grossier. Pourtant, par le fait même qu’il s’abaisse en parole, il nous élève en compréhension : car c’est à partir du langage de cet amour-là que nous apprenons avec quelle force nous devons brûler de l’amour divin. [23]

Aux yeux des Pères, les images nuptiales sont le moyen choisi par Dieu pour manifester son Alliance, mais le mouvement qui fait passer le lecteur de l’amour humain à l’amour divin ne révèle pas en retour la beauté de l’union de l’homme et de la femme ; au contraire, il en montre la misère. On peut reconnaître dans l’adjectif « grossier » l’idée platonicienne que l’image est toujours dégradée par rapport au modèle [24]. On notera cependant que l’adjectif désigne l’amour lui-même et non pas le langage. Pour les Pères de l’Église, si le « mariage est un bien » [25], la sexualité humaine vécue par les époux est un moindre mal. Chez les Pères grecs, la position de Grégoire de Nysse sur le sujet est explicite : prévoyant le péché originel, Dieu instaure la sexualité humaine pour que la génération soit assurée après la chute [26] ; elle est un remède miséricordieux contre la mort. Chez les Pères latins, l’influence de la conception augustinienne de la sexualité est considérable. Pour saint Augustin, la sexualité qui était un bien avant le péché originel, devient concupiscence après la chute ; elle reste mauvaise, même si le mariage lui donne une finalité légitime :

Le mariage possède encore ce bien et cet avantage que l’incontinence de la chair, à laquelle les jeunes gens sont ordinairement sujets, quoiqu’elle soit mauvaise et vicieuse par elle-même, est resserrée dans les bornes de la génération des enfants qui est une chose honnête, de sorte que l’alliance de l’homme et de la femme dans un légitime mariage fait naître quelque chose de bon du mal même de la concupiscence. [27]

Une telle conception de la sexualité ne pouvait guère conduire les commentateurs patristiques à voir dans le poème une manifestation de la beauté du don réciproque de l’homme et de la femme, dont l’union des corps est l’expression. Que le Cantique des cantiques nous révèle quoi que ce soit du couple humain est une idée qui est étrangère aux Pères de l’Église. Si l’on s’en tient strictement à la lecture spirituelle qu’ils proposent, l’épithalame n’éclaire en rien le verset de la Genèse.

Une double analogie

On aurait tort, cependant, de considérer que les commentaires patristiques ne nous sont d’aucune aide pour trouver dans le Cantique des cantiques une anthropologie du couple humain. Certes, les Pères de l’Église n’ont pas exploré cette voie, car elle ne correspondait pas aux questions et aux problématiques de l’époque : ce qui comptait à leurs yeux, c’était affirmer le caractère religieux du poème face à ceux qui le réduisaient à un texte érotique, et qui contestaient ainsi implicitement le canon des Écritures, et surtout fonder une mystique de l’élévation et de l’union avec Dieu. Mais une théologie contemporaine du mystère de l’homme et de la femme ne peut prétendre explorer la Bible sans tenir compte de la Tradition. Le détour par les commentaires patristiques s’impose donc, non pour faire dire à leurs auteurs ce qu’ils n’ont pas dit, mais pour trouver dans les trésors de l’Église des éléments de réponse aux questions anthropologiques que se pose notre époque. Ce n’est pas en ignorant les Pères, mais en prolongeant leurs intuitions que l’on pourra chercher dans le Cantique des cantiques une théologie de l’homme et de la femme.

L’interprétation allégorique des Pères repose sur une analogie ascendante : partant de l’image que constitue le couple humain, ils remontent à l’archétype [28] qu’est l’union du Christ et de l’Église. Cette analogie ascendante n’aurait pas de sens si l’union de l’homme et de la femme n’était pas image de Dieu, comme le montre la Genèse. Or, le verset de la lettre aux Éphésiens cité plus haut applique le mystère nuptial au Christ et à l’Église ; il suppose donc une analogie descendante, qui fait passer de l’archétype à l’image, des noces mystiques aux noces humaines. L’union de l’Époux divin et de son Épouse sanctifiée par lui nous révèle la profondeur du mystère de l’homme et de la femme. Il ne s’agit pas de revenir au seul sens littéral, mais d’appliquer analogiquement au couple humain ce que le Cantique des cantiques nous dit de l’union du Christ et de l’Église. Voici un exemple de ce que pourrait être une lecture anthropologique du Cantique des cantiques qui s’appuierait sur les commentaires des Pères de l’Église.

Sexualité et transcendance

Le Cantique des cantiques est traversé d’images poétiques qu’il est difficile de ne pas lire comme des métaphores sexuelles. La fin du troisième chant est un exemple assez net :

Le Bien-Aimé :
(...) Tes lèvres, ô fiancée,
distillent le miel vierge.
Le miel et le lait sont sous ta langue ;
Et le parfum de tes vêtements
Est comme le parfum du Liban.
Elle est un jardin bien clos,
Ma sœur, ô fiancée ;
Un jardin bien clos,
Une source scellée.
Tes jets font un verger de grenadiers,
Avec les fruits les plus exquis :
Le nard et le safran,
Le roseau odorant et le cinnamome,
Avec tous les arbres à encens ;
La myrrhe et l’aloès,
Avec les plus fins arômes.
Source des jardins,
Puits d’eaux vives,
Ruissellement du Liban !
La Bien-Aimée :
Lève-toi, aquilon, accours, autan !
Soufflez sur mon jardin,
Qu’il distille ses aromates !
Que mon bien-aimé entre dans son jardin,
Et qu’il en goûte les fruits délicieux !
Le Bien-Aimé :
J’entre dans mon jardin,
Ma sœur, ô fiancée,
Je récolte ma myrrhe et mon baume,
Je mange mon miel et mon rayon,
Je bois mon vin et mon lait. [29]

Malgré la conception qu’ils ont de la sexualité, les Pères n’ont pas hésité à s’affronter à un texte qui pouvait être lu comme un poème érotique. Même si leur analyse du sens littéral reste plus que pudique [30], on leur concèdera qu’ils n’ont pas craint de reconnaître que l’amour de Dieu pour l’homme se disait dans un langage célébrant l’union des corps. D’une certaine manière, l’exégèse allégorique du Cantique des cantiques manifeste la grandeur et la beauté de la sexualité humaine. Si les amours de l’Épouse et de l’Époux sont une image des noces mystiques, cela signifie bien que l’union conjugale renvoie à plus grand qu’elle. La lecture allégorique révèle la sexualité comme l’expression d’une union qui la dépasse : le don réciproque des corps manifeste un don plus total, celui de l’être tout entier. De plus, en se donnant l’un à l’autre, les époux manifestent l’union du Christ et de l’Église, comme l’écrit saint Paul dans sa lettre aux Ephésiens :

Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Église : il s’est livré pour elle (...). [31]

De même que la dignité et la grandeur de l’homme résultent de ce qu’il est image du créateur qui le dépasse infiniment, la beauté de la sexualité tient à ce qu’elle exprime plus qu’elle même. L’exégèse allégorique du Cantique des cantiques nous montre que la sexualité humaine a vocation à exprimer une transcendance.

Le mot « jardin » employé par l’auteur du poème peut faire penser au paradis décrit dans la Genèse. Doit-on en déduire que le Cantique des cantiques décrit la sexualité telle qu’elle était avant la chute, c’est-à-dire pas encore défigurée par le péché ? De fait, la communion parfaite de l’Épouse et de l’Époux, la description exaltée que chacun fait du corps de l’autre [32] n’est pas sans rappeler les versets de la Genèse qui précèdent immédiatement le récit de la Chute :

C’est pourquoi l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme, et ils deviennent une seule chair.
Or tous deux étaient nus, l’homme et sa femme, et ils n’avaient pas honte l’un devant l’autre. [33]

Cependant, les Pères interprètent le Cantiques des cantiques comme une histoire du salut. Pour être élevée à la dignité d’Épouse, la bien-aimée doit être purifiée par l’Époux [34]. Dès le début du poème, la bien-aimée déclare aux filles de Jérusalem :

Je suis noire et pourtant belle (...).
Ne prenez pas garde à mon teint basané :
C’est le soleil qui m’a brûlée.

Pour les Pères, le paradoxe exprimé par l’Épouse est celui de l’humanité pécheresse sauvée par le Christ. Créé « à l’image et à la ressemblance » [35] de Dieu, l’homme a perdu la ressemblance du fait de son péché. Le Christ vient restaurer la beauté de sa créature en rétablissant en elle la perfection de l’image de Dieu. Les commentaires patristiques nous montrent que le Cantique des cantiques ne donne pas une vision de la sexualité paradisiaque, mais de la sexualité sauvée et sanctifiée. Le poème n’est pas une nostalgie des origines : il révèle la dimension eschatologique de l’union conjugale vécue dans la charité même de Dieu, en ce qu’elle préfigure les noces éternelles du Christ et de la Jérusalem céleste.

Image et ressemblance

Dans le Cantique des cantiques, la Bien-aimée se place tantôt sur un pied d’égalité avec le Bien-aimé, tantôt dans une position d’infériorité [36]. Plus le poème avance, plus l’égalité est affirmée, comme on le voit dans la symétrie des paroles :

- Que tu es belle, ma bien-aimée,
que tu es belle !
Tes yeux sont des colombes.
-* Que tu es beau, mon bien-aimé,
combien délicieux !
Notre lit n’est que verdure. [37]

Pour les Pères, la symétrie ne se comprend que par le rétablissement de la ressemblance, qui rend l’Épouse au teint « noir » belle comme son Époux. Saint Bernard montre le paradoxe de la relation entre les deux personnages :

‘Mon bien-aimé à moi, et moi à lui’ [38]. Sans l’ombre d’un doute, ces paroles traduisent la double flamme d’un amour partagé ; mais on y distingue le bonheur infini de l’un des amants, et l’admirable bonté de l’autre. Cette union, cet embrassement si étroit ne se fait pas entre deux égaux. Mais pour se targuer de bien comprendre tout ce que l’Épouse doit à cet amour unique et tout ce qu’elle donne en retour, il faudrait avoir soi-même, par une extraordinaire pureté de cœur et de corps, mérité d’éprouver quelque chose de semblable. Tout est, en effet, dans le sentiment, et ce mystère ne peut s’approcher par la raison. Bien peu de gens peuvent dire : ‘Contemplant à découvert la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en son image même, de clarté en clarté, comme par l’Esprit du Seigneur’ [39]. [40]

Selon Origène, le désir de l’Épouse d’être uni à son Époux correspond à l’attrait de l’image pour l’archétype [41].

Si l’on applique analogiquement au couple humain la théologie de l’image et de la ressemblance développée par les Pères [42], le Cantique des cantiques nous permet de mieux comprendre en quoi l’union de l’homme et de la femme est image de Dieu. Le péché originel avait introduit la division dans le couple humain, comme le montre la Genèse [43]. Sauvés par la grâce du Christ, l’homme et la femme reconnaissent l’un en l’autre l’image de Dieu [44]. La découverte par l’Épouse et l’Époux d’une transcendance en l’autre est source d’une communion émerveillée. Cette transcendance implique à la fois altérité et identité.

L’union de l’homme et de la femme est découverte d’une altérité. Pour les Pères, la découverte par l’homme qu’il est à l’image de Dieu ne le conduit pas à un enfermement sur lui-même, mais à une ouverture sur une transcendance. Découvrant l’un en l’autre l’image de Dieu, l’homme et la femme sont conduits l’un par l’autre à un dépassement de soi. Pour rejoindre l’autre, il faut sortir de soi-même comme l’Épouse qui sort de sa chambre pour chercher l’Époux qui a disparu :

J’ai ouvert à mon bien-aimé,
mais, tournant le dos, il avait disparu !
Sa fuite m’a fait rendre l’âme.
Je l’ai cherché mais ne l’ai point trouvé,
Je l’ai appelé, mais il n’a pas répondu ! [45]

Grégoire de Nysse voit dans l’attitude de l’Épouse la loi du dépassement qui est celle de l’âme qui cherche à connaître Dieu [46]. De même, le désir réciproque de l’homme et de la femme est quête de l’altérité.

L’union nuptiale est également découverte d’une identité. Le Cantique des cantiques la manifeste assez nettement en attribuant les mêmes métaphores aux deux personnages :

La Bien-aimée :
(...) mon bien-aimé est semblable à une gazelle,
à un jeune faon. (...)
Le Bien-aimé :
(...) Tes deux seins ressemblent à deux faons,
Jumeaux d’une gazelle. [47]

La correspondance qui existe entre l’Épouse et l’Époux rappelle la première parole prononcée par Adam, qui montre sa découverte émerveillée d’un être qui lui est identique :

(...) Dieu façonna une femme et l’amena à l’homme. Alors celui-ci s’écria : "Pour le coup, c’est l’os de mes os et la chair de ma chair (...)." [48]

Adam distingue en Ève un être qui partage ce qui est en lui le plus intime [49], l’image et la ressemblance avec le Créateur [50]. Didyme l’Aveugle, dans son commentaire de la Genèse, n’hésite pas à employer l’adjectif « consubstantiel » pour qualifier l’identité de l’homme et de la femme [51], c’est-à-dire le terme même qui sert à désigner l’unité et l’identité des personnes trinitaires : le mystère de l’homme et de la femme renvoie à un mystère infini, celui de l’union hypostatique. Le Cantique des cantiques nous révèle en quoi l’unité de l’homme et de la femme est image de Dieu.

Face aux hésitations de l’exégèse contemporaine

L’exégèse contemporaine est divisée face à ce qui reste l’un des livres les plus surprenants de la Bible. Deux écoles s’affrontent autour d’une question : le Cantique des cantiques est-il un poème célébrant l’amour mutuel des époux, qui fut par la suite interprété comme une image de l’alliance que Dieu conclut avec son peuple, ou bien était-il dès le départ une allégorie de l’amour divin ? Si la seconde hypothèse a pour elle des siècles de commentaires dans la lignée des Pères de l’Église, on aurait tort de voir dans la première une simple volonté de désacraliser le texte biblique. Pour les tenants de la première école, « Dieu ayant dès les origines béni l’union de l’homme et de la femme, son honnêteté a une profonde valeur religieuse » [52]. Le doute quant à la pertinence de l’exégèse patristique vient du statut paradoxal du Cantique des cantiques  : interprété allégoriquement, le dialogue amoureux entre l’Épouse et l’Époux ne nous dit rien sur le couple humain. Au fond, chercher à savoir si l’interprétation des Pères de l’Église est adéquate ou surajoutée revient à se poser la question du sujet du poème : le Cantique des cantiques nous parle-t-il de l’union de l’homme et de la femme, ou bien de l’alliance de Dieu et de son peuple ?

D’une part, peut-on ignorer des siècles d’interprétation mystique puisée à la source même de la Bible ? D’autre part, peut-on se résoudre à ce que le plus beau chant d’amour de la tradition judéo-chrétienne soit muet sur le mystère nuptial ? Considérer l’amour divin et l’amour humain comme deux thèmes corrélatifs et non exclusifs l’un de l’autre peut sembler une voie médiane, un refus de trancher. Mais la Genèse comme la lettre de saint Paul aux Éphésiens nous y invitent. Dans une profusion de sens, marque de l’insondable profondeur des Écritures, le Cantique des cantiques nous propose peut-être, au sens fort du terme, une théologie du couple. Il serait alors un poème des noces humaines à l’image des noces mystiques.

Simon Icard, Né en 1975. Chercheur au Laboratoire d’études sur les monothéismes. Il a publié Port-Royal et saint Bernard de Clairvaux. Saint-Cyran, Jansénius, Arnauld, Pascal, Nicole, Angélique de Saint-Jean, Paris, H. Champion, 2010.

[1] Gn. 2, 24. La traduction utilisée est celle de la Bible de Jérusalem2 (1975).

[2] Ep. 5, 31.

[3] Gn, 1, 27.

[4] Salomon, qui est censé être l’auteur du poème, est l’une des préfigurations du Christ dans la typologie patristique.

[5] La théologie mariale rajoutera un troisième niveau de lecture : en l’Épouse, on peut voir Marie. Mais cette interprétation n’est en fait qu’une conséquence des deux premiers niveaux de lecture. Accueillant en son sein le Verbe de Dieu, Marie est le modèle de toute âme ; donnant le Christ au monde, elle est figure de l’Église. Pour ne pas alourdir le propos, nous ne citerons ici que le couple Christ/Église, car il est explicite chez saint Paul. Les deux autres interprétations sont sous-entendues.

[6] Le titre de « Cantique des cantiques » signifie le cantique par excellence. Les Pères de l’Église le rapprochent des expressions bibliques « Saint des saints », « Siècles des siècles », « Seigneur des seigneurs ».

[7] On a retenu trois commentaires patristiques majeurs, à savoir ceux d’Origène, de Grégoire de Nysse et de Grégoire le Grand, auquel on a ajouté celui de saint Bernard de Clairvaux qui, s’il n’est pas un père de l’Église, bien qu’il ait reçu au XVIIe siècle le titre de « dernier des Pères », récapitule toute la tradition patristique. Les éditions utilisées sont les suivantes :

  • Origène, Commentaire sur le Cantique des cantiques, Coll. « Sources Chrétiennes », n° 375-376, Paris, 1991-1992, 2 vol.
  • Grégoire de Nysse, Le Cantique des cantiques (Homélies sur), Coll. « Les Pères dans la foi », Paris, 1992.
  • Grégoire le Grand, Commentaire sur le Cantique, Coll. « Sources Chrétiennes », n° 314, Paris, 1984.
  • Œuvres mystiques de saint Bernard, Paris, Seuil, 1953 (l’édition dans la collection « Sources Chrétiennes » n’est pas terminée). N.B. : L’établissement du texte du Cantique des cantiques est difficile ; notamment, il est parfois délicat de savoir précisément quel personnage parle. Le texte dont disposaient les Pères de l’Église ne correspond pas toujours exactement à celui établi par l’exégèse contemporaine. Dans le présent article, la traduction utilisée est celle de la Bible de Jérusalem édition 1975, lorsque le Cantique des cantiques est cité pour lui-même ; lorsqu’il il est cité dans un commentaire patristique, le texte dont disposait l’auteur n’a bien sûr pas été modifié.

[8] Pensées, fr. 301, édition P. Sellier, Paris, 1991, p. 280.

[9] 2 Co 3, 6.

[10] Le Cantique des cantiques, p. 33.

[11] Ga 4, 21-23 est un exemple de l’exégèse allégorique de saint Paul.

[12] Durant des siècles, tous les commentateurs du Cantique des cantiques reprennent les interprétations d’Origène. Mais rares sont ceux qui le citent, car une partie de sa doctrine est considérée comme hérétique.

[13] C’est l’Église qui parle.

[14] Commentaire sur le Cantique des cantiques, p. 181-183. Le caractère très intellectuel de l’union au Verbe telle qu’elle est décrite dans ces lignes est propre à la mystique d’Origène.

[15] Commentaire sur le Cantique des cantiques, p. 185.

[16] Mt 9, 14-16, Mt 22, 1-13, Jn. 3, 26-29.

[17] 2Co 1, 2, Ep 5, 21-33. L’Épouse a un sens collectif. Mais l’idée d’Origène selon laquelle l’Épouse désigne à la fois l’Église, et l’âme individuelle, n’est pas étrangère aux lettres de saint Paul. Le sens individuel se trouve en filigrane dans la première lettre aux Corinthiens (1Co 6, 16-17 et 7, 32-34).

[18] Ap 19, 7-9.

[19] Ap 21, 2.

[20] Ap 22, 17.

[21] Ps 118, 131.

[22] Sermon 45 sur le Cantique des cantiques, p. 489.

[23] Prologue, § 3, p. 71.

[24] Notons que Grégoire le Grand, comme tous les Pères latins qui interprètent le Cantique des cantiques, a lu le commentaire d’Origène dans la traduction latine de Rufin. Il a donc été au contact du néo-platonisme christianisé des Pères grecs.

[25] L’expression est de saint Augustin. Voir le traité intitulé De bono conjugali, Bibliothèque augustinienne, 1ère série, vol. 2.

[26] Voir La création de l’homme, Chap. XVII, Paris, Cerf, « Sources Chrétiennes », 1944.

[27] De bono conjugali, § 3.

[28] Archétype est à prendre ici au sens de modèle de l’image.

[29] Ct 4, 11-16, 5, 1.

[30] Dans l’explication qu’il fait du passage cité plus haut, c’est-à-dire dans les 8ème, 9ème et 10me homélies, Grégoire de Nysse n’interprète à aucun moment le sens littéral comme des métaphores sexuelles.

[31] Ep 5, 25.

[32] Voir Ct 4, 1-5 ; 5, 10-16 ; 6, 4-7 ; 7, 2-10.

[33] Gn 2, 24-25.

[34] Là encore, la lettre aux Éphésiens est très éclairante : « Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Église : il s’est livré pour elle, afin de la sanctifier en la purifiant par le bain d’eau qu’une parole accompagne ; car il voulait se la présenter à lui-même toute resplendissante, sans tâche ni ride ni rien de tel, mais sainte et immaculée. » (Ep 5, 25-26).

[35] Gn 1, 26.

[36] Ce déséquilibre entre les deux personnages accrédite l’idée que le Cantique des cantiques a pour sujet l’amour de Dieu pour son peuple.

[37] Ct 1, 15-16.

[38] Ct 2, 16.

[39] 2Co, 3, 18.

[40] Sermon 67 sur le Cantique des cantiques, p.695-696.

[41] Commentaire, « Prologue », ch.2, §17, p. 103. Origène s’inspire ici du Banquet de Platon.

[42] Il s’agit là d’un point capital de leur doctrine. Il est intéressant de noter que c’est en grande partie dans le cadre du commentaire du Cantique des cantiques que cette théologie de l’image sera développée. Malheureusement pour nous, les Pères s’attachent surtout à expliquer Gn 1, 26 (« Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance » »), et non Gn 1, 27 (« Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa »).

[43] Voir le chapitre 3.

[44] Cette lecture analogique suppose de ne plus voir dans la symétrie exprimée par l’écho « tu es belle »/ « tu es beau » la correspondance de l’image restaurée à son archétype. Le constat réciproque de la beauté de l’autre exprimerait la restauration de l’image de Dieu en l’homme, mais considérée du point de vue du couple humain : à la dissemblance entre l’homme et la femme, signe de la division introduite par le péché dans le couple, répond la ressemblance, signe de la communion rétablie par la grâce.

[45] Ct 5, 6.

[46] 12ème homélie, p. 246.

[47] Ct 2, 9 ; 7, 4.

[48] Gn 2, 22-23.

[49] Dans le second récit de la création Dieu façonne Eve à partir de la côte d’Adam (Gn 2, 22).

[50] En s’unissant à Eve, Adam engendre Seth qui est « à sa ressemblance, comme à son image » (Gn, 5, 3).

[51] Didyme l’aveugle, Sur la Genèse I, Paris, Cerf, « Sources Chrétiennes », 1976. p. 62, 13 - 64, 24.

[52] Note de la Bible de Jérusalem, 1975.

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