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Affronter l’enfer pour s’en prémunir

Henri Delalande

CATÉCHÈSE

Nous ferons figurer dans cette rubrique des articles généraux sur certains points de la foi qui posent aujourd’hui problème. Il ne s’agit pas d’une recherche de première main, mais d’un parcours argumenté, qui peut aider ceux qui ont charge d’enseigner la doctrine chrétienne.

Il peut sembler étrange d’écrire un article sur un sujet aussi terrifiant et aussi peu consensuel que l’enfer. Mais quand on essaie de réfléchir à ce que nous enseigne l’Église, on arrive nécessairement à des sujets dérangeants : ou bien, nous faisons le choix de ne pas trop nous y attarder (quitte à en faire un sujet-tabou), ou alors, nous regardons le problème en face et nous allons creuser là où ça fait mal, pour en avoir le cœur net. L’enfer fait partie de ces sujets épineux qui peuvent faire vaciller notre foi. Charles Péguy, qui a eu lui-même du mal à accepter la réalité de l’enfer, écrit, avant sa conversion, « (qu’) un très grand nombre de jeunes gens sérieux ont renoncé à la foi catholique […] parce qu’ils n’admettaient pas l’existence ou le maintien de l’enfer [1] ». Il faut d’ailleurs reconnaître que, même dans l’Église d’aujourd’hui, il est rare d’en entendre parler. Il semble parfois que, seuls, quelques artistes des siècles passés témoignent encore de son existence par leurs œuvres qui ornent nos églises et nos musées.

Dans une première partie, on essaiera de comprendre ce qu’est l’enfer d’après l’enseignement de l’Église, et, dans une seconde, on envisagera la manière de vivre avec cette conscience accrue de l’existence de l’enfer, afin de nous en prémunir. En effet, le dogme n’est pas fait pour meubler nos connaissances mais pour avoir des conséquences très concrètes dans nos vies.

1. Qu’est-ce que l’enfer ?

a. Un état d’auto-exclusion

Avant de parler plus en détails de l’enfer, il est nécessaire de remettre les choses dans leur contexte et de rappeler quel est le but de la création de l’homme par Dieu, à savoir la communion d’amour avec lui. Cela nous est rappelé au début du Catéchisme de l’Église Catholique :

Le désir de Dieu est inscrit dans le cœur de l’homme, car l’homme est créé par Dieu et pour Dieu ; Dieu ne cesse d’attirer l’homme vers Lui, et ce n’est qu’en Dieu que l’homme trouvera la vérité et le bonheur qu’il ne cesse de chercher [2].

Cependant Dieu a créé l’homme doué d’une liberté et Dieu attend de l’homme qu’il use de cette liberté pour choisir ce pourquoi il a été créé. L’homme a donc le choix entre la communion avec Dieu, ce qui conduit à la vie, ou le refus de Dieu, ce qui conduit à la mort. Ce choix est clairement décrit dans le livre du Deutéronome :

Je mets devant toi la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie, pour que vous viviez, toi et ta descendance, en aimant le Seigneur ton Dieu, en écoutant sa voix, en vous attachant à lui. (Dt 30, 19-20)

Ainsi l’homme a le pouvoir de refuser Dieu et donc de refuser ce pourquoi il a été créé, malgré l’absurdité totale d’un tel choix ! Et c’est ce choix qu’on appelle enfer :

C’est cet état d’auto-exclusion définitive de la communion avec Dieu et avec les bienheureux qu’on désigne par le mot « enfer » [3].

Cette perspective est terrible mais il faut redire que le fait qu’il y ait des hommes en enfer ne vient nullement de la volonté de Dieu, mais uniquement de celle des hommes : « Dieu ne prédestine personne à aller en enfer [4] ». Le désir de Dieu est clairement que tous soient sauvés, comme le dit saint Paul : « il [Dieu] veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la pleine connaissance de la vérité » (1 Tm 2, 4).

Cette conception de l’enfer comme une auto-exclusion nous est confirmée par les saints comme par exemple saint Bernard de Clairvaux : « Sa miséricorde est proposée à l’usage commun, elle est offerte à tous, et nul n’en est exclu sinon celui qui la refuse [5] » ou encore saint Augustin : « Tu ne veux pas être sauvé par Lui ? Alors tu seras jugé par toi-même [6] ». Pourtant, Dieu aime les damnés, comme l’écrit le mystique oriental saint Isaac le Syrien (VIIe siècle) : « Il est absurde de penser que les pécheurs en enfer sont privés de l’amour de Dieu [7] » et c’est précisément cet amour de Dieu, qui reste présent malgré leur refus, qui est la cause de leur tourment. L’amour de Dieu agit différemment sur les âmes suivant leur état (enfer, purgatoire ou paradis) : « Dieu est immuablement Amour. Mais ce feu inextinguible de l’amour divin peut torturer les uns, purifier les autres et béatifier les troisièmes [8] ».

Enfin, on peut remarquer que le fait que l’enfer soit un état d’auto-exclusion et non le fruit d’une décision d’un dieu arbitraire doit changer notre rapport au Jugement. Cela confirme bien que le Jugement de Dieu est avant tout un motif de grande espérance comme le dit Benoît XVI : « l’image du Jugement final est, en premier lieu, non pas une image terrifiante, mais une image d’espérance [9] ». D’ailleurs, nous avons tous en nous une soif immense de justice. Toutes les épreuves et les souffrances, petites ou grandes, auxquelles nous devons faire face nous apparaissent en général profondément injustes. Eh bien ! La bonne nouvelle c’est qu’il y aura un Jugement et que le Juge sera infiniment bon et infiniment juste, ce sera Dieu en personne !

b. Le nombre et l’identité des damnés

Comme l’écrit le P. de Menthière, « l’Église a toujours refusé de statuer sur le nombre et l’identité des damnés [10] ». Si l’Église affirme clairement que certains hommes sont au paradis, en canonisant les saints, elle ne considère personne comme étant damné avec certitude. Comme le dit Jean-Paul II : « Il y a là un mystère impénétrable, entre la sainteté de Dieu et la conscience humaine. Le silence de l’Église est donc la seule attitude convenable [11] ». Concernant le nombre des damnés, on peut néanmoins constater certaines nuances de points de vue parmi ceux qui se sont exprimés à ce sujet. Saint Jean Chrysostome demandait aux chrétiens de Constantinople :

Combien y en a-t-il, suivant vous, dans votre ville qui obtiendront le salut ? […] Parmi tant de milliers d’hommes, il n’y a pas cent qui seront sauvés. Et encore je ne suis pas sûr de ce nombre. [12]

La Vierge de Fatima a déclaré que « beaucoup vont en enfer [13] ». Cependant, selon le vénéré frère Joseph de Saint-Benoît, religieux de l’abbaye de Montserrat décédé en 1723 : « le nombre des hommes sauvés est très grand, incalculable ; il dépasse celui des réprouvés [14] ». Enfin, Benoît XVI dans Spe Salvi a une vision équilibrée en affirmant que ni l’enfer ni le paradis juste après la mort « ne sont la normalité dans l’existence humaine [15] » et que la plupart des hommes devrait plutôt être en purgatoire.

Alors comment se retrouve-t-on en enfer ? Il faut pour cela une « aversion volontaire de Dieu (un péché mortel) et y persister jusqu’à la fin [16] ». Le péché mortel est donc mortel si l’on ne se repent pas ! Dieu est prêt à pardonner tous les péchés si l’homme se repent, car « il n’y a pas de limites à la miséricorde de Dieu [17] ». L’Évangile parle, il est vrai, d’un péché impardonnable, celui contre l’Esprit : « Si quelqu’un blasphème contre l’Esprit Saint, il n’aura jamais de pardon » (Mc 3, 29), mais, en réalité, il ne s’agit pas de dire du mal de l’Esprit Saint mais de lui fermer l’accès à notre cœur et, donc, de se fermer à la possibilité d’être sauvé, comme l’explique Jean-Paul II : « le blasphème ne consiste pas à proprement parler à offenser en paroles l’Esprit Saint, mais il consiste à refuser de recevoir l’Esprit Saint [18] ». Le curé d’Ars va même jusqu’à dire que « jamais personne n’a été damné pour avoir fait trop de mal [19] ». Péguy exprime ainsi l’enfermement des âmes qui se damnent : « [Les honnêtes gens] ne présentent point cette entrée à la grâce, qui est essentiellement le péché. […] Parce qu’ils ne manquent de rien, on ne leur apporte pas ce qui est tout. […] Celui qui n’est pas tombé ne sera jamais ramassé. [20] » Pour être sauvé, il ne s’agit donc pas de faire un parcours sans faute lors de notre vie terrestre, il s’agit de se présenter face à Dieu avec un cœur humble qui reconnait sa faiblesse et qui sollicite et accepte le pardon de Dieu.

c. Le sort de Judas

Le sort de Judas fait débat. Enfant, Bernanos faisait dire des messes pour lui, espérant sans doute qu’il soit sauvé. Les paroles du Christ à son égard, lors de la Cène, sont, en tout cas, très dures : « Malheureux celui par qui le Fils de l’homme est livré ! Il vaudrait mieux pour lui qu’il ne soit pas né, cet homme-là ! » (Mt 26, 24). D’après le P. Bot, cela signifie clairement que Judas s’est damné :

Un tel jugement n’est vrai que pour les damnés : ceux-ci voudraient plutôt être anéantis que de souffrir un enfer sans fin. Ils savent que Dieu les maintient dans l’existence parce que celle-ci est bonne par nature, et que, pour les autres, pour le monde, pour le dessein éternel de Dieu, il a mieux valu qu’ils soient nés. [21]

Cependant, selon Jean-Paul II, « même si le Christ dit à propos de Judas qui vient de le trahir “Il vaudrait mieux que cet homme-là ne soit pas né ! ”, cette phrase ne doit pas être comprise comme la damnation pour l’éternité [22] » Dans son livre Osons reparler de l’enfer, le P. Bot explique que cette affirmation du saint Pape apparaît dans un texte qui « n’est pas un acte de son magistère [23] » et qu’il est donc possible d’avoir un avis différent sans se soustraire à l’enseignement de l’Église. Benoît XVI évoque cette question lors d’une audience générale, en déclarant, au sujet du suicide de Judas, que « ce n’est pas à nous qu’il revient de juger son geste, en nous substituant à Dieu infiniment miséricordieux et juste [24] ». Cependant, saint François de Sales dans le Traité de l’Amour de Dieu écrit clairement que Judas s’est perdu : « l’excellent et très charitable saint François de Sales, docteur de l’Église, parle de Judas qui ayant reçu l’amour de Dieu le perdit, et en le perdant se perdit éternellement lui-même [25] »

Outre le débat sur sa damnation, la personnalité de Judas nous permet de tirer un enseignement précieux sur la différence entre remords et repentir. Regardons l’enchaînement des événements à partir de la prise de conscience de Judas : « Alors, en voyant que Jésus était condamné, Judas, qui l’avait livré, fut pris de remords ; il rendit les trente pièces d’argent aux grands prêtres et aux anciens. Il leur dit : “ J’ai péché en livrant à la mort un innocent.” Ils répliquèrent : “ Que nous importe ? Cela te regarde ! ” Jetant alors les pièces d’argent dans le Temple, il se retira et alla se pendre. » (Mt 27, 3-5). Comme l’écrit encore le P. Bot : « le remords n’est pas le repentir. Il est tourné seulement sur le passé, alors que le repentir ouvre un avenir. Il est fermé sur l’image que l’on se fait de soi, alors que le repentir est un élan vers l’autre d’où peut venir le salut. [26] » L’itinéraire de Judas peut être mis en parallèle avec celui de Pierre. Lui aussi va reconnaître son péché après son reniement, mais il va se repentir et accepter de se laisser relever par Jésus plutôt que de se renfermer dans un remords mortifère. C’est l’amour-propre ou l’orgueil qui va empêcher de passer du remords au repentir. Comme il est écrit dans le Dialogue de sainte Catherine de Sienne : « l’amour-propre, qui détruit la charité et l’amour du prochain, est le principe et le fondement de tout mal. Tous les scandales, haines, cruautés, désordres de tous genres proviennent de cette racine mauvaise. [27] »

d. L’espérance pour tous

Le concept d’« espérance pour tous » a été développé par le cardinal Urs von Balthasar [28], notamment dans son livre Espérer pour tous, écrit à la fin de sa vie. Il s’agit d’espérer que tous les hommes seront sauvés et qu’aucun n’ira en enfer. L’enfer est alors une possibilité réelle mais on ne peut être certain qu’il y ait réellement des hommes en enfer. Les paroles de Jésus sur le « feu éternel » (Mt 25, 41) doivent être comprises comme des avertissements pour notre vie d’aujourd’hui et non des certitudes sur ce qui adviendra. Ainsi, la scène du jugement de l’évangile de saint Matthieu (ch. 25) ne doit pas être lue, comme l’écrit le théologien jésuite Karl Rahner, « comme un reportage anticipé de ce qui sera un jour, mais comme le dévoilement de la situation véritable où l’homme interpellé se trouve actuellement [29] ». Pour appuyer sa thèse, Urs von Balthasar fait référence à l’épisode où Dieu épargne Ninive, alors qu’il avait annoncé sa destruction : « Mais pourquoi les paroles de Dieu ne seraient-elles pas de pures et simples menaces ? N’a-t-il pas prédit sans restriction la ruine de Ninive, avant que la conversion des Ninivites le fasse revenir sur sa décision ? [30] ». À cet argument on peut opposer celui de saint Jean Chrysostome qui évoque le sort réservé à Sodome et Gomorrhe pour convaincre les éventuels incrédules sur la réalité d’un enfer peuplé : « Que celui qui ne croit pas à l’enfer médite sur Sodome, réfléchisse sur Gomorrhe […]. Croyez-vous donc qu’il soit facile de supporter vos paroles qui soutiennent qu’il n’y a pas d’enfer ; qu’il n’y a, de la part de Dieu, qu’une simple menace ? [31] ».

Dans son raisonnement, le théologien suisse fait aussi référence à la théorie de l’apocatastase qui affirme qu’à la fin des temps, toutes choses seront restaurées en Dieu en leur état d’origine et qui, par conséquent, nie l’existence d’un enfer éternel, car « le Christ ramènera toute la création au Père. [32] » La formulation de cette théorie est attribuée à Origène (IIIe siècle). Il y a débat sur le fait qu’il l’ait formulée sous forme d’hypothèse ou d’affirmation [33]. En revanche, il semble y avoir consensus sur le fait que l’apocatastase ait été affirmée par saint Grégoire de Nysse (IVe siècle) [34]. On peut notamment citer son interprétation de la parabole de la brebis perdue : « la brebis perdue que le Christ ramène aux quatre-vingt-dix-neuf autres (les anges), c’est l’humanité dans son ensemble. [35] » L’apocatastase a été condamnée dès le VIe siècle lors du synode de Constantinople en 543, dans le cadre des anathèmes contre Origène : « Si quelqu’un dit ou pense que le châtiment des démons et des impies est temporaire, et qu’il prendra fin après un certain temps, ou bien qu’il y aura restauration des démons et des impies, qu’il soit anathème [36] ». L’apocatastase a pu être justifiée par le fait que le Christ en descendant aux enfers aurait en réalité vidé l’enfer. C’est pourquoi le Catéchisme de l’Église Catholique précise, contre la théorie de l’apocatastase, que « Jésus n’est pas descendu aux enfers pour y délivrer les damnés ni pour détruire l’enfer de la damnation, mais pour libérer les justes qui l’avaient précédé [37] ».

En ce qui le concerne, le cardinal Urs von Balthasar écrit clairement ne pas soutenir l’apocatastase [38] et se limite à dire qu’on ne peut pas savoir si l’enfer est vide ou peuplé. L’argument principal qu’il utilise est de montrer que, s’il y a beaucoup de passages de la Bible qui évoquent un enfer éternel, il y a aussi de nombreux passages qui parlent du salut de tous et « le poids des textes parlant d’un salut universel est tel qu’on ne saurait les éliminer [39] ». Et pour Balthasar, ce n’est pas à nous de trancher. Il cite Adrienne von Speyr, la mystique qui l’a beaucoup influencé : « La vérité ne se réduit pas à une alternative : ou il y a des gens en enfer, ou il n’y a personne. Les deux affirmations sont des expressions partielles de la vérité totale. […] On n’atteint pas à la vérité en n’en montrant qu’une partie pour recouvrir l’autre [40] ». Autrement dit, le cardinal Urs von Balthasar admet une « incapacité du discours théologique à déterminer qui est damné ou s’il y a des damnés [41] ». Cependant, pour le P. Bot, ce statu quo est contraire à l’Évangile et à la Tradition : « l’existence de l’enfer peuplé de démons et de damnés est […] un dogme parfaitement énoncé dans la Sainte Écriture et unanimement enseigné par la Sainte Tradition. Il n’y a pas lieu de voir la moindre contradiction entre ce dogme et les nombreux versets de la Bible qui parlent du salut offert à tous les hommes ou de la récapitulation finale dans le Christ. […] Le plan de Dieu ne connaît qu’une prédestination pour les êtres libres : le bonheur éternel. Mais ce plan est disposé de telle manière qu’il inclut, depuis l’origine, le respect de la liberté créée et le risque de sa perdition. » Dans son encyclique Spe Salvi, Benoît XVI, tout en restant très prudent sur la question de l’enfer, écrit que « certains personnages de notre histoire laissent entrevoir de façon effroyable des profils [42] » de personnes « en qui tout est devenu mensonge […] qui ont vécu pour la haine et qui en elles-mêmes ont piétiné l’amour [43] ». Il penche donc vers un enfer peuplé.

Un autre argument contre l’existence de l’enfer est que la joie des bienheureux ne pourra pas être parfaite s’il y a des hommes en enfer. Le cardinal Urs von Balthasar cite notamment Thérèse d’Avila : « la vue d’une âme condamnée pour l’éternité au supplice des supplices, qui pourrait donc la souffrir ? [44] » Cependant, notre auteur fait remarquer que « si un seul damné semble mettre en échec la miséricorde de Dieu, forcer son consentement par un miracle, ou anéantir sa personne serait tout autant un échec pour la miséricorde. [45] » Dans une de ses visions, sainte Angèle Foligno (XIIIe-XIVe siècles) va même jusqu’à déclarer : « je ne vois pas mieux la bonté de Dieu dans un saint ou dans tous les saints, que dans un damné ou dans tous les damnés. [46] » Ainsi, le traitement réservé aux damnés étant parfaitement juste, parfaitement respectueux de leur liberté, du choix définitif qu’ils ont faits, nous devons considérer que les habitants du Ciel sont parfaitement heureux même en connaissant l’existence des damnés et cela, sans « aucune satisfaction de voir souffrir, sans aucun sadisme [47] ». Au-delà de la question de l’enfer, la question du mal restera toujours mystérieuse. Selon le Catéchisme de l’Église catholique, « La permission divine de l’activité diabolique est un grand mystère, mais “nous savons que Dieu fait tout concourir au bien de ceux qui l’aiment” (Rm 8, 28) [48] ».

La position du cardinal Urs von Balthasar est séduisante, car elle insiste sur le fait que l’enfer est un mystère sans pour autant nier le risque d’aller en enfer pour chacun de nous : « Il est impensable que tout chrétien ne soit pas placé avec une extrême gravité devant la possibilité de se perdre. [49] » Cependant, la lecture la plus naturelle de l’Évangile reste la foi en un enfer peuplé, car Jésus en parle de façon très claire : « Allez-vous-en loin de moi, vous les maudits, dans le feu éternel préparé pour le diable et ses anges […]. Ils s’en iront, ceux-ci au châtiment éternel, et les justes, à la vie éternelle » (Mt 25, 41 et 46). Comme l’enfer n’est pas un lieu mais un état, (que serait un lieu pour des âmes séparées ?), la révélation d’un état qui n’est l’état de personne n’a aucun sens. Il est vrai qu’un enfer peuplé met en échec la volonté de Dieu car il désire sauver tous les hommes ; mais cette même volonté de Dieu est aussi mise en échec à chaque fois qu’un péché est commis. Or, l’Histoire, ainsi que notre expérience, nous montrent, malheureusement, qu’un grand nombre de péchés ont été commis et sont commis chaque jour. Cependant, le scandale du mal et de l’enfer de doit pas nous décourager. Au contraire, nous devons nous convertir et prier avec ardeur pour que le moins possible de personnes ne se retrouvent en enfer, y compris nous-mêmes. Espérer pour tous devrait signifier espérer pour tous les hommes « encore vivants aujourd’hui et demain jusqu’à la fin des temps [50] » !

Enfin, il faut rappeler qu’il est risqué de s’écarter ne serait-ce qu’un peu de l’enseignement de l’Église. Le P. de Menthière explique au sujet du Purgatoire « qu’il ne faut pas croire que l’oubli d’un dogme de foi puisse aller sans dommage pour la totalité de la foi [51] ». N’est-ce pas pareil pour l’enfer ? La révélation chrétienne est un tout d’une grande cohérence et toute amputation la rend bancale. On raconte que saint Thomas d’Aquin pleurait à chaque fois que revenait à l’office ce verset de psaume : « les hommes ont diminué les vérités [52] ». Quoique ce ne soit pas le projet initial du cardinal Urs von Balthasar, son enfer hypothétique ouvre la porte à un glissement vers la foi en un enfer vide. Si l’enfer est vide et si « on ira tous au paradis », alors à quoi cela sert-il de se convertir ? Dieu n’attendrait plus de réponse libre de la part de l’homme et il nous enverrait directement au paradis sans nous demander notre avis ? Ainsi, le projet d’amour fou entre Dieu et les hommes tombe à l’eau ? Non, Dieu nous prend au sérieux et respecte notre liberté. Comme le dit saint Augustin : « Dieu nous a créés sans nous, il ne nous sauvera pas sans nous [53] ».

2. Comment affronter l’enfer pour s’en prémunir ?

a. Méditer sur l’enfer

La méditation sur l’enfer est un exercice qui peut paraître désuet mais qui est recommandé par plusieurs grands maîtres spirituels. Cela permet de prendre conscience de notre misère et de ce vers quoi nous fait glisser la pente savonneuse de notre péché. C’est comme si nous cherchions à nous réveiller de l’anesthésie générale qui nous empêche de voir la réalité du mal dans laquelle nous avons tendance à nous complaire. L’objectif est de sortir de cet exercice avec une grande humilité, avec la ferme résolution de nous convertir pour ne plus faire le mal et comprendre que seul Dieu peut nous sauver de notre état pour ensuite nous abandonner entièrement à Lui.

L’Imitation de Jésus-Christ fait partie de ces ouvrages qui méditent sur les peines de l’enfer. Ces peines sont directement liées aux péchés commis : « l’homme sera puni plus rigoureusement dans les choses où il a le plus péché. Là, les paresseux seront percés par des aiguillons ardents, et les intempérants tourmentés par une faim et une soif extrêmes. [54] » La première semaine des Exercices spirituels de saint Ignace se termine par une méditation sur l’enfer. Le but est de « demander de sentir intérieurement la peine qu’endurent les damnés, afin que, si j’en venais à oublier l’amour du Seigneur Éternel à cause de mes fautes, du moins la crainte des peines m’aide à ne pas tomber dans le péché [55] ». L’exercice se termine par une action de grâce pour la compassion et la miséricorde que le Christ a eue pour moi tout au long de ma vie. Enfin on peut aussi citer l’Introduction à la Vie Dévote de saint François de Sales qui propose une méditation similaire détaillant les peines atroces que subissent les damnés et qui se termine par cette résolution : « confessez que vous l’avez mérité, mais combien de fois ! Or, désormais je veux prendre parti au chemin contraire ; pourquoi descendrais-je en cet abîme ? [56] ». Finalement, cette prise de conscience de l’enfer a pour but de susciter en nous une réaction forte, comme un électrochoc. Comme l’écrit le Catéchisme de l’Église Catholique, il y a là un « appel à la responsabilité avec laquelle l’homme doit user de sa liberté en vue de son destin éternel [57] » et un « appel pressant à la conversion [58] ».

Parmi les écrits sur l’enfer, on compte plusieurs récits de visions dont ont été gratifiées certaines personnes, comme les enfants de Fatima, sainte Françoise Romaine ou encore sainte Thérèse d’Avila. Cette dernière décrit de manière détaillée son expérience et les fruits qu’elle en a retirés. Il est intéressant de voir qu’on retrouve les mêmes étapes que celles décrites ci-dessus (prise de conscience de sa misère, décision de conversion, abandon à Dieu qui seul nous peut nous sauver) : « Je compris que Dieu voulait me faire voir la place que les démons m’y avaient préparée, et que j’avais méritée par mes péchés. […] Cette vision est à mes yeux une des plus grandes grâces que Dieu m’ait faites ; elle a contribué admirablement à m’enlever la crainte des tribulations et des contradictions de cette vie ; elle m’a donné du courage pour les souffrir ; enfin, elle a mis dans mon cœur la plus vive reconnaissance envers ce Dieu qui m’a délivrée […]. Pour arracher une âme à de si horribles supplices, je le sens, je serais prête à immoler mille fois ma vie. [59] » La méditation de l’enfer nous fait prendre conscience d’une manière forte de la signification du nom de Jésus : Dieu Sauve ! Même la grande sainte que fut Thérèse d’Avila a vu l’abîme de sa misère et a réalisé combien notre âme ne peut se reposer que sur Dieu seul pour être sauvée. Comme le dit le P. Bot, « tout itinéraire de sainteté comporte une sorte de descente aux enfers [60] ».

Dans son livre Espérer pour tous, le cardinal Urs von Balthasar écrit ceci : « à mon sens, la plus infime arrière-pensée d’un enfer définitif pour d’autres induit la tentation, quand la vie commune avec d’autres hommes devient particulièrement dure, de les abandonner à leur sort. [61] » Ainsi la foi en un enfer peuplé diminuerait la charité envers les autres, alors que les exemples vus plus haut témoignent plutôt que, au contraire, cela accroît l’humilité ainsi que la charité, comme le montre le zèle renforcé de Thérèse d’Avila pour sauver les âmes après sa vision de l’enfer. L’argument avancé par Urs von Balthasar ne semble donc pas correspondre à l’expérience des saints. Si nous aimons réellement Dieu, alors, nous aimons aussi notre prochain et il n’est pas possible que nous nous résignions à sa damnation.

b. Passer de la peur à la confiance

Il est probable qu’une des raisons qui explique qu’on ose moins parler de l’enfer aujourd’hui, dans l’Église, est qu’on se rend compte, à juste titre, que cela peut entraîner une vision déformée de Dieu qui serait là pour nous punir plus que pour nous sauver. Il est difficile, voire impossible, d’aimer un tel Dieu. On le voit aussi dans nos relations humaines, on ne peut aimer si l’on a peur de quelqu’un, la confiance est nécessaire pour aimer. Saint Paul nous exhorte à travailler à notre salut « avec crainte et profond respect » (Ph 2, 12) mais, comme l’explique le cardinal Urs von Balthasar, il s’agit « de profond respect et aucunement d’angoisse [62] ». Il faut sans doute distinguer deux peurs : notre peur de Dieu et notre peur de nous-mêmes. L’enfer étant un « état d’auto-exclusion [63] », notre peur d’aller en enfer est nécessairement une peur de nous-mêmes et non pas une peur de Dieu. Plutôt que de susciter de la peur vis-à-vis de Dieu, la conscience de l’enfer devrait nous conduire à tourner notre regard et tout notre être vers lui, à nous précipiter dans ses bras avec un cœur brisé par le repentir, car lui seul peut nous sauver de cet abîme vers lequel nous entraîne le péché. Si nous ne nous laissons pas faire par Dieu, nous sommes comme un patient gravement malade qui refuse d’être soigné alors que le médecin ne demande qu’à intervenir : « Le Seigneur rachètera ses serviteurs, pas de châtiment pour qui trouve en lui son refuge » (Ps 33). La peur de Dieu n’est qu’un pis-aller qui peut déformer profondément notre rapport à Dieu. Ce que Dieu propose à l’homme, c’est un amour fou d’une douceur inouïe, comme il l’annonçait déjà à Israël : « tu comptes beaucoup à mes yeux, tu as du prix et je t’aime » (Is 43,4). La seule peur que nous devons avoir, c’est de ne pas être capable d’accueillir cet amour, c’est que les portes de notre cœur soient tellement verrouillées et imperméables à cause de notre orgueil que l’Esprit Saint ne puisse pas passer. Comme le dit Péguy : « sur une âme habituée, la grâce ne peut rien, elle glisse sur elle comme l’eau sur un tissu huileux [64] ».

Mais cet amour sans crainte de Dieu peut paraître utopique. Dieu est si grand, nous sommes si petits. La relation semble trop déséquilibrée pour que nous aimions Dieu sans craindre de ne pas être à la hauteur et d’être finalement réprouvés. Cependant quand l’amour grandit la crainte disparaît, comme en témoigne saint Jean : « Il n’y a pas de crainte dans l’amour, l’amour parfait bannit la crainte ; car la crainte implique un châtiment, et celui qui reste dans la crainte n’a pas atteint la perfection de l’amour » (1 Jn 4, 18). On peut aussi citer à nouveau Thérèse d’Avila et son livre le Château intérieur, dans lequel elle décrit sept demeures qui sont des étapes successives vers la perfection de l’âme. Dans la partie consacrée à la quatrième demeure, l’âme quitte la peur pour entrer dans la confiance : « [L’âme] n’est plus oppressée par la frayeur de l’enfer, car tout en ayant un plus grand désir de ne point offenser Dieu (ici, elle perd sa peur servile), elle a grande confiance de jouir de lui un jour [65] ». Enfin, on peut citer sainte Marie-Madeleine Postel qui disait « ne faites rien par crainte, faites tout par amour [66] » ou sainte Thérèse de Lisieux dans son poème Vivre d’Amour : « Vivre d’Amour, c’est bannir toute crainte, tout souvenir des fautes du passé. De mes péchés, je ne vois nulle empreinte, en un instant l’amour a tout brûlé [67] ».

c. L’amour sans récompense

L’enfer est le témoin que Dieu nous aime sans rien attendre en retour, puisqu’il aime et laisse libres ceux qui se refusent à lui. Comme nous allons le voir, l’amour des saints imite l’amour de Dieu : ils ont aimé sans attendre aucune récompense en allant parfois jusqu’à se dire prêts à renoncer au Ciel. Saint François de Sales en fait partie. Autour de l’âge de vingt ans, il vécut une grave crise spirituelle à cause de la question de la prédestination et de son propre salut. Cette crise arriva alors qu’il était étudiant à Paris, en proie à « des tentations violentes contre la chasteté qu’auraient provoquées en lui l’exemple dissolu de ses compagnons d’étude [68] », et elle fut déclenchée par sa lecture « de la pensée de saint Augustin et de saint Thomas qui insistent, en la question mystérieuse de la prédestination, sur la prescience et le libre choix de Dieu [69] ». La possibilité de faire partie des damnés lui causa alors une grande angoisse. Cette crise dura plusieurs semaines et fut d’une telle violence que, selon ce qu’a rapporté sainte Jeanne de Chantal, « il perdit quasi tout le manger et le dormir, et devint tout maigre et jaune comme de cire [70] ». Un jour devant la sainte Vierge, il pria ainsi : « Seigneur […] s’il ne m’est pas donné de vous aimer dans la vie éternelle, au moins je vous aimerai ici, ô mon Dieu, et j’espérerai toujours en votre miséricorde [71] ». Après qu’il eût prononcé ces paroles, il lui sembla « que son mal était tombé sur ses pieds comme des écailles de lèpre [72] ». En réalité, le chemin de délivrance de ces angoisses prendra plusieurs années. Finalement, celui que l’on nomme « le Docteur de l’Amour divin et de la douceur évangélique », résoudra cette question en affirmant que tout homme peut être sauvé par Dieu, s’il le veut : « La position de saint Augustin et de saint Thomas (du moins telle que la présentaient certains thomistes […], lui paraissait ne pas maintenir dans toute sa magnificence la volonté éternelle de Dieu de sauver tous les hommes et la possibilité pour chacun d’atteindre à la vie éternelle. Il lui fallait donc se séparer sur ce point capital de ses deux auteurs préférés [73] ».

D’autres saints ont affirmé accepter l’enfer par charité, comme saint Paul allant jusqu’à souhaiter « être séparé du Christ au profit de ceux qui lui tiennent tant à cœur [74] » : « Moi-même, pour les Juifs, mes frères de race, je souhaiterais être anathème, séparé du Christ » (Rm 9,3) ou encore, sainte Marie-Madeleine de Pazzi (1566-1607), carmélite italienne, qui se déclarait « prête à offrir sa vie mille fois par jour et à renoncer au Ciel, si cela pouvait sauver ne fût-ce qu’une seule âme [75] ». D’autres étaient tellement brûlés du feu de l’Amour qu’ils auraient continué à aimer, même si le Ciel et l’enfer n’existaient pas, ainsi le curé d’Ars : « Si, à ma mort, je m’aperçois que Dieu n’existe pas, je serai bien attrapé, mais je ne regretterai pas d’avoir passé ma vie à croire à l’amour » ou saint François-Xavier : « ce qui me pousse, mon Dieu, à t’aimer, ce n’est pas le ciel que tu m’as promis. Et ce n’est pas l’enfer tant redouté qui me retient de t’offenser […]. Ce qui me pousse […] c’est ton amour. Et tellement que, n’y eut-il point de ciel, je t’aimerais. N’y eut-il point d’enfer, je te craindrais. [76] »

Ce pur amour imite finalement parfaitement celui du Christ qui va jusqu’à mourir sur la Croix et descendre aux enfers pour nous sauver gratuitement sans être certain que nous l’aimerons en retour. Les saints, cités ci-dessus, étaient imprégnés de l’Amour de Dieu au point d’être prêts à aimer en acceptant, même, de renoncer aux délices du Ciel. Ces affirmations sont paradoxales, car il y a une contradiction entre le fait d’aimer Dieu, d’une part, et d’être damné, d’autre part, mais elles nous rappellent à quel point le véritable Amour n’attend pas de récompense. Nous sommes parfois tentés d’aimer Dieu uniquement pour qu’il nous aide dans notre vie, qu’il nous protège des maladies ou qu’il nous apporte le succès dans nos projets. Mais notre amour doit être purifié pour que notre seul désir soit d’aimer Dieu pour lui-même et par conséquent de faire la volonté de Dieu plutôt que la nôtre. On peut prendre exemple sur saint Ignace qui, dans ses Exercices Spirituels, désire abandonner à Dieu sa liberté, sa mémoire, son intelligence, sa volonté et ce qu’il possède pour ne finalement demander à Dieu que la grâce de l’aimer [77]. On retrouve le même désintéressement dans l’Acte d’Amour du curé d’Ars : « Je vous aime, ô mon Dieu, et je ne désire le ciel que pour avoir le bonheur de vous aimer parfaitement. Je vous aime, ô mon Dieu, et je n’appréhende l’enfer que parce qu’on y aura jamais la douce consolation de vous aimer [78] ».

d. La prédication sur l’enfer

Avant de détailler les bienfaits de la prédication sur l’enfer, il faut d’abord reconnaître quelques erreurs passées. En effet, comme le rappelle le P. Bot, on peut regretter que certaines périodes de l’histoire aient été marquées par une « pastorale de la peur [79] » qui cherche à effrayer pour convertir et « ne [recule] devant rien pour terroriser le bon peuple en pensant l’amener ainsi à choisir le chemin du salut [80] », quitte à faire de Dieu un être impitoyable et insensible. Il évoque aussi « l’idée d’une double prédestination [81], l’usage terroriste de l’enfer dans la prédication courante jusqu’au début du XXe siècle, l’image d’un Dieu vengeur punissant la majorité des hommes en les envoyant en enfer [82] ». Dans son encyclique Spe Salvi, Benoît XVI regrette que, dans le développement de l’iconographie, on a parfois « donné toujours plus d’importance à l’aspect menaçant et lugubre du Jugement, qui, évidemment, fascinait les artistes plus que la splendeur de l’espérance [83] ».

Jean-Paul II met le doigt sur une autre erreur du passé qui est d’avoir une vision trop individualiste de l’eschatologie :

Il est vrai que, dans la tradition catéchétique et kérygmatique de l’Église, la place dominante revenait encore récemment à une eschatologie qu’on pourrait qualifier d’individualiste [...] En revanche, l’enseignement du Concile [Vatican II] pourrait être considéré comme une eschatologie de l’Église et du monde. [84]

Ainsi l’homme ne doit pas rester enfermé dans sa propre existence, en se souciant uniquement de savoir s’il va aller au paradis, au purgatoire ou en enfer mais il doit s’ouvrir à la question du salut du monde entier par l’Église. Benoît XVI développe aussi cette idée et constate qu’à l’époque moderne il est reproché à l’espérance chrétienne d’être un « pur individualisme, qui aurait abandonné le monde à sa misère et qui se serait réfugié dans un salut éternel uniquement privé ».

Et il poursuit ainsi :

En tant que chrétiens nous ne devrions jamais nous demander seulement : comment puis-je me sauver moi-même ? Nous devrions aussi nous demander : que puis-je faire pour que les autres soient sauvés et que surgisse aussi pour les autres l’étoile de l’espérance ? Alors j’aurai fait le maximum pour mon salut personnel. [85]

Cependant, quand la prédication sur le Jugement, en général, et sur l’enfer, en particulier, prend en compte les avertissements ci-dessus en ne déformant pas Dieu et en ne nous enfermant pas dans l’individualisme, alors, elle est source de nombreux bienfaits et relève même d’un devoir, comme l’exprime ainsi Pie XII :

La prédication des premières vérités de la foi et des fins dernières […] est devenue plus que jamais nécessaire et urgente, même la prédication sur l’Enfer. […] Quant à la substance de cette vérité, l’Église a devant Dieu, et devant les hommes, le devoir sacré de l’annoncer […]. Il est vrai que le désir du Ciel est un motif en soi plus parfait que la crainte des peines éternelles ; mais il ne s’ensuit pas que ce soit pour tous les hommes le motif le plus efficace, pour les retenir éloignés du péché et pour les convertir [86].

Jésus lui-même parle souvent de l’enfer afin d’avertir ceux qui l’écoutent comme par exemple dans son explication de la parabole du semeur : « Le Fils de l’homme enverra ses anges, et ils enlèveront de son Royaume toutes les causes de chute et ceux qui font le mal ; ils les jetteront dans la fournaise : là, il y aura des pleurs et des grincements de dents. » (Mt 13, 41-42)

Dans le livre Entrez dans l’Espérance, le journaliste demande à Jean-Paul II : « Sainteté, le paradis, le purgatoire et l’enfer existent-ils encore ? Pourquoi tant de gens d’Église nous commentent-ils sans cesse l’actualité et ne disent-ils presque rien sur l’éternité, sur l’union définitive avec Dieu […] ? ». Dans sa réponse, Jean Paul II rappelle les bienfaits des prédications sur les fins dernières : « combien d’hommes se sont convertis et confessés grâce à ces sermons et à ces descriptions de l’au-delà ! […] [Ces prédications] touchaient l’homme dans l’intimité de son cœur, tourmentaient sa conscience, le mettaient à genoux, l’amenaient à la grille du confessionnal… et contribuaient ainsi puissamment à son salut [87] ».

Le fait de ne presque plus prêcher sur l’enfer conduit à oublier son existence et le danger qu’il représente. L’été dernier, lors d’une promenade dans le village de Saint-Saturnin en Auvergne, nous sommes tombés sur une « rue de l’enfer » qui, fort logiquement, était une impasse, comme l’indiquait le panneau au début de la rue. Si nous ne parlons jamais de l’enfer, alors, c’est comme si on retirait ce panneau qui avertit du risque que l’on prend en s’engageant sur cette voie ! Le moine trappiste et auteur spirituel, Thomas Merton (1915-1968), nous donne un témoignage émouvant sur les bienfaits d’un sermon sur l’enfer entendu au cours d’une mission :

J’éprouvais, en écoutant le sermon sur l’enfer, ce que les auteurs spirituels appellent de la « confusion » - non la confusion fiévreuse et émotive qui vient de la passion et de l’égoïsme , mais un sentiment de paisible affliction et de patiente peine à la pensée des terribles et effrayantes souffrances que je méritais, et qui, dans l’état où j’étais, m’étaient sûrement réservées ; cependant que l’importance même de ces peines me faisait comprendre tout spécialement l’immense mal qu’est le péché. Le résultat final fut que mon âme s’en trouva approfondie et consciente ; d’une spiritualité accrue, avec plus de foi, d’amour, de confiance en Dieu, qui seul pouvait me sauver de ces horreurs. Je n’en désirai qu’avec plus d’ardeur le baptême. [88]

e. Le combat spirituel et l’évangélisation

On pense parfois qu’ignorer ou nier l’enfer peut permettre de l’éloigner de soi. Or c’est une tactique bien connue de Satan de vouloir que l’on nie son existence pour qu’il puisse agir plus facilement. Comme le dit saint Ignace de Loyola, « [l’ennemi] se comporte […] comme un amoureux frivole, voulant rester caché et ne pas être découvert [89] ». Au contraire, le meilleur moyen de s’éloigner de l’enfer est de regarder la réalité en face pour pouvoir combattre le mal. Sinon, le jour où la tentation arrivera, nous nous laisserons surprendre et nous serons vaincus lamentablement sans même avoir pu opposer la moindre résistance. Les épîtres aux Hébreux et aux Éphésiens nous mettent en garde et nous exhortent à nous engager sérieusement dans ce combat : « Vous n’avez pas encore résisté jusqu’au sang dans votre lutte contre le péché » (He 12,4) et « revêtez l’équipement de combat donné par Dieu, afin de pouvoir tenir contre les manœuvres du diable » (Ep 6, 11). C’est de ce combat qu’est sorti victorieux le P. Jacques Hamel, comme en témoignent ses derniers mots prononcés avant d’être assassiné à l’été 2016 : « Va-t’en, Satan ! ». Même Thérèse de Lisieux (parfois qualifiée, à tort, de mièvre) nous parle de livrer bataille dans son poème Mes Armes : « De tout l’enfer je brave la fureur, […] Et dans tes bras, ô mon Époux Divin, en chantant je mourrai sur le champ de bataille les armes à la main ! [90] … ». De par notre baptême, nous avons le devoir de lutter de toutes nos forces contre le mal pour notre salut et le salut du monde. Comme le dit l’Épître à Diognète, « c’est par [les chrétiens] que le monde tient. […] Dieu les a placés à un poste si important qu’ils n’ont pas le droit de l’abandonner [91] ».

Ce combat est un combat, non seulement pour nous-mêmes, mais aussi, pour les autres. Le salut est un sport collectif, plutôt qu’individuel. De tous temps, les saints ont été pleins de zèle pour sauver les âmes et les « arracher à la damnation [92] ». Le P. Bot évoque notamment les « cris nocturnes de saint Dominique qui demandait au Seigneur avec insistance : « que vont devenir les pécheurs ? [93] » Sainte Thérèse de Lisieux se réfère au cri de Jésus sur la Croix : « Je voulais donner à boire à mon Bien-Aimé et je me sentais moi-même dévorée de la soif des âmes […] je brûlais du désir de les arracher aux flammes éternelles [94] ». Un moyen efficace de sauver des âmes (y compris la sienne) est l’évangélisation, qui est, rappelons-le, la « grâce et la vocation propre de l’Église [95] ». Certes, Dieu peut sauver des hommes qui sont hors de l’Église, mais l’Église n’en reste pas moins le moyen du salut. Comme le dit Jean-Paul II : « il est nécessaire de tenir ensemble ces deux vérités, à savoir la possibilité réelle du salut dans le Christ pour tous les hommes et la nécessité de l’Église pour le salut [96] ». Ainsi, pour sauver des âmes du risque de la perdition, il n’y a pas d’acte plus charitable que de leur annoncer l’Évangile. On devient alors un humble instrument de la Providence qui va permettre la rencontre avec le Christ : « Ouvre ta bouche, moi, je l’emplirai. » ( Ps 80)

Conclusion

Au terme de cet article, il faut reconnaitre que, malgré tous nos efforts pour mieux connaître et décrire l’enfer, il restera toujours un mystère qui nous dépasse. En effet, saint Cyrille de Jérusalem (IVe siècle) écrit que « quand il s’agit de Dieu, c’est […] une grande science que de reconnaître son ignorance [97] » et le Catéchisme de l’Église Catholique rappelle que « nos paroles humaines restent toujours en deçà du mystère de Dieu [98] ». Cependant nous aspirons à sans cesse mieux le connaître car nous sommes tous assoiffés d’une soif que lui seul peut étancher. Comme nous l’avons vu, l’existence de l’enfer nous fait comprendre de quel amour Dieu nous aime, un amour gratuit, infiniment respectueux de notre liberté. L’existence de l’enfer réveille en nous la conscience de notre péché et la nécessaire conversion pour nous en détacher. Enfin, l’existence de l’enfer nous fait désirer, à l’instar de Dieu, que tous les hommes soient sauvés et agir dans ce but. Loin de la refouler au fond de nous-mêmes, nous devrions, comme des générations de chrétiens avant nous, garder cette pensée de l’enfer à l’esprit car, comme le dit saint Jean Chrysostome, « on ne tombe pas dans l’enfer quand on a toujours la pensée de l’enfer. [99] »

Henri Delalande, né en 1985, marié, père de deux enfants, ingénieur dans l’industrie chimique et membre du mouvement Résurrection.

[1] Cité dans Jean-Marc Bot, L’enfer, affronter le désespoir, Éditions de l’Emmanuel, 2014, p. 54. Le P. Bot est prêtre du diocèse de Versailles. Nous utiliserons l’abréviation JMB pour faire référence à cet ouvrage que nous avons largement mis à contribution dans la rédaction de l’article.

[2] CEC n°27.

[3] CEC n°1033.

[4] CEC, n°1037.

[5] Bernard de Clairvaux, 1er sermon sur la Purification de la Vierge Marie.

[6] Cité dans Hans Urs von Balthasar, Espérer pour tous, Desclée de Brouwer, 1987, p. 106. Nous utiliserons l’abréviation UVB pour faire référence à cet ouvrage dans le reste de l’article.

[7] Cité dans JMB, p.95.

[8] Guillaume de Menthière. Quelle espérance d’être sauvé ? Petit traité de la Rédemption, Éditions Salvator 2009 p. 86. Le P. de Menthière est prêtre du Diocèse de Paris. Nous utiliserons l’abréviation GDM pour la suite de l’article.

[9] Benoît XVI, Encyclique Spe Salvi (2007), n°44.

[10] Jean-Paul II, Entrez dans l’Espérance (avec la collaboration du journaliste Vittorio Messori), Plon/Mame 1994, p. 272.

[11] GDM, p. 116.

[12] GDM, p.116.

[13] JMB, p.113.

[14] Cité par J-M. Bot, Osons reparler de l’enfer, Editions de l’Emmanuel, 2002, p. 142.

[15] Spe Salvi, n° 45.

[16] CEC, n°1037.

[17] CEC, n°1864.

[18] JMB, p. 82.

[19] JMB, p .89.

[20] Charles Péguy, Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, 1914.

[21] JMB, p.141-142.

[22] Jean-Paul II, Entrez dans l’Espérance, p. 272-273.

[23] Jean-Marc Bot, Osons reparler de l’enfer, Éditions de l’Emmanuel, 2002, p. 175.

[24] Audience générale du 18 octobre 2006.

[25] GDM, p. 122.

[26] JMB, p.144.

[27] Citation extraite du ch. 6 des Dialogues de sainte Catherine de Sienne.

[28] Hans Urs von Balthasar, prêtre suisse, ancien jésuite, fut créé cardinal par Jean-Paul II en 1988 (il mourut deux jours avant le consistoire), c’est une figure marquante e la théologie catholique du xxe siècle.

[29] Cité dans UVB, p.28.

[30] UVB, p.53-54.

[31] Saint Jean Chrysostome (fin IVe- début Ve siècles), Homélie sur la première lettre aux Thessaloniciens, cf. site Internet de l’Abbaye Saint-Benoît-de-Port-Valais : http://www.abbayesaintbenoît.ch/saints/chrysostome/thessaloniciens/1thes08.htm. Pour Urs von Balthasar, saint Jean Chrysostome est un deux grands prédicateurs de l’enfer avec saint Augustin. Il lui reproche de chauffer l’enfer pour ses auditeurs (cf. UVB, p.44 et 50).

[32] UVB, p.48.

[33] Les études sur Origène du cardinal de Lubac et d’Henri Crouzel, s.j. tendraient à démontrer qu’il n’est pas si sûr qu’Origène « ait enseigné le retour en grâce du diable et des damnés » (c’est la conclusion que tire Urs von Balthasar UVB, p. 49). Pour le P. Bot, la théorie de l’apocatastase a été émise par Origène « à titre d’hypothèse » uniquement (JMB, p.152).

[34] UVB, p. 48 et JMB, p. 152.

[35] UVB, p.39.

[36] DS (Denzinger-Schönmetzer) n°411. Pour le cardinal Urs von Balthasar, cette condamnation est en réalité « une cabale de l’empereur Justinien » contre Origène (UVB, p. 48).

[37] CEC, n°633.

[38] UVB, p.142.

[39] UVB, p. 29.

[40] UVB, p. 54.

[41] Expression tirée de l’article « La descente aux enfers dans l’œuvre du P. Urs von Balthasar », Jérôme Levie, Revue Résurrection n°117-118 (janvier-avril 2007).

[42] Spe Salvi, n° 45.

[43] Spe Salvi, n°45.

[44] UVB, p. 100.

[45] JMB, p. 129-130.

[46] JMB, p. 133.

[47] JMB, p. 129.

[48] CEC, n° 395.

[49] UVB, p. 76.

[50] JMB, p. 126.

[51] GDM, p. 81. L’oubli du Purgatoire a laissé la place à des croyances en la réincarnation pour expliquer comment l’homme se purifie pour rejoindre Dieu.

[52] GDM, p. 9.

[53] GDM, p. 31.

[54] L’imitation de Jésus-Christ, traduction de Lamennais, Maison Alfred Mame et fils, 1931, p. 69.

[55] Saint Ignace de Loyola, Exercices Spirituels, Desclée de Brouwer, 1986/2008, p. 66.

[56] Saint François de Sales, Introduction à la Vie Dévote, Œuvres, Pléiade, 1969, p. 60 59.

[57] CEC, n°1036.

[58] CEC, n°1036.

[59] Sainte Thérèse d’Avila, Livre de la Vie, cf. site internet du Carmel de France : http://www.carmel.asso.fr/Vision-de-l-enfer-et-fondation-de.html.

[60] JMB, p. 120.

[61] UVB, p.66.

[62] UVB, p. 23.

[63] CEC, n°1033.

[64] Charles Péguy, Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, 1914.

[65] Sainte Thérèse d’Avila, Le château intérieur, site internet du Carmel de France (http://www.carmel.asso.fr/Les-Quatriemes-Demeures.html).

[66] Sainte Marie-Madeleine Postel (1756-1846) fonda en 1807 une congrégation religieuse dans le Cotentin pour venir en aide à la jeunesse, les sœurs des Écoles chrétiennes de la Miséricorde. La maxime « ne faites rien par crainte, faites tout par amour » est inscrite dans la chapelle qui lui est dédiée dans l’église Saint-Nicolas du village de Barfleur où elle est née.

[67] Sainte Thérèse de Lisieux, site internet du Carmel de Lisieux : (http://www.carmeldelisieux.fr/spiritualitecarmelitaine/therese-de-lenfant-jesus/les-essentiels-textes-tej/poesie-vivre-d-amour/23-spiritualitecarmelitaine-/therese-de-lenfant-jesus/57-vivre-lamour-texte-complet.html) ;

[68] André Ravier, s.j., dans la préface des Œuvres de saint François de Sales, 1969, Pléiade, p. XXIX.

[69] Ibid., p. XXI.

[70] Ibid., p. XXX.

[71] Ibid., p. XXXI.

[72] Ibid., p. XXXII.

[73] Ibid., p. XXXIII.

[74] UVB, p. 88.

[75] UVB, p. 94.

[76] GDM, p. 201.

[77] Saint Ignace de Loyola, Exercices Spirituels, Desclée de Brouwer, 1986/2008, p.141 : « Prenez, Seigneur, et recevez toute ma liberté, ma mémoire, mon intelligence et toute ma volonté ; tout ce que j’ai et tout ce que je possède ; Vous me l’avez donné, à Vous Seigneur, je le rends. Tout est vôtre, disposez-en selon votre entière volonté. Donnez-moi de vous aimer et donnez-moi votre grâce, elle me suffit ».

[78] Saint Jean-Marie Vianney, site internet du sanctuaire d’Ars (http://www.arsnet.org/Acte-d-amour-du-Saint-Cure.html).

[79] JMB, p. 65.

[80] JMB, p. 65.

[81] La double destination signifie que Dieu aurait choisi de toute éternité, non seulement les élus, mais aussi, les damnés. C’est ce que pensait Calvin.

[82] JMB, p. 101.

[83] Spe Salvi, n° 41.

[84] Jean-Paul II, Entrez dans l’Espérance, p. 267.

[85] Spe Salvi, n°13 et 48.

[86] Texte de Pie XII s’adressant aux curés et prédicateurs de la ville de Rome le 23 mars 1949, cité dans JMB, p. 118.

[87] Jean-Paul II, Entrez dans l’Espérance, p. 265-26.

[88] Thomas Merton, La nuit privée d’étoiles, Paris, Albin Michel, 1951, rééd. 1994, p. 184-185, cité dans JMB p. 11.

[89] Saint Ignace de Loyola, Exercices Spirituels, Desclée de Brouwer, 1986/2008, p. 18.

[90] Sainte Thérèse de Lisieux, Mes Armes, site internet du Carmel en France : http://www.carmel.asso.fr/Mes-armes.html.

[91] Épître à Diognète, Premiers écrits chrétiens, Pléiade, 2016, p. 81.

[92] Prière Eucharistique I : « Assure toi-même la paix de notre vie, arrache-nous à la damnation et reçois-nous parmi tes élus. »

[93] JMB, p. 14.

[94] Thérèse de Lisieux, Histoire d’une âme, Presses de la Renaissance, 2005, p. 176

[95] Paul VI, Evangelii Nuntiandi (1975), n°14.

[96] GDM, p. 158, citation tirée de l’encyclique Redemptoris Missio, n°9, 1990. Cf. aussi article du P. de l’Éprevier « Attester ou convaincre ? », Revue Résurrection n°165-166, p. 24 : « Quand Paul VI dans Evangelii Nuntiandi parle des chemins ordinaires du salut, il ne faut pas comprendre chemins accessoires, mais chemins essentiels, voulus par le Christ et confiés par lui. »

[97] Cyrille de Jérusalem, Catéchèse baptismale 6, cité par Revue Magnificat, mars 2017, n°292, p. 410.

[98] CEC, n° 42.

[99] Jean Chrysostome, Homélies sur l’épitre aux Romains XXXI, 5 (http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/chrysostome/romains/rom031.htm).

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