Rechercher

Aime et fais ce que tu veux ?

Jean Lédion

« Aime et fais ce que tu veux ! » Cet adage augustinien [1] si souvent répété hors de son contexte, pourrait laisser croire que, pour Augustin, la vie chrétienne n’est pas une affaire d’observance puisqu’il s’agit en fait de vivre de charité. Or l’œuvre et la vie de l’évêque d’Hippone prouvent que c’est tout le contraire. Lorsque celui-ci se convertit à plus de trente ans, il ne se convertit pas à moitié, mais totalement. Et, lorsqu’à Pâques 387 il embrasse par le baptême la foi chrétienne, son désir est de la vivre de la manière la plus intégrale, c’est-à-dire sous sa forme la plus radicale, celle du monachisme. Déjà, à Cassissiacum, en 386, lorsqu’il se préparait au baptême [2], il commença à mener un début de vie communautaire avec ses amis, ses derniers élèves, son fils et sa mère. Mais nous ne savons que peu de choses des règles de vie qu’il pratiquait alors, ni celles qu’il instaura dans le premier monastère qu’il fonda en Afrique dans la maison paternelle.

« Voici ce que nous prescrivons d’observer dans le monastère »

C’est par ces quelques mots que commence la Règle de saint Augustin [3] sous sa forme la plus ancienne. Après une brève exhortation de quatre lignes, elle indique ensuite quels sont les préceptes que l’on doit observer dans le monastère : « Soyez assidus à prier aux heures et temps établis » (II, 1) ; « Au début du repas jusqu’à la fin vous devez écouter la lecture habituelle » (III, 2) ; « Quand vous sortez allez ensemble, lorsque vous êtes arrivés restez ensemble » (IV, 2) ; etc. Ainsi la vie d’Augustin va être délimitée par un certain nombre de prescriptions très terre-à-terre, comme celles que l’on vient de citer, qui vont l’accompagner toute sa vie puisque, même dans l’épiscopat, il continuera à vivre en moine, ayant transformé la maison épiscopale, où il était tenu de résider, en monastère de clercs.

La charité ne cherche pas ses propres intérêts

Si l’on poursuit la lecture de la Règle (ce qui n’est pas long, dix pages d’un livre d’aujourd’hui), on s’aperçoit qu’au milieu du chapitre V, qui est sans doute le plus « technique » du point de vue monastique, Augustin élève le débat par un envol inattendu pour montrer dans quel esprit on doit mettre en pratique toutes ces observances terre-à-terre :

En un mot, que nul d’entre vous ne fasse quoi que ce soit pour un profit personnel, mais que tous vos travaux soient accomplis pour l’utilité commune ; et cela avec un zèle plus grand et un élan plus assidu que si chacun de vous s’occupait de ses propres affaires et dans son intérêt propre. On dit, en effet, de la charité : Elle ne recherche pas ses propres intérêts (1.Co 13,5). Cela veut dire qu’elle fait passer les intérêts communs avant les intérêts personnels, et non pas les intérêts personnels avant les intérêts communs. Et pour cette raison, vous aurez la certitude d’avoir fait d’autant plus de progrès que vous aurez apporté plus de soin au bien commun qu’à vos intérêts personnels. Qu’ainsi l’usage indispensable de tous les biens passagers soit dominé par la charité qui demeure toute l’éternité. (V, 2)

L’intérêt de ce passage est que, d’une part il est parfaitement accordé aux préceptes de la vie monastique mais que, d’autre part, il déborde très largement le cadre de cette vie monastique pour s’étendre à toute la vie chrétienne, notamment à celle qui s’écoule dans le monde.

La vie monastique est un carême permanent

« Avant tout, vivez unanimes à la maison, ayant une seule âme et un seul cœur, tendus vers Dieu. N’est-ce pas la raison même de votre rassemblement ? » (I, 2). C’est par cette brève exhortation que débute la Règle, mais c’est aussi ce qu’Augustin demande à ses fidèles dans ses sermons pour le carême. Ainsi dans le sermon 205, 2 : « Vivez tous unanimes, tous, tant que dure ce pèlerinage terrestre... »

Cette unanimité chez les chrétiens en Carême doit se traduire, comme dans la vie monastique, par leur assiduité à la prière, par l’écoute plus attentive de la parole de Dieu, par l’unanimité du comportement. Bien sûr, il est évident que le prédicateur ne pouvait pas demander à ses fidèles de se désapproprier de tous leurs biens comme l’avaient fait les « Serviteurs-de-Dieu-dans-le-monastère », mais de profiter du Carême pour faire des prodigalités envers les pauvres même s’ils n’ont pas l’intention de devenir pauvres eux-mêmes. On voit qu’ainsi les préceptes très simples de la Règle ont une portée beaucoup plus universelle. Celui qui veut vivre sérieusement sa vie chrétienne utilise le carême pour la radicaliser, comme le moine, par son choix de vie, a radicalisé la sienne. Dans les deux cas, l’observance des préceptes est là pour garantir l’authenticité de la démarche.

L’observance au service de la charité

Tous les préceptes contenus dans la Règle de saint Augustin ont pour but de favoriser la vie chrétienne commune de manière à amener ceux qui observent ces préceptes à vivre de plus en plus en ayant « un seul cœur » comme les fidèles de la primitive Église de Jérusalem (cf. Ac 4,32). C’est ce qu’un augustin du XVIIe siècle, le P. Ange Le Proust (1624-1697) a bien exprimé dans son Traité de la Règle de saint Augustin [4] :

Sa vertu est la charité qui est une vertu commune, mais elle l’envisage d’un air singulier qui fait son esprit spécial (...) car saint Augustin fait tourner toutes les vertus à cette intention charitable de rendre la voie de la perfection évangélique facile au prochain, par un enchaînement des cœurs dans les liens d’une charité réciproque et d’une communauté qui ne vise qu’à unir et à lier ensemble sous un même joug les particuliers, pour porter les faix les uns des autres, se rendant ce joug suave, et sa charge légère (...) pour s’entrefaciliter leur salut (...).
Ainsi, toute la fin de sa Règle est la facilité de la perfection évangélique. Son esprit c’est de prendre tellement le joug de Jésus-Christ sur nous, que nous nous le rendions mutuellement suave et nous fassions sa charge légère (...).

Or ce fut ce dessein qui retira saint Augustin de l’ermitage et de la vie d’anachorète qu’il souhaitait si fort. Mais Dieu, dit-il, l’empêcha pour l’appliquer à ne vivre pas pour soi, mais pour les autres, et pour établir cette voie si utile, à attirer, attacher, et à soutenir les âmes et les cœurs par ce mutuel secours dans l’union à Dieu, en sorte que toute la Règle ne vise qu’à enseigner à chacun ce qu’ils doivent penser, dire et faire les uns aux autres, mutuellement, pour s’entregagner à Dieu.

L’observance des préceptes aide donc l’homme à aimer son prochain non en l’enfermant dans un carcan, mais en l’aidant à se libérer du péché et en le rendant libre. C’est ce qu’à la fin de la Règle Augustin souhaite :

Que le Seigneur vous accorde la grâce d’observer tous ces préceptes avec amour comme des amants de la beauté spirituelle, répandant par votre vie la bonne odeur du Christ non pas servilement, comme si nous étions encore sous la Loi, mais librement, puisque nous sommes établis dans la grâce. (VIII,1)

Jean Lédion, marié, trois enfants. Diplôme d’ingénieur, docteur d’État ès Sciences Physiques. Enseignant dans une école d’ingénieurs à Paris.

[1] Traités sur la 1ère épitre de saint Jean, VII, 8 (par exemple).

[2] Cf. Confessions livre IX, III.

[3] Sur la question de la Régle on se reportera très utilement aux travaux de L.Verheijen : La Régle de saint Augustin (2 tomes), Paris 1967 ; Nouvelle approche de la Régle de saint Augustin. t. 1 : Vie Monastique, n°8, Bégrolles en Mauge (1980), t. 2 : Institut Historique Augustinien, Louvain (1988).

[4] Cité par L. Verheijen in Nouvelle Approche..., op. cit., t. 1, pp. 15-17.

Réalisation : spyrit.net