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Anne, Tamar et Ruth : trois femmes autour de la naissance du Messie

Marie-Claude Le Fourn

Trois figures de femmes pour illustrer la naissance de Jésus : Anne, la prophétesse, qui incarne l’attente d’Israël tournée vers la venue du Sauveur, puis Tamar et Ruth qui figurent toutes deux dans la généalogie de Jésus en Matthieu : Tamar qui sauva la descendance de Juda et fit que le sceptre ne s’éloigna plus de lui, Ruth qui exprima le désir du pain de la Loi et ouvrit la voie pour la conversion des païens. Nous finirons par évoquer les traits de Celui qui vient au-devant de son peuple, le Messie.

Anne, messagère de la joie messianique

« Il y avait aussi une prophétesse, Anne, fille de Phanuel, de la tribu d’Aser » (Lc 2,36). A la suite de Syméon, elle prophétisa sur l’Enfant Jésus que Joseph et Marie venaient présenter au Temple de Jérusalem après sa naissance. Elle survint au moment même où Syméon annonçait à ses parents, dans la lumière du Saint Esprit, la destinée de cet enfant et le rôle qu’il allait jouer pour le salut des païens, ainsi que la part que prendrait sa Mère dans son sacrifice.

Anne était reconnue comme prophétesse, c’est-à-dire remplie elle aussi de l’Esprit Saint, dans la suite des prophétesses d’Israël, comme Myriam, la sœur de Moïse, entonnant un cantique de louanges après la traversée de la Mer Rouge (Ex 15,20), ou celui de Déborah au temps des Juges (Jg 5). Depuis son veuvage, elle se consacrait au service du Temple « participant au culte nuit et jour par des jeûnes et des prières », et cela depuis de nombreuses années. Elle faisait partie des anawim, le « petit reste » d’Israël, humble et fidèle, décrit dans le livre de Sophonie (3,12-13), qui chercha refuge dans le nom du Seigneur, dans l’attente de la réalisation des promesses faites à Israël.

Anne était de la tribu d’Aser par son père, Phanuel, ceci n’est pas un moindre détail, c’est bien rare que l’on mentionne cette tribu disparue depuis la conquête assyrienne. Aser était le fils de Léa, la première épouse de Jacob, qui, après lui avoir donné trois garçons, était demeurée stérile. Elle reçut cet enfant de sa servante Zilpa qu’elle donna pour femme à Jacob. L’enfant s’appela Aser, ce qui veut dire littéralement heureux, car il avait comblé de joie sa mère légale, Léa. « Heureuse je suis, car les femmes m’estimeront heureuse » (Gn 30,13). Cette même joie, Anne pouvait la percevoir à présent quand Marie vint offrir son fils au Temple. « Les générations me diront bienheureuse », s’était exclamée Marie devant sa cousine Elisabeth (Lc 1,48), reprenant presque mot pour mot les paroles de Léa, l’ancêtre d’Anne.

Le livre de la Genèse (46,17) nous apprend qu’Aser avait eu quatre fils : Yimna, Yishwa, Yishwi, Beria et une fille, Sèrah. Cette généalogie est reprise au premier livre des Chroniques (7,30). Mystérieusement, dans la généalogie du livre des Nombres (26,44) qui évoque les fils d’Aser, il n’en reste plus que trois avec leur sœur Sèrah. Le deuxième fils, Yishwa, a disparu, on ne sait pour quelle raison.

Le Targum de Jonathan [1] s’est interrogé sur cette absence du nom de Yishwa et le maintien du nom de Sèrah dans la généalogie du livre des Nombres. Pour le Targum, c’est le signe que Sèrah a joué un rôle important : elle serait celle qui détenait le secret de la disparition de Joseph, le fils perdu de Jacob, frère de son père Aser, (le récit de la capture de Joseph est rapporté dans le livre de la Genèse au chapitre 37) et n’aurait eu de cesse de le chercher. Sèrah a gardé souvenir de cette histoire familiale douloureuse et peu glorieuse, où les fils de Jacob, aveuglés par leur jalousie, complotèrent pour se débarrasser de leur frère Joseph. Ils le vendirent à une caravane de marchands et le firent passer pour mort. Mais le fils perdu qu’on croyait mort était vivant. Joseph devenu un homme influent en Égypte, accueillit au nom de Pharaon le clan familial menacé par la famine. Les derniers mots de Joseph pour ses frères, avant de mourir, furent des paroles de pardon (Gn 50,20) :

Le mal que vous aviez dessein de me faire, Dieu l’a tourné en bien afin d’accomplir ce qui se réalise aujourd’hui : sauver la vie à un peuple nombreux.

Vint ensuite cette promesse sur le devenir d’Israël :

Je vais mourir mais Dieu vous visitera et vous fera remonter de ce pays qu’il a promis par serment à Abraham, Isaac et Jacob.

« Dieu sauve », c’est aussi le nom du fils disparu de Aser, frère de Sèrah, Yishwa qu’on peut transcrire Yeshoua, Iésous en grec, homonyme du nom de Jésus, et ceci nous ramène jusqu’à l’Enfant Jésus présenté au Temple.

Anne qui fréquente le Temple a certainement entendu parler de ce qui est arrivé au prêtre Zacharie, et de la naissance miraculeuse de Jean-Baptiste. Elle est comme une caisse de résonance de la prophétie de Zacharie :

Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Israël, parce qu’il a visité son peuple, accompli sa libération Et nous a suscité une force de salut dans la famille de David, son serviteur. (Lc 1,68)
C’est l’effet de la bonté profonde de notre Dieu : grâce à elle nous a visités l’astre levant venu d’en haut. (Lc 1,78)

Le mot « visiter », épiskepsétaï en grec, revient comme un leitmotiv. Anne a reconnu cette visitation, celle annoncée par Joseph à ses frères, qui s’est réalisée par Moïse venant au secours de son peuple pour le libérer de l’esclavage en Égypte et à présent, Dieu venant au-devant de son peuple, de « tous ceux qui attendaient la libération de Jérusalem ». Anne parle de cet enfant, il est le fils attendu, perdu et cherché, enfin trouvé et qui a pour nom Dieu-sauve. Son esprit jubile, son cœur déborde. « Elle se mit à célébrer Dieu »…

Jérusalem, la ville qui a expérimenté maintes fois la colère de Dieu, entendu les invectives des prophètes, souvent infidèle, menacée de destruction, Jérusalem, comme l’entrevoyait le prophète Isaïe (51,17), va retrouver ses vêtements de fête.

Car le Seigneur sera pour toi la lumière de toujours et les jours de ton deuil seront révolus. (Is 60,20)

Les origines davidiques de Jésus évoquées par Zacharie vont maintenant nous amener à examiner sa généalogie, particulièrement celle de l’Évangile selon saint Matthieu, et à nous centrer sur le mystère de sa royauté.

Tamar ou les voies détournées de la Providence

L’épisode de la descendance de Juda s’insère dans la Genèse, au chapitre 38, après le dramatique épisode de la disparition de Joseph, le dernier des fils de Jacob. Juda était parvenu à convaincre ses frères de vendre Joseph, alors qu’ils complotaient de le tuer. Un moindre mal ! Mais ils déchirèrent le cœur de leur père, en lui laissant croire que Joseph était mort, victime d’une bête sauvage. Juda prit alors de la distance par rapport à ses frères. Il se rendit chez son ami Hira à Adoullam et rencontra une femme cananéenne qu’il épousa. Juda se démarquait ainsi de la consigne donnée par son père Jacob : « Tu n’épouseras pas une fille de Canaan » avait dit Isaac à son fils (Gn 28,1). Il sortit des vues du clan familial et de sa loi implicite. Cette femme étrangère lui donna trois fils : Er, Onan et Shéla. On ne sait rien de plus sur elle. A-t-elle reconnu le Dieu d’Israël, le vrai Dieu ? Juda choisit ensuite une épouse pour son fils aîné Er : Tamar. Rien n’est dit sur l’ascendance de Tamar. Le Midrash [2] laisse entendre que si Juda renvoya sa belle-fille chez son père après son veuvage, c’est qu’elle était la fille d’un prêtre, comme le prescrit le Lévitique (22,13). Philon d’Alexandrie, lui, préféra en faire une prêtresse de la déesse cananéenne Ishtar, déesse de la fécondité [3].

Le fils aîné mourut sans descendance. On ne sait pourquoi, il déplut « au Seigneur qui le fit mourir ». Est-ce à cause de son ascendance étrangère et de pratiques païennes héritées d’elle ? L’idolâtrie conduit à la mort. La loi du lévirat (Dt 25,5) faisait du frère cadet, Onan, l’époux de la veuve pour donner une descendance à son frère mort (Gn 38,8). Pourquoi Onan refusa-t-il de s’unir à Tamar ? Il est décrit comme un être veule et perverti. Son nom a donné en français ‘onanisme’ qui désigne une pratique masturbatoire ; toujours est-il que « ce qu’il faisait déplut au Seigneur » (v.10). Il mourut lui aussi, semblant confirmer une malédiction sur les fils de l’étrangère. Tamar fut renvoyée chez son père en attendant que le troisième fils, Shéla, fut en âge de donner une descendance à son frère. C’était un prétexte, car Juda redoutait que la malédiction se perpétue sur son fils Shéla. Il laissa Tamar à son veuvage chez son père et ne le rappela pas.

Tamar, offensée mais résolue, prit alors les grands moyens : son beau-père étant devenu veuf, elle alla à sa rencontre, revêtit des vêtements de prostituée en dissimulant son visage sous un voile et provoqua Juda à une union illicite, avec la promesse de l’envoi d’un chevreau de son troupeau. En attendant elle détenait un gage de lui qu’elle garderait tant que la promesse n’aurait pas été honorée. Juda se laissa ainsi prendre au piège : il laissa le gage, mais ne le recouvra pas. La prostitution sacrée existait en pays de Canaan, elle était associée au culte de la déesse Astarté. Juda en cédant à la prostituée se rendit idolâtre.

La grossesse de Tamar révélée, on l’accusa de prostitution. Elle fut menacée d’être brûlée ce qui confirmerait la thèse de ses origines de fille de prêtre. Tel était leur sort en cas d’adultère, rappelle le Lévitique (21,9). Mais Juda fut confondu par le gage laissé qu’il ne put récupérer, et contraint par la suite d’avouer sa faute publiquement. Juda eut alors cette répartie : « Elle [Tamar] a été plus juste que moi, car, de fait, je ne l’avais pas donnée à mon fils Shéla ». Des jumeaux naquirent de cette relation incestueuse et Juda dut les reconnaître comme ses fils.

Rabbi Yudan commente ainsi dans le Talmud Josephta [4] :

Quand Juda dit : « elle est juste », l’Esprit Saint se révèle et dit : Tamar n’est pas une prostituée et Juda n’a pas voulu se livrer à la fornication avec elle : la chose est arrivée afin que se lève de Juda le roi Messie.

On est surpris par autant d’indulgence devant la faute de Juda et celle de Tamar qui ont sciemment commis un inceste. Le judaïsme reconnaît Tamar comme ayant accompli une œuvre juste. Il considère que, sans son intervention, la tribu de Juda se serait éteinte, faute de descendance.

La tradition rapporte comment Juda reçut la bénédiction de son père Jacob qui prophétisa ainsi au moment de mourir :

Juda, c’est toi que tes frères célèbreront. Le sceptre ne s’écartera pas de Juda, ni le bâton de commandement d’entre ses pieds jusqu’à ce que vienne celui auquel il appartient et à qui les peuples doivent obéissance. (Gn 49,10)

Par quel moyen Juda put-il retrouver cet insigne d’honneur ? Au premier abord il est difficile d’appliquer une morale « ordinaire » aux Patriarches, alors qu’ils en semblent dépourvus. Pourtant, quand Juda rencontra Tamar vêtue en prostituée : « Il obliqua vers elle sur le chemin » (Gn 38,15), ce qui veut dire explicitement que Juda sortit du droit chemin. La prophétie de Jacob est sans doute plus subtile qu’il n’y paraît : en parlant de sceptre, elle pourrait faire allusion au gage que Tamar réclama de Juda : « Quel gage te donnerais-je ? » dit Juda. « Ton sceau, ton cordon et le bâton que tu as à la main », lui avait répondu Tamar (v. 18). Juda obtempéra, prêt à céder les insignes de son autorité patriarcale pour répondre aux avances de la prostituée. Cela ne présageait pas un avenir glorieux pour Juda.

Dans le récit, Tamar n’infligea pas d’humiliation à Juda et resta discrète sur son identité : « C’est de l’homme à qui cela appartient que je suis enceinte ». Elle laissa Juda reconnaître sa faute, tandis qu’il faisait l’aveu de sa paternité. « Mais il ne la connut plus » (v.25). Ce verset, que certains commentateurs ont voulu voir comme une volonté de disculper Juda, exprime en réalité la profondeur de son repentir. Désormais, plus rien ne serait comme auparavant. Il attira ainsi l’indulgence divine. Ce n’est pas sans résonance avec l’histoire du roi David qui, à cause de son repentir après son adultère avec la femme d’Urie, obtint le pardon de Dieu (2 S 12,13). Mais on se souvient aussi du destin tragique de la fille de David, elle aussi dénommée Tamar, elle aussi victime de l’inceste, de son frère cette fois-ci. Le mal se répète et ne peut être éradiqué sans une prise de conscience du mal accompli et sans l’intervention divine. Dieu a cependant répondu à l’attente de Tamar et lui donna deux fils : Zérah et Pèrèç (c’est-à-dire la Brèche, car, à l’instar de sa mère, il força le passage et sortit le premier du sein maternel). Il fut l’ancêtre du roi David et de Jésus-Christ.

La lignée royale de Jésus n’est donc pas sans tache. Elle fait état du péché des hommes, de leur médiocrité et de leur infidélité et cependant Jésus ne reniera pas le titre de fils de David. Il vient assumer l’histoire de ses origines. Ruth la Moabite est aussi une de ses ancêtres.

Ruth l’étrangère, admise dans la maison du Pain

Le livre de Ruth évoque à son début une famille juive de Bethléem, la famille d’Elimélek, sa femme Noémie et ses deux fils, contrainte d’émigrer vers le pays de Moab à cause d’une famine. Le midrash Rabba sur Ruth [5] souligne que la famine est une conséquence de l’éloignement de la Loi : on en vient à manquer de pain. L’histoire se situe au temps des Juges. « En ce temps », lit-on en Jg 17,6, « il n’y avait pas de roi en Israël et chacun faisait ce qui lui plaisait » ou encore « ce qui lui paraissait bon à ses propres yeux ». Progressivement, le peuple s’est détourné de Dieu.

Au pays de Moab, le malheur fondit sur cette famille : Elimélek mourut, laissant Noémie veuve avec ses deux fils. Ces derniers épouseront des femmes moabites, Ruth et Orpa alors que la Loi deutéronomique dissuadait de ces mariages.

L’Ammonite et le Moabite ne seront pas admis à l’assemblée du Seigneur ; même leurs descendants à la dixième génération ne seront pas admis à l’assemblée du Seigneur, du fait qu’ils ne sont pas venus au-devant de vous avec du pain et de l’eau sur votre route à la sortie d’Égypte. (Dt 23,4)

Les deux fils moururent à leur tour, laissant les deux femmes veuves et sans enfant. Noémie se souvint alors : « elle avait entendu dire que le Seigneur s’était occupé de son peuple pour lui donner du pain ». Dieu a visité son peuple. Noémie, dans son malheur, se décida à retourner au pays de Juda. Ses belles-filles voulurent la suivre. Noémie les en dissuada : elles ne pouvaient rien espérer d’elle, elle n’avait pas d’autre fils à leur donner en mariage, elles étaient moabites et c’est dans le pays de Moab qu’elles pourraient se marier. Mais Ruth s’attacha obstinément à elle.

Ne me presse pas de t’abandonner, de retourner loin de toi ; car où tu iras j’irai, là où tu passeras la nuit je la passerai ; ton peuple sera mon peuple et ton dieu mon dieu. (Rt 1,16)

Il s’agit donc du retour (le mot revient plusieurs fois, c’est le verbe qui a donné la téshouva en hébreu, la repentance) de Noémie, une femme juive qui veut retrouver son peuple et aspire à être nourrie par Dieu de ce pain qu’il donne à ses enfants, ce pain peut s’entendre comme celui de la Loi (Dt 8,3). Ruth rentra dans cette démarche. Elle, l’étrangère idolâtre, voulut s’attacher à Noémie et commencer un chemin de conversion, de retour, vers le vrai Dieu. Noémie ne s’y opposa pas, mais ne l’encouragea aucunement. Elle savait que les choses ne seraient pas simples pour Ruth.

Le récit décrit l’accueil des deux femmes à Bethléem (littéralement « maison du Pain »). Noémie fit part de son malheur. Elle exprimait de façon poignante son amertume, combien Dieu semblait l’avoir abandonnée, en lui prenant son mari et ses fils. Aucun mot pour Ruth, sa belle-fille, qui, pourtant, connaissait aussi le malheur, étant veuve et sans enfant. Les deux femmes étaient dans la misère et pour subsister Ruth décida, au temps de la moisson, avec l’accord de Noémie, d’aller glaner des épis dans les champs. C’est là qu’entra en scène « le proche parent » de Noémie, Booz, sur le champ duquel Ruth s’en allait glaner. Celui-ci fit preuve de générosité envers Ruth : il l’accueillit au nom du Dieu d’Israël et la prit sous sa protection ; il loua sa décision d’avoir suivi sa belle-mère et de la soutenir alors qu’elle était étrangère. Noémie apprit alors à sa belle-fille que Booz, par son lien de parenté avec elle, était un de leurs « racheteurs » (2, 20). Pour l’instant, il ne s’agissait que du rachat d’un champ, patrimoine de son défunt mari que le proche parent pouvait acquérir pour le conserver dans la famille et qui lui permettrait de subvenir à leurs besoins.

Mais rapidement, il ne s’agira plus de simple rachat. Noémie songeait au bonheur de sa belle-fille, qui lui était si dévouée et lui suggéra de quémander auprès de Booz le mariage, (3,9). Booz l’entendra comme une demande de lévirat qui, selon la tradition, conduisait la veuve à devenir l’épouse du plus proche parent, pour que le nom du défunt se perpétue en lui assurant une descendance posthume. Booz respectait la loi et différa sa réponse : il savait qu’il y avait un autre parent proche qui passait avant lui. L’affaire devint publique. Au procès, ce dernier se dit partant pour racheter le champ, mais refusa d’être le « lévir » de Ruth, l’étrangère. Les fils de Noémie n’étaient-ils pas morts après avoir épousé une étrangère ? C’est sans doute ce qui inquiétait le prétendant. On voit ainsi que la loi de la conservation du patrimoine dans la famille du défunt se distinguait de la loi du lévirat. Booz, pensant à l’avenir de Ruth, accepta le lévirat. Il créait un précédent en liant le rachat du champ au lévirat. Les versions, comme celle de la Septante, introduisent une variante en 4,3 en précisant que le champ de Noémie avait été donné et non mis en vente, et donc que le proche parent ne pouvait pas être le racheteur. Par le lévirat, Booz devenait l’héritier et acquerrait le champ. Mais, bien sûr, cette affaire allait beaucoup plus loin. Booz, dans sa générosité et sa bienveillance, permit à Ruth de faire son passage dans la communauté d’Israël par le lévirat. A présent, son statut ne serait plus le même, elle était devenue juive à part entière.

Le Targum de Ruth et le Zohar sur Ruth, en opposition avec la tradition rabbinique contenue dans le Talmud, vont s’affronter sur la question de savoir si, selon la Loi, le mariage de Booz et Ruth était bien un lévirat. La question était d’importance puisqu’il s’agissait de reconnaître si Booz avait bien appliqué la Loi, en dehors même du fait qu’elle fut applicable à une femme étrangère.

Ce serait réduire considérablement la portée du récit, si on ne retenait que l’indication finale : Ruth, de son union avec Booz, eut un fils, Oved, qui fut le père de Jessé, lequel engendra David. Si la généalogie de Jésus est rapportée dans l’Évangile de Matthieu avec la mention de quelques femmes, pécheresses ou méritantes, c’est que celles-ci ont joué un rôle particulier qui éclaire d’une certaine manière le dessein de Dieu.

Ce n’est pas par hasard que le judaïsme a retenu dans le canon des Écritures le livre de Ruth, probablement à l’époque du Talmud, car il lui donna une finalité liturgique. On remarque en effet que le récit se situe entre la fin de la récolte de l’orge (1,22) et le début de celle du blé (2,23). En Israël, traditionnellement, on offrait au Temple les premières mesures d’orge le jour de l’Omer, c’est-à-dire le deuxième jour après la Pâque (Ex 23,16), ensuite, on comptait sept semaines après le jour de l’Omer pour apporter les premiers épis de blé comme prémices de la moisson (Ex 34,22). La fête de Shavouôt, fête de la Moisson, la Pentecôte, ou encore fête des Semaines, prenait ainsi une tonalité particulière : tandis que la Pâque avait commémoré la libération d’Israël et la sortie d’Égypte cinquante jours plus tôt, la fête de la Pentecôte était associée au don de la Loi reçue au mont Sinaï. Très tôt le Targum a interprété le livre comme faisant référence à la Loi, la décrivant comme un pain nécessaire, dont il ne faut pas manquer, et un bien désirable. C’est donc ce jour de la Pentecôte qu’on lisait (qu’on lit toujours) le livre de Ruth.

« Le rouleau fait allusion à la Torah écrite, à la Torah orale et au monde à venir », interprète le Zohar sur Ruth [6]. Pour les Juifs, le récit de Ruth revêt un caractère eschatologique. Il suggère qu’il y a un dépassement de la Loi à considérer et que l’avenir d’Israël est dans l’ouverture aux païens et leur entrée dans l’Alliance.

Cependant, il est remarquable que si Ruth semblait avoir forcé le passage, quand elle vint se coucher aux pieds de Booz, celui-ci n’accepta pas d’agir en dehors de la Loi. Dieu n’intervient pas en dehors de la Loi. Mais la réponse de Booz : « Couche-toi jusqu’au matin » (3,1) évoque une attente, celle d’un rédempteur, le Messie [7].

Conclusion

Le voilà donc le fils tant attendu, celui que Jacob croyait mort, qui était perdu dans la tribu d’Aser, celui que Tamar revendiquait à tout prix comme de droit, celui que Noémie ne pouvait pas avoir, parce qu’elle était trop âgée.

Il est le libérateur annoncé par Joseph, celui qui vient visiter son peuple, le délivrant de l’esclavage en Égypte par la main de Moïse, celui qui apporte le salut.

Il vient rechercher la brebis égarée, celle qui s’était éloignée à cause de ses fautes, Juda au pays de Canaan, il ne retient pas le mal mais pardonne comme le fit Joseph généreusement en lui donnant plus qu’il ne méritait. Du mal il tire du bien.

Il fait de Noémie, l’amère, une femme comblée, il ouvre un avenir à Ruth qui n’en avait plus. Il comble de pain les affamés, jusqu’au jour où lui-même se donnera comme pain.

Il est celui qui fait preuve de justice et rétablit le bon droit en la personne de Booz, celui qui est « le proche parent » de Noémie, proche de son peuple.

Il est ce roi qui va venir de la lignée de David qui doit régner sur les Juifs et les païens et sa royauté n’aura pas de fin.

C’est lui qu’Anne, la prophétesse a reconnu dans l’enfant présenté au Temple, le Messie, le rédempteur de Ruth.

Marie-Claude Le Fourn, licence de psychologie et diplôme d’arthérapie. Membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

[1] Le P. Philippe Lefebvre a écrit un article sur le thème du fils perdu et retrouvé en Luc et Genèse, publié au CPE (mars 2012) qui inspire donc largement mes propos.

[2] Rabba Bereshit ch. 85.

[3] De Virtutibus, 220.

[4] Talmud Josephta, 17.

[5] Traduction et commentaire de F. Manns sur Rt 1,1.

[6] Zohar, Midrash hanéélam, 8 od.

[7] Ruth Rabba 6,4.

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