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Athéisme moderne et puissance de la Résurrection

Emmanuel Falque
Souvenez-vous qu’en ce temps-là,
vous étiez sans Messie […],
sans espérance et sans Dieu dans le monde
(Ep 2, 12)

Le défi de l’athéisme [1]

On se lamente parfois, et pour ne pas dire toujours, de la dérive du monde moderne, de la chute des valeurs morales, et de la morosité ambiante d’un temps sans espérance. Le diagnostic, certes, n’est pas faux, quand bien même notre temps ressemblerait en cela à tous les temps. Ce qui paraît cependant nouveau, et qui caractérise peut-être en propre l’ouverture de ce troisième millénaire, est le surgissement dans la conscience européenne d’un athéisme cohérent plutôt que virulent, d’une forme de vie « sans Dieu » plutôt qu’en lutte « contre Dieu ». Seuls les chrétiens voient toujours dans le non théisme une forme d’athéisme – comme si ne pas parler de Dieu était nécessairement rejeter Dieu. Mais tel n’est pas, il faut bien l’avouer, le cas de nos contemporains les plus proches (amis, cousins, enfants, petits-enfants, etc.) comme les plus lointains (médecins engagés dans une association humanitaire, responsables de cellules d’urgence, etc.). Tous, ou presque, semblent en effet trouver une raison de vivre dans leur pure et simple humanité, au point de s’étonner parfois de voir les croyants les plaindre de ce dont pourtant eux-mêmes ne s’accusent jamais. Reconnaître cet état de fait revient tout simplement à avouer, sans d’ailleurs si facilement y acquiescer, que le chemin de l’autre n’est pas nécessairement mon chemin, que ses raisons ne sont pas identiquement mes raisons. Autrui n’est pas en chemin ou sur mon chemin, mais il chemine sur sa voie dont Dieu seul connaît les tenants et les aboutissants. Jean-Louis Chrétien avait prévenu, dans L’arche de la parole : « ce don qu’on prête, en diverses traditions, à des philosophes et à des spirituels, de savoir d’un coup d’œil à qui ils ont affaire, de percer les êtres à jour sans qu’ils aient même à parler, est-ce vraiment un don ? Il retire plus qu’il ne donne, s’il arrache à l’autre sa charge de parole, c’est-à-dire l’insubstituable poids de son humanité. » [2]

Aujourd’hui comme hier, il s’agit donc de rejoindre, et de dialoguer, avec celui qui est homme « tout court », non pas contre Dieu, mais « sans » lui, ou « à côté » de lui. Davantage, il appartient peut-être au projet de la création lui-même, non pas que l’homme vive sans Dieu, mais qu’il ait d’abord à assumer sa propre humanité, ou son état de créature, pour offrir un véritable vis-à-vis à la divinité, ou à son propre créateur : « être moi, athée, chez soi, séparé, heureux, créé – voilà des synonymes », rappelle Emmanuel Lévinas [3]. On opérera donc pour aujourd’hui, et avec les moyens de notre temps, ce qui fut fait hier et avec les concepts d’un autre temps, pour faire face à un monde là aussi en perpétuelle mutation. Après les hérésies des premiers siècles dénoncées par les Pères, les médiévaux de la scolastique naissante eurent eux aussi à relever le défi d’une rencontre avec ceux qui non seulement ne croyaient pas comme eux, mais qui cette fois ne possédaient pas de « langue commune » avec eux – entendons ici l’Ancien ou le Premier Testament pour le dialogue avec les juifs, et le Nouveau ou le Second Testament pour la discussion avec les hérétiques. Face aux mahométans, qui donc non seulement ne parlaient pas la même langue (l’arabe au regard du latin), mais ne voyaient ni ne visaient pas le même Dieu (Allah et non pas Yahvé ou le Dieu trinitaire de Jésus-Christ), il fallut donc trouver un nouveau socle commun pour entamer le débat, avec en partage la seule « humanité tout court », unique chose qui reste lorsque tout sépare : « les infidèles cherchent une raison parce qu’ils ne croient pas, souligne Anselme dans le Cur Deus homo, nous au contraire, parce que nous croyons : un et le même (unum idemque) est cependant ce que nous cherchons » [4].

Mais il y a plus, et mieux, avec Thomas d’Aquin cette fois. Car si l’on ne peut pas parler ensemble de Dieu, ou à tout le moins du même Dieu, au moins pourrons-nous nous référer ensemble à cette « raison commune » que nous partageons en humanité : « mais avec ceux-là qui ne reconnaissent ni l’Ancien ni le Nouveau Testament, indique le Contra Gentiles, il faut donc recourir à la raison naturelle (ad naturalem rationem recurrere), à laquelle tous sont contraints de donner leur assentiment (cui omnes assentire coguntur). Or elle est faible (deficiens) en ce qui concerne les choses de Dieu. » [5] La célèbre thèse de la « théologie naturelle », ayant recours à la seule raison pour aller aux choses de Dieu, n’a donc pas d’abord pour but de montrer que nous pouvons, et devons, nécessairement aller à Dieu au moyen de la rationalité. La raison (ratio) n’est au contraire qu’une sorte de « pis-aller », une « faible » faculté pour parler comme Thomas (deficiens), et pourtant suffisamment « commune » (coguntur) pour obtenir l’assentiment de tous, lorsque manque la révélation comme ‘en commun’ de la discussion.

Ce qui faisait la communauté de nature entre tous les hommes, hier au Moyen Âge, était donc ce socle commun de la raison par quoi il fallait, et devenait possible, de se rencontrer. Mais aujourd’hui, en va-t-il encore de même ? Probablement non. Et non pas seulement, loin s’en faut, en cela que l’ère des lumières a probablement épuisé tout ce qui était encore possible en matière de ressources rationnelles, mais parce que l’évident surgissement de la « mort », comme fin absolue de toute existence, a définitivement mis un terme à toutes les conjectures d’un arrière monde ou d’un autre monde : « cette officine où l’on fabrique l’idéal, il me semble qu’elle sent le mensonge à plein nez », dénonce Nietzsche [6] L’identité rationnelle ne suffit plus à fonder une commune humanité et seul l’humble partage de notre finitude retient ensemble une humanité parfois défaite, certes, mais qui attend de se relever à partir de ce qu’elle possède tout simplement de communauté. Aucune tentative de « restauration » n’ouvrira dès lors un quelconque avenir. Seule une « innovation » ou un « aggiornamento », enraciné dans la tradition, approfondira et présentera la foi chrétienne « de la façon qui répond aux exigences de notre époque » (Jean XXIII, Discours d’ouverture du Concile Vatican II).

On s’interrogera alors : pourquoi, et comment, le christianisme en est-il venu à ne pas, ou si peu, faire sens aujourd’hui ? Les discours sur la fin du christianisme à l’aube du troisième millénaire vont bon train. Ils ne sauraient cependant résoudre l’énigme, après un diagnostic qui se meurt presque toujours de ne pouvoir trouver de remède. Une seule raison, ou un motif central, en délivre selon nous l’accès : la conscience européenne déchiffre aujourd’hui sa communauté d’existence dans la vie et le sentiment de la finitude (Heidegger, Sartre, Camus, Cioran, Céline, etc.), et le christianisme apporte le plus souvent des réponses fondées sur le seul impératif de la raison (s’appuyant en particulier sur la scolastique médiévale qui, en son temps et justement, y voyait le lieu d’une commune humanité). Qu’on s’entende bien ici. Point n’est question de nier ni l’importance ni la nécessité des sources qui ont constitué, et trament encore, notre identité. Mais à l’instar de nos prédécesseurs, et avec l’humilité que requiert aussi une telle entreprise, il nous faut nous aussi relever le défi d’une foi rehaussée au niveau de l’homme moderne, et de la conscience européenne elle-même. Seule la résurrection se tiendra, selon nous, à la hauteur de l’enjeu évoqué. Non pas qu’il faille accuser, et rejeter à tort, tous ceux et celles qui ne voudraient ni ne pourraient y croire ; mais en cela seulement que la résurrection demeure, comme elle le fut toujours, le pivot et le message central du christianisme – ce qui « change tout », ce sur quoi tout tient, et ce sans quoi tout s’effondre.

Or, il faut bien l’avouer, une conception de la corporéité exclusivement basée sur le « naturalisme du corps » ne saurait davantage faire sens aujourd’hui. Comment croire, à l’instar des portails de nos cathédrales gothiques, voire de certaines sommes de théologies, que nous ressusciterons demain en chevauchant nos tombeaux ouverts, corps et membres reconstitués, âgés tout juste de trente-trois ans, et rayonnant de gloire jusque dans une chair certes resplendissante, mais qui n’a rien perdu de sa constitution matérielle – jusqu’aux estomacs ou aux organes génitaux, intégralement présents mais devenus inutiles faute d’être fonctionnels [7]. On pourrait croire la critique tintée ici de docétisme, et ne donner qu’une « apparence » de chair (docere) au corps des ressuscités. Mais c’est oublier que, d’une réflexion sur ce qu’est véritablement notre corporéité aujourd’hui, dépend le statut de notre « corps » qui ressuscitera demain. On ne niera pas l’intégrité de la chair, y compris dans l’événement de son relèvement, bien au contraire ! Mais on interrogera le sens de cette intégrité in via (sur la terre) pour en rendre raison in patria (comme au ciel). Une nouvelle anthropologie philosophique du corps, d’ailleurs déjà très amplement déployée et en marche vers son destin (Nietzsche, Husserl et Merleau-Ponty), attend donc sa fécondation dans la théologie elle-même, et principalement pour ce qui est du cœur de sa foi : le dogme de la résurrection des corps. A la critique de la « faiblesse » du christianisme dont se nourrit l’athéisme depuis Nietzsche, peut et doit répondre l’Esprit Saint comme « force de Dieu » (energeias tou theou) qui nous ressuscitera, et a ressuscité, « Jésus d’entre les morts » (Col 2, 12). C’est à cela que le chrétien devra croire si, et seulement si, renonçant à faire de sa foi le simple modus vivendi du bien-être de son existence, il accueille en lui la puissance vitale du Père dans l’Esprit Saint, le rejoignant lui-même et tous les siens avec lui, dans le Fils en qui nous sommes tous incorporés.

La résurrection comme telle

Que la résurrection soit le cœur de la foi, et même du christianisme comme tel, nul ne saurait donc en douter. Qu’il suffise en cela de relire saint Paul : « s’il n’y a pas de résurrection des morts […], notre prédication est vide et vide aussi votre foi » (1 Co 15, 13-14). Mieux, et parce que le texte scripturaire n’est jamais aussi précis que lorsqu’il s’agit de l’essentiel, cette résurrection nous promet une transformation dont nous-mêmes sommes d’abord les principaux destinataires : « je vais vous faire connaître un mystère, confie toujours saint Paul aux Corinthiens. Nous ne mourrons pas tous, mais tous nous serons transformés (allassô), en un instant, en un clin d’œil, au son de la trompette finale » (1 Co 15, 51-52). Ce qui vaut du Fils vaut donc d’abord pour moi. Peu m’importe en effet que le Christ de son vivant fût transfiguré, ou mieux « métamorphosé » (metamorphô), aux yeux de Pierre, Jacques et Jean sur une montagne à l’écart (Mt 17, 2) ; qu’il se fût dans son trépas « réveillé des morts comme il l’avait dit » (Mt 28, 6-7) ; que Dieu l’ait « ressuscité le troisième jour » (Ac 10, 40) ; ou encore qu’il « fût vu de Simon » (Lc 24, 34) et « de plus de cinq cent frères à la fois » (1 Co 15, 6) ; si ce n’est pas pour moi, et à moi aussi, que s’adresse cette invite à une nouvelle naissance ou renaissance. Croire et dire que ce « Dieu qui a ressuscité le Seigneur nous ressuscitera aussi par sa puissance » (1 Co 6,14), qu’il « transformera notre corps humilié pour le rendre semblable à son corps de gloire » (Ph 3, 21), ou encore que « nous tous qui, le visage dévoilé, reflétons la gloire du Seigneur, nous sommes métamorphosés (metamorphô) en cette même image » (2 Co 3, 18), voilà qui ne va pas de soi et qu’il nous faut pourtant envisager pour s’en tenir seulement au cœur de la foi chrétienne. Penser cette « transformation » (metamorphô), ou plus littéralement ce « devenir autre » (allassô), pour nous aujourd’hui, comme au jour de notre résurrection finale : tel est donc ce qui fait l’objet du présent essai. Les complaintes actuelles sur la fin du christianisme ne serviront en effet de rien, tant qu’elles ne s’appuieront pas sur ce qui fait l’ébranlement contemporain de son centre : la mise en doute de la puissance résurrectionnelle du Père.

En effet, la résurrection appartient à ce type de theologoumenon dont nous ne parlons pas ou peu aujourd’hui, en dehors des simples commentaires exégétiques et homilétiques des récits d’apparition. Non pas qu’elle ne constitue plus le cœur de la foi – saint Paul, nous l’avons dit, ne cesse d’y insister (1 Co 15, 13-14) –, mais en cela que nous omettons de la rapporter à une expérience ou à un vécu capable de la signifier aussi pour nous aujourd’hui. D’où la juste question de Nicodème à Jésus : « comment un homme pourrait-il, une seconde fois, entrer dans le ventre de sa mère et naître ? » (Jn 3, 4). Loin d’éviter la réponse, le Christ au contraire use explicitement de cet existential de notre « naissance charnelle » pour dire notre « renaissance spirituelle » : « ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’esprit est esprit » (Jn 3, 6). On interprète de façon ordinairement dualiste ce verset qui doit se comprendre d’abord de manière analogique. La formule ne signifie pas en effet qu’il faille dogmatiquement opposer la chair (sarx) et l’esprit (pneuma), mais elle invite au contraire à penser analogiquement ce qui se produit dans la résurrection du tout de l’homme sur le mode même de ce qui se vit dans l’acte de naissance de chacun des hommes : de même que tu sais toi-même ce qu’il en est de la naissance de ta propre chair par le « ventre de ta mère », ou que tu le connais parce que toi-même aussi tu as engendré par ta chair, semble répondre Jésus à Nicodème, de même apprends aujourd’hui ce qu’il en est de la « re-naissance de l’esprit » à partir de cette prime expérience de la naissance de ta chair ou par ta chair. Dit autrement, comme la chair est née de la chair dans l’acte de la filiation et de l’engendrement, ainsi l’esprit est né de l’esprit dans l’acte du baptême et plus encore de la résurrection finale – la seconde (la résurrection du corps) apportant au premier (le baptême) la dimension charnelle qui lui manque et qui doit néanmoins se lire dans tout acte de naître. Renaître n’est donc pas « entrer une seconde fois dans le ventre de sa mère et naître », d’où la juste réponse de Jésus au pharisien. Mais c’est naître d’eau et d’esprit, voire renaître de corps, de même que moi-même je suis né de la chair et tire l’autre de ma propre chair dont nos propres corps demeurent à jamais tissés. Sur la suggestion de l’entretien de Jésus avec Nicodème, la naissance sert ainsi d’existential à la résurrection et lui donne sens, lui interdisant de demeurer une sorte de « mot vide », ou de flatus vocis, tant qu’elle n’est pas rapportée à un type d’expérience qui appartient aussi à notre humanité.

Mais il y a plus et mieux dans la transformation attendue par la résurrection comme il en est aussi dans l’acte de la naissance. Ordinairement pensée, mais le plus souvent dans la méconnaissance de la tradition, la résurrection s’en tient toujours soit à la restauration d’un ancien monde (mythe de l’âge d’or ou retour au jardin d’Eden), soit à la libération d’un autre monde (séparation dualiste de l’âme et du corps), soit à l’accomplissement de ce même monde (achèvement sans véritable changement de potentialités en attente de leur déploiement). On s’interrogera cependant : en quoi la résurrection, si elle n’est que restauration ou accomplissement, affecte-t-elle le destin ontologique du monde sans demeurer un simple événement ontique dans le monde ? Dit autrement, la résurrection est-elle transformation ou métamorphose d’une structure, ou bien simple retour de la structure ou achèvement dans la structure ? Certes la question paraît abstraite, mais met pourtant en jeu l’ensemble de la conception philosophique du monde ainsi que la puissance théologale de sa transformation. Car si la résurrection a pour motif la rédemption – et nous avons montré par ailleurs en quoi le péché est « lieu d’auto-enfermement sur une finitude quant à elle non pécheresse » [8] –, elle contient aussi un mode de solidarité avec notre humanité qu’il convient de penser aujourd’hui jusqu’à son extrémité. La leçon du symbole de Nicée (325) est connue mais se doit d’être rappelée : mort « pour notre salut », il est aussi mort « pour nous les hommes », de sorte que l’appartenance du Fils à notre finitude, fût-elle ou non pécheresse, pourrait en droit suffire à rendre raison de son être incarné et ressuscité. Qu’on se rappelle seulement ici la leçon de Duns Scot pour s’en convaincre : « même si ni l’homme ni l’ange n’étaient tombés ; même si aucun homme n’avait dû être ‘créé’ en dehors du seul Christ, celui-ci aurait été prévu quand même » [9].

On s’interrogera alors : suffit-il d’invoquer encore et toujours le seul motif de la rédemption pour dire ce qu’il en est de la résurrection et présenter son dogme « de la façon qui répond aux exigences de notre époque ». Ne doit-on pas d’abord reconnaître ce qu’il en est aussi de notre propre finitude – celle-là même dont le Fils de l’homme prit dûment la charge jusqu’à la transférer au Père pour que celui-ci la métamorphose en lui ? On ne niera certes pas la dimension du péché, puisque reconnaître le Ressuscité est d’abord recevoir par lui d’en être délivré. Mais on indiquera néanmoins que « ressusciter » pour le Fils, comme renaître pour nous, n’est pas uniquement revenir par une quelconque Odyssée sur l’Iliade de notre faute, ni accomplir dans une surhumanité une simple potentialité en phase de s’exprimer. Il en va de la Résurrection comme du « Désir métaphysique » chez Lévinas : elle est « d’un pays où nous ne naquîmes point » [10], et en ce sens ne saurions en attendre ni un retour ni un mode de notre accomplissement. Le Verbe fait chair cependant, et lui seul, y est né dans cette Résurrection, ou plutôt a traversé ce passage dont nous-mêmes sommes les héritiers. Aussi nous faut-il avec lui [I] mesurer d’abord le poids de cette finitude, [II] l’offrir ensuite par lui au Père pour qu’il la transforme, [III] jusqu’à faire enfin de l’acte de ressusciter le lieu d’une re-naissance pensée d’abord sur le mode de la corporéité. D’où le chemin qui va (I) du précis de la finitude (III) à une phénoménologie de la résurrection, (II) en passant par une métamorphose de l’homme en Dieu qui en accomplit pour lui le passage.

I. Précis de la finitude

« L’homme moderne n’est possible qu’à titre de figure de la finitude, souligne Michel Foucault […] : notre culture a franchi le seuil à partir duquel nous reconnaissons notre modernité, le jour où la finitude a été pensée dans une référence interminable à elle-même » [11]. On pourra certes critiquer, rejeter, voire condamner ce présupposé d’une identification de la modernité au postulat de la finitude. Et on aura alors tôt fait d’invoquer à son encontre les prétendues aspirations contemporaines vers la divinité pour en dénier le bien-fondé. C’est même là, et paradoxalement, le double mouvement adopté, et jamais interrogé ou presque, de la phénoménologie d’une part et de la théologie de l’autre.

1. L’indépassable immanence

Du côté de la phénoménologie d’abord, une constante préemption de l’infini sur le fini semble mener de bout en bout les recherches des phénoménologues français aujourd’hui : le visage chez Emmanuel Lévinas, le don chez Jean-Luc Marion, la parole chez Jean-Louis Chrétien, la chair chez Michel Henry ou la liturgie chez Jean-Yves Lacoste sont autant de manières de relayer l’impératif cartésien jamais ou si peu questionné : « j’ai en quelque façon premièrement en moi la notion de l’infini que du fini, c’est-à-dire de Dieu que de moi-même » [12]. Martin Heidegger interprète de Kant avait pourtant prévenu : « il ne suffit pas, pour définir la finitude de l’homme, de citer au hasard quelques unes des imperfections humaines… ; cette voie nous mène au mieux à constater que l’homme est un être fini » [13]. Dit autrement, la préemption phénoménologique de l’infini sur le fini manque la finitude comme telle, non pas en cela seulement qu’elle choisit l’absolu contre le relatif ou le don contre la dette, mais parce qu’elle fait l’impasse sur l’être de « l’homme tout court » : celui dont l’horizon bouché de son existence constitue sa vérité la plus propre comme le poids le plus lourd, indépendamment de toute position de principe quant au surcroît de la donation sur la faiblesse du donataire.

Mais le plus étrange, et qui cette fois ne manque pas d’interroger au regard du rapport du christianisme à notre modernité, est que ce qui se produit aujourd’hui sur le mode de la phénoménologie est aussi reconduit par la théologie elle-même. Le débat certes est sur ce point plus serré, d’autant que l’héritage dogmatique sera ici non pas interrogé, mais seulement autrement formulé. Avec la méthode d’immanence pour fer de lance, on tient en effet le plus souvent pour établie l’idée du surnaturel « aussi indispensable qu’inaccessible à l’homme », ou dit autrement, et toujours dans les termes même de Maurice Blondel, celle d’une « nature ouverte sur une surnature qu’elle ne peut par elle-même atteindre » [14]. On interrogera alors, et comme pour rendre raison de cela même qui est à transformer par la résurrection. S’il est certes impossible de tenir dogmatiquement et de façon didactique l’hypothèse d’une « nature sans grâce » (Baius) ou d’une « nature pure » (Cajetan), ainsi que l’a très bien démontré Henri de Lubac [15], ne doit-on pas cependant lui prêter une certaine validité, au moins du point de vue heuristique ou dans l’ordre de la recherche ? En d’autres termes, l’insuffisance constatée dans notre nature suffit-elle à émettre l’hypothèse, voire la nécessité, d’une surnature ? Ne faut-il pas en quelque sorte conduire la méthode d’immanence à son terme et consacrer, fût-ce seulement dans un premier temps, le point de vue de la limite comme le terme indépassable de toute notre humanité ? En philosophie en effet, et contrairement de ce qu’il en est quasiment toujours de la théologie, ce qui est trouvé à la fin n’est pas identiquement ce qui est posé au début – qu’il suffise, pour s’en convaincre, de relire le chemin des Méditations métaphysiques (du doute à la certitude). Contre la préemption cartésienne de l’infini sur le fini au cœur de la phénoménologie, on posera donc, en guise de premier pas et avec Martin Heidegger pour guide, que l’homme dans son être-là (Dasein) se découvre d’abord lui-même comme « pouvoir être dont l’avenir est clos et le fondement nul » [16]. Et contre la prétendue aspiration du naturel vers le surnaturel, comme si elle était donnée de soi dès le départ, on rétorquera avec Emile Boutroux interrogeant le jeune Blondel lors de sa soutenance de l’Action (1893) : « vouloir l’infini, n’est-ce pas le point de départ et comme la pétition de principe de toute votre recherche ? Et, avec l’infini en mains, est-il surprenant ensuite que vous leviez toutes les contradictions du fini ? » [17] Prendre la mesure du poids de la finitude, et même d’abord s’y cantonner, est ainsi selon nous la condition pour donner toute son épaisseur à la temporalité – celle-là même que le Verbe fait chair, venu la métamorphoser (résurrection), a tenu d’abord à épouser (incarnation).

2. Du temps au temps

Devant un parterre de théologiens à Marbourg en 1924, Martin Heidegger fustige ainsi toutes les prétentions chrétiennes d’une déduction de la temporalité à partir de l’éternité, fut-elle plus « a-temporelle » (au dessus du temps et englobant le temps) qu’« intemporelle » (un continuum d’instants successifs) : « le philosophe ne croit pas, dicte-t-il de façon péremptoire. S’il pose la question du temps, il est alors décidé à comprendre le temps à partir du temps […]. Notre approche n’est pas théologique. » [18] Parler humainement du temps, c’est donc en quelque sorte prendre le temps de « comprendre le temps à partir du temps », indépendamment de toute visée d’une éternité qui en émousserait la réalité. On ne retracera pas ici l’ensemble des étapes qui conduisent le philosophe de Fribourg à dissocier intentionnellement ce qui dans le livre des Confessions de saint Augustin demeurait intimement lié : la temporalité et l’éternité d’une part (livre XI), la finitude et le péché d’autre part (livre X). Le résultat néanmoins est là : « je suis un poids pour moi » – oneri mihi sum – de sorte que mon être pris dans le « tracas » chez saint Augustin (molestia) annonce à lui seul le mode d’être du « souci » (Sorge) tel qu’il se déploie dans Être et temps. Là encore, il faudra nous en rappeler lorsque nous aurons pour tâche de retrouver un sens de l’éternité qui ne fasse pas fi de la temporalité [19].

L’ambition d’aller « du temps au temps », et donc de reprocher au christianisme comme aux théologiens d’avoir pris racine ou d’avoir fui dans l’éternité, ne cache pas cependant une certaine conception linéaire de l’eschatologie qu’on se fera fort ici d’éviter. Car, accuser la résurrection de nous faire quitter la temporalité est oublier que le Ressuscité se tient aussi dès l’origine au cœur de notre humanité, fût-ce sur un mode non encore incarné : « le Dieu de la création, le Dieu du commencement absolu est le Dieu de la résurrection, souligne Dietrich Bonhoeffer dans un commentaire serré, mais encore trop peu connu, de la Genèse. Dès le commencement, le monde est sous le signe de la résurrection du Christ d’entre les morts. Bien plus, c’est parce que nous avons connaissance de la résurrection que nous connaissons aussi la création par Dieu. » [20] La Résurrection doit ainsi être posée, dès le départ, comme condition transcendantale de toute entrée en christianisme et de ce que ‘être créé’ veut dire. Il n’y a pas de création [chrétienne] en dehors de cette nouvelle création qui transforme et éclaire d’un nouveau jour l’ancienne – au risque, à l’inverse, de demeurer dans le plus pur judaïsme (création sans résurrection ou dans l’attente d’une résurrection exclusivement à venir). La Résurrection, pierre angulaire du christianisme, est ontologiquement au principe de tout, ou mieux du tout – y compris de la création elle-même visée par Dieu. De cela aussi, une fois encore, on se souviendra, lorsque le Verbe Ressuscité apparaîtra dans sa propre métamorphose comme Celui qui porte et enfante monadologiquement notre propre transformation, et nous incorpore ainsi à la Trinité.

Si les réflexions de Martin Heidegger sur le temps unilatéralement orientées vers la mort n’ont donc d’autre but, aux dires du philosophe lui-même, de « n’être pas de la théologie », elles n’en prédisposent cependant pas moins à la question de l’éternité, la rendant certes « plus difficile », mais la préparant néanmoins « de façon correcte pour la poser vraiment » [21]. Encore faut-il dans ce cas, et dans ce sens, cesser de désigner comme « drame » ce qui aujourd’hui fait le lot commun d’une large partie de l’humanité, et que le Christ vient aussi dans son incarnation assumer et dans sa résurrection métamorphoser : « l’humanisme athée », tel que le chrétien apprendra cette fois à traverser plutôt qu’à condamner.

3. Y a-t-il un drame de l’humanisme athée ?

On pourra s’interroger sur le bien fondé d’une réflexion sur l’athéisme au cœur d’un exposé dont la visée demeure le christianisme, et ce qui en constitue le centre : la résurrection comme telle. Le détour veut cependant montrer que les temps ont changé, et que les justes solutions d’hier [H. de Lubac : Le drame de l’humanisme athée] ne sont pas ou plus nécessairement celles qui aujourd’hui doivent être recherchées. Le débat sur l’interprétation de Nietzsche fera ainsi voir combien le dogme de la résurrection des corps concentre en lui ce qui est attaqué aujourd’hui, et dont il est nécessaire que la christianité trouve, en lui aussi, les forces pour s’en relever.

On a pu, en un temps où le christianisme commençait en quelque sorte à se confronter au nietzschéisme, interpréter la formule de l’insensé « Dieu est mort » dans le sens du meurtre d’une idole de Dieu qui du même coup en libère l’icône. La résurrection, pour tout dire, est ici directement sauvée, pour n’avoir jamais été réellement menacée. La mort d’un concept n’est pas en effet celle d’un vivant : le « dieu de Platon » qui meurt, fût-il aussi « celui des chrétiens », n’atteint pas la foi dans sa vitalité (la puissance résurrectionnelle du Père), mais seulement son énoncé dans sa conceptualité (un Dieu hors d’être ou sans l’être) [22]. Mais il y a plus, et mieux, dans le cri de l’insensé de Nietzsche – passé du « Dieu est mort » au « Dieu reste mort » (Gai Savoir, III, 125) [23]. Avec la permanence du ‘Dieu mort’ (Dieu « reste » mort), ce n’est pas en effet la seule fin d’une idole conceptuelle qui est visée, mais son cœur – la puissance résurrectionnelle du Père et sa capacité de nous relever d’entre les morts : « la résurrection [chrétienne] du corps de chair en corps spirituel, du corps terrestre en corps céleste, ne rend pas le corps à sa véritable puissance, souligne sans ambages Didier Franck interprète de Nietzsche, elle est une fausse résurrection ou une résurrection à la vie fausse […]. C’est bien à la puissance résurrectionnelle de Dieu que la puissance déployée par l’éternel retour doit être mesurée » [24].

Dans cette remise en cause de la puissance résurrectionnelle du Père (et davantage que dans l’accusation conceptuelle de la mort du Fils), ledit « drame de l’humanisme athée » semble atteindre son comble. Mais faut-il, aujourd’hui encore, y voir une « sorte d’immense dérive » ou un « drame » au sens où Henri de Lubac le fustigeait légitimement en son temps (1950) ? Rien n’est moins sûr. Probablement ne suffit-il plus d’appeler le chrétien à seulement lire et comprendre Auguste Comte (positivisme), Marx (communisme) ou Nietzsche (nihilisme), pour ensuite en démontrer l’inanité [25]. L’athéisme, de virulent hier, est devenu cohérent aujourd’hui, au point de vouloir se « débarrasser » de ce christianisme qu’hier il condamnait sans cesser néanmoins de le discuter. L’attaque est maintenant moins sévère, mais plus perfide, puisqu’il en va de la puissance de Dieu lui-même et de la possibilité d’y trouver une place ou un topos pour encore en parler. Le chrétien se laissera en ce sens interroger ad intra par cela même qu’il combattait autrefois ad extra : l’athéisme lui-même. Tout non théisme n’est pas en effet un anti-théisme ou un a-théisme comme on le donnait, il y a peu, souvent à croire. On peut être « sans » Dieu sans être « contre » lui, à moins de s’obstiner à tout voir à travers la seule visée de la foi chrétienne : « on passe à côté de la philosophie quand on la définit comme athéisme, souligne avec propos Maurice Merleau-Ponty à l’endroit de Henri de Lubac et Jacques Maritain lors de sa leçon inaugurale prononcée au Collège de France (Éloge de la philosophie [1953]). C’est la philosophie vue par le théologien » [26]. Ainsi engagé, le débat autour de la puissance résurrectionnelle du Père prend toute sa force comme aussi toute son actualité. Il ne suffira plus de justifier sub specie aeterni du bien-fondé du dogme de la résurrection des corps – on en laissera légitimement la tâche au théologien –, mais on le mesurera aussi, en philosophe, aux défis qui aujourd’hui sont lancés au croyant, pour éprouver sa capacité d’en être relevé par la puissance de Dieu lui-même.

II. Vers une métamorphose

1. Résurrection et « sur-résurrection » du corps

On ne pourra, dans le cadre de ce bref essai, développer l’intégralité du débat initié par Nietzsche avec le dogme de la résurrection des corps. Notons à tout le moins, et en guise de commencement, qu’il met sur la voie de la métamorphose – indiquant par là qu’il ne saurait y avoir de véritable relèvement en dehors d’une « transformation » qui définitivement quitte les rives de la « restauration » ou de l’ « accomplissement » qui, somme toute, ne changent rien à rien. Outre les célèbres « trois métamorphoses » (le chameau, le lion, l’enfant), la métamorphose du jeune pâtre convalescent dans Ainsi parlait Zarathoustra rappelle, à bien des égards, ce qu’il en est de la métamorphose ou de la résurrection du Christ : « très loin il cracha la tête du serpent – : et d’un bond se redressa (und sprang empor). Non plus berger, non plus homme, – un métamorphosé (ein Verwandelter), un transfiguré (ein Umleuchteter), il riait ! », prophétise Zarathoustra [27] ; et « Dieu l’a relevé (anistêmi) en le délivrant des douleurs de la mort », proclame Pierre à la Pentecôte (Ac 2, 24), suivi de Marc dans l’épisode de la transfiguration : « il fut transfiguré – littéralement métamorphosé (metamorphô) – devant eux » (Mc 9, 2). Il en va donc de même, ou presque (avec des différences, nous le verrons, des plus capitales), de la vision et l’énigme de Zarathoustra et de la résurrection de Jésus : redressement et transfiguration de l’homme en surhomme d’une part (Nietzsche) ; relèvement et métamorphose de l’homme en Dieu d’autre part (christianisme). L’analogie, de Nietzsche à l’Écriture, ne saurait être plus claire. Une triple charge conduit alors cette noble joute – Zarathoustra / Jésus –, et impose au chrétien de mesurer la force de résistance de sa propre croyance en la résurrection des corps au défi que l’athée semble lui adresser : l’accusation (a) de la passivité du sujet d’abord, (b) de la volonté de durer ensuite, (c) et de l’uniformisation de tous les corps en un seul corps enfin. De la capacité du chrétien à y répondre dépend non seulement sa propre foi, mais aussi sa crédibilité ad extra et la manière dont il « demeure toujours prêt, contre quiconque lui en demande raison, à la défense de l’espérance qui est en lui » (1 P 3, 15).

(a) Premier défi que la « sur-résurrection » nietzschéenne lance à la résurrection chrétienne, le relèvement de soi par soi et l’éternité délibérée du retour : « vous devez apprendre à vous mettre debout par vous-mêmes, ou alors vous tomberez » souligne le philosophe, de sorte que « je ressusciterai éternellement, non pas à une autre vie, mais à cette même vie et à ce même monde dont à l’instant je décide, et cette résurrection éternelle sera mon mode de vie » [28]. La foi chrétienne ne peut y opposer sur ce point qu’une fin de non recevoir. À l’héroïsme et à l’activisme du sujet philosophant revendiqué par Nietzsche, l’Écriture oppose nettement la quasi défaite et passivité du sujet croyant dans son incapacité à se relever (par) lui-même : « cet homme […] que vous avez livré et supprimé en le faisant crucifier par la mains des impies, proclame saint Pierre à la Pentecôte, Dieu [ou autrement dit un Autre en lui] l’a ressuscité en le délivrant des douleurs de la mort, car il n’était pas possible que la mort le retint en son pouvoir » (Ac 2, 23-24). Ce qui est vrai pour l’homme dans son rapport à Dieu l’est ainsi plus encore du Fils dans sa relation au Père : « la trivialité de la proposition selon laquelle ‘nul ne se ressuscite’, avons-nous noté dans Le passeur de Gethsémani, revient non plus seulement à reconnaître l’immanence d’une altérité en soi d’où provient toute identité, mais aussi à avouer l’humble et nécessaire anéantissement de soi – fût-ce aussi pour Dieu en sa qualité de Fils d’homme – dans une chair corruptible jusqu’à ce qu’un autre (son Père), assume, pour son Fils d’abord et l’ensemble de la création avec lui, la décision d’en opérer le relèvement ou la récapitulation » [29]. Quant à la volonté du retour – non pas « d’une vie nouvelle, ou d’une vie meilleure, ou d’une vie semblable, mais pour la même vie identique à celle dont maintenant tu décides » –, le chrétien retiendra au moins qu’il ne suffit pas de quitter le terrestre pour célébrer le céleste. À trop épouser les arrières mondes, le christianisme a progressivement oublié combien le Ressuscité est venu imprimer une nouvelle manière d’être à ce monde plutôt qu’un saut dans un autre monde. La leçon est trop claire, ressusciter n’est pas s’échapper mais autrement vivre une unité avec Celui qui s’est incarné, et il faudra là aussi nous en souvenir à l’heure de définir la nature de ce monde précisément « devenu autre » par la métamorphose du Ressuscité.

(b) L’accusation de la « volonté de durer », voire de la « fuite hors du monde » – second défi lancé par Nietzsche à la résurrection chrétienne – s’appuie quant à elle non pas sur le christianisme seulement [« la maison bâtie sur le roc » (Mt 7, 24)], mais trouve aussi sa source dans le judaïsme [« si vous ne croyez pas, vous ne pourrez pas être stable » [Is 7,9]] et s’achève dans le cartésianisme [le cogito comme « quelque chose de ferme et de constant » (2e Méditation métaphysique)]. Le croyant, au regard de ce grief nietzschéen, là aussi retiendra son souffle. Car « transférer le poids de la vie hors de la vie, souligne justement le philosophe, c’est retirer tout son poids à la vie ». Il conviendra en ce sens, dans un juste dialogue avec le nihilisme et pour répondre une fois encore aux « exigences de notre temps », de ne pas trop immédiatement sublimer l’humain par le divin, au risque à l’inverse de perdre dans le Créateur ce qu’il en est aussi de l’épaisseur de la créature et de sa différence avec lui [30].

(c) L’affaire prend enfin un tour plus grave ou plutôt plus lourd, dans son apparente opposition au christianisme, dès lors qu’une certaine conception chrétienne du corps uniformisé se doit, dit-on, d’être dépassée par un nouveau mode de la corporéité cette fois moins archaïque et désuet. Le débat qui autrefois dans le platonisme, comme aussi parfois dans une certaine dérive du christianisme, portait sur « l’immortalité de l’âme » contre la « destruction ou l’avilissement du corps » (âme / corps), se centre maintenant sur un certain type de corporéité opposé à un autre type de corporéité : corporéité active (Nietzsche) et corporéité passive (Paul). Un corps-à-corps oppose donc l’éternel retour nietzschéen et le dogme chrétien de la résurrection des corps, décentrant le débat de la triviale opposition du corps et de l’âme vers celui de la corporéité du Ressuscité en conflit avec la métamorphose du corps telle qu’elle est invoquée par le Zarathoustra de Nietzsche. De ce débat complexe, dont nous ne pouvons présenter ici que les linéaments, on indiquera seulement le double grief que Nietzsche adresse sur ce point à Paul : la naturalisation et la substantification du corps d’une part, l’uniformisation et l’intégration de tous les corps en un seul corps d’autre part.

La première accusation [la substantification du corps ressuscité] se tire de ladite opposition du ‘corps de chair’ et du ‘corps de gloire’ [« semé corruptible, il ressuscite in-corruptible ; semé dans le déshonneur, il ressuscite dans la gloire, etc. » (1 Co 15,42)]. A cela on répondra d’une part que la vie éternelle future en christianisme n’est pas la « négation » de la vie charnelle présente, contrairement à Nietzsche et à Didier Franck son interprète [Deus qualem Paulus creavit dei negatio [31]], mais au contraire sa transformation : pas de négation de la corruptibilité en christianisme, ni même dépassement, mais seulement son assomption par l’incarnation qui, dans l’acte de la résurrection, en convertit le sens. Quant à ce qui fait la signification de la corporéité ressuscitée d’autre part, celle-ci ne tient pas seulement dans sa métamorphose, mais aussi dans son mode phénoménal comme type d’apparition ou d’éclat : « il y a des corps célestes et des corps terrestres et ils n’ont pas le même éclat (doxa), écrit saint Paul aux Corinthiens ; autre est l’éclat du soleil, autre celui de la lune, autre celui des étoiles ; une étoile diffère en étoile d’une autre étoile. Il en est ‘ainsi aussi’ (autôs kai) pour la résurrection des morts » (1 Co 15, 40-41). Bref, saint Paul n’a pas « trop bien appris le grec en offrant la puissance résurrectionnelle de Dieu à la métaphysique et la métaphysique à Dieu » (D. Franck), il est au contraire un juif non grec qui a su traduire en grec ce qui n’est pas grec : une corporéité purement phénoménale dont l’apparition pour celui qui la reçoit – son éclat ou sa gloire (doxa) – prime sur sa simple naturalisation (le corps comme chose ou substance) [32].

D’où la nécessaire réponse à la seconde accusation [l’uniformisation des corps en un seul corps] qui provient cette fois d’une certaine lecture unilatérale de l’incorporation paulinienne : « le corps est un, et pourtant il y a plusieurs membres ; mais tous les membres du corps, malgré leur nombre, ne formeront qu’un seul corps : il en est de même du Christ » (1 Co 12, 12). De ce grief, on retiendra d’abord qu’il y aurait un réel danger à faire du corps ressuscité la pure et simple négation de la puissance de hiérarchisation et d’intensification de tous les corps. La transformation de la force en faiblesse en christianisme, nous y reviendrons, ne consiste pas à accepter béatement le paralogisme de la force [la séparation de la force et de ce qu’elle peut], mais elle consacre au contraire l’Esprit Saint comme celui qui accomplit l’œuvre puissante de relèvement du Fils par le Père, en lieu et place du surhomme nietzschéen. La négation des différences raciales (« ni juif ni grec »), politiques (« ni esclave ni homme libre »), et sexuelles (« ni homme ni femme ») [Ga 3, 28], n’indique pas un processus d’uniformisation, mais l’assomption et la transformation, en Celui dont la corporéité fut métamorphosée, de notre propre mode d’être au monde par notre corps. La différence n’est pas détruite dans un modèle résurrectionnel pensé comme fusionnel en christianisme, elle est autrement posée parce que nouvellement transformée.

Le procès nietzschéen contre la corporéité ressuscitée (a) passivité du sujet, (b) volonté de durer, (c) et uniformisation de tous les corps en un seul corps, et auquel nous avons tenté de répondre point par point, s’enracine ainsi dans la nécessaire, mais difficile, sortie de la corporéité biologique en christianisme. Le silence théologique aujourd’hui entretenu autour du dogme de la résurrection des corps, et en dehors du simple commentaire des récits d’apparitions (nous l’avons dit), vient probablement du fait que nous ne pouvons pas, ou plus aujourd’hui, prendre au sens propre ou de manière réaliste ce que hier nous entendions au sens littéral – en témoignent les multiples figurations de la sortie biologique des tombeaux aux portails de nos cathédrales : « en vérité, en vérité, je vous le dis, l’heure vient, souligne saint Jean, et maintenant elle est là, où les morts entendront la voix du Fils de Dieu […]. Que tout ceci ne vous étonne plus ! L’heure vient où tous ceux qui gisent dans leurs tombeaux entendront sa voix, et ceux qui auront fait le bien en sortiront pour la résurrection qui mène à la vie » (Jn 5, 25-29). Que signifie alors pour le Fils lui-même « sortir du tombeau pour la résurrection », et pour nous en lui ? Quel sens donner à cette corporéité du Ressuscité qui ne soit ni sublimée dans un pur angélisme ni réduite à un simple naturalisme ou relèvement du biologique ? La question du statut métaphysique du corps glorieux qui hier emplissait des traités entiers de théologie [pensons seulement aux distinctions 43 à 50 du quatrième livre du Livre des Sentences de Pierre Lombard et à leurs si nombreux commentaires (De conditione resurrectionis et iudicii), n’a guère plus cours aujourd’hui. Y revenir aussi par la pensée, et non uniquement par la foi, est pourtant la condition pour y faire droit, et ne pas seulement taire dans le mystère ineffable (Denys) le mouvement trinitaire des « hypostases divines qui aussi se font connaître à nous (innotescunt nobis) » (saint Bonaventure) [33].

2. La résurrection change tout

Cur Deus resurrexit ? – « pourquoi Dieu est-il ressuscité » ? La question est massive, et l’ampleur de la tâche immense. On ne saurait cependant reculer devant cette quête légitime de notre raison qui motive aussi notre foi. Si Dieu est ressuscité, des raisons « nécessaires » et non pas seulement de « convenances », pour suivre la leçon d’Anselme, doivent aussi aujourd’hui pouvoir le justifier. Parce que les réquisits d’hier ne sauraient être tout à fait identiquement ceux de notre temps, on s’efforcera ainsi de fournir un type d’intelligibilité qui, conformément au dogme et à ses propres exigences, en produise un mode d’« exposition » qui « réponde aux exigences de notre époque » sans jamais néanmoins en trahir la pensée.

« L’incarnation change tout » : la formule n’est pas d’un théologien mais d’un philosophe – Maurice Merleau-Ponty [34]. Mais l’appel philosophique à la théologie – puisque le « devenir chair » (Es wird Leib) se tire ici de Husserl et non pas d’un quelconque théologien [35] – doit maintenant se relayer par un appel théologique à la théologie, fût-il aussi à œuvrer avec les moyens de la philosophie : « la Résurrection change tout ». Pour faire voir la résurrection comme métamorphose – « nous ne mourrons pas tous, mais tous nous serons transformés, en un instant, en un clin d’œil, au son de la trompette finale » (1 Co 15, 51-52) –, et pour montrer combien elle est l’événement ontologique de la transformation du monde et non pas le simple épiphénomène ontique d’un fait qui s’est produit dans le monde [cf. Introduction], on la pensera ici de façon premièrement trinitaire, pour suivre l’a priori bonaventurien dont on usera comme d’un leitmotiv dans le présent essai : « si cela est déjà dit en vue de la création, cela s’applique pourtant d’abord au sein de Dieu » [36]. Si rien donc ne se produit en l’homme qui ne se produise d’abord en Dieu, hormis le péché, (a) l’épreuve du Père sera en même temps le lieu (b) de la transposition aperceptive du Fils et (c) du déploiement de la force de l’Esprit. Non affaire de l’homme, bien qu’elle le soit aussi pour lui, la résurrection est donc prioritairement affaire de Dieu – de lui, en lui et par lui.

(a) Que la passion et la résurrection soient une épreuve pour le Père, on en conviendra à l’heure où l’impassibilité divine ne saurait davantage être postulée sans contredire sinon à quelques rares théologiens (en particulier Origène et Bernard de Clairvaux, nous allons y revenir), au moins au message le plus ordinaire du Premier Testament quand Yahvé Dieu se révèle à Moïse : « j’ai vu la misère de mon peuple en Égypte, confie-t-il au berger ayant fait le détour par le buisson incandescent, et je l’ai entendu crier sous les coups de ses oppresseurs. Oui, je connais ses souffrances » (Ex 3, 7). La formule d’Origène tirée de ses Homélies sur Ezéchiel est en ce sens connue : ipse Pater non est impassibilis – « le Père lui-même n’est pas impassible » [37]. Cette « passion de la charité (passio caritatis) » donnée et vécue dès l’instant de la création, et non pas uniquement de la passion aux dires de l’Alexandrin, pourrait cependant réduire Dieu à nos simples passions humaines. On évitera alors les dérives origéniennes du patripassianisme très largement répandues aujourd’hui en distinguant, à la suite de Bernard de Clairvaux, l’impassibilité de Dieu d’une part et sa compassion de l’autre : Deus est impassibilis sed non incompassibilis – « Dieu est impassible mais non pas incapable de compassion », dicte Bernard dans son Commentaire du Cantique des Cantiques au Sermon 26 prononcé à l’occasion de la mort de son frère Girard [1138], et comme pour relayer Origène. Il convient en ce sens de distinguer l’« affection divine », quant à elle toujours intentionnelle et volontaire, et notre « affect humain » qui demeure, quant à lui, à jamais subi et reçu de façon le plus souvent involontaire, voire pathologique. D’où la définition bernardine de Dieu comme « affection » (affectio) mais non pas directement comme « affecté » (affectus), dans le traité de la Considération cette fois, qui le départit précisément de l’homme sans taire néanmoins sa passibilité divine : non est affectus Deus, affectio est – « Dieu n’est pas affecté, mais il est affection » [38].

(b) En la figure du Fils se noue alors notre finitude dont le Père, volontairement affecté par elle dès la création et conduite à son terme au jour de la passion, en produit la métamorphose par la résurrection. Certes, et nous l’avons dit, le poids pris et porté par le Fils est aussi et d’abord celui du péché dont il vient nous délivrer. Mais nous l’avons aussi souligné, le péché comme « auto-enferment de soi sur soi » est « greffé ou enté sur une finitude quant à elle non pécheresse ». Bref, il est une angoisse de la finitude qui ne s’identifie pas à l’angoisse du péché, quand bien même la seconde prendrait appui sur la première [39]. C’est donc de cette finitude aussi, c’est-à-dire de cette légitime angoisse de la mort (Heidegger), que le Père vient nous libérer dans le Fils – non pas qu’elle soit pécheresse ou qu’elle n’ait plus lieu d’être, mais en cela qu’il revient en propre à la manière filiale et divine de l’éprouver sans jamais rompre la relation à celui à qui elle est adressée : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné » (Mc 15, 34), « Père entre tes mains je remets mon esprit » (Lc 23, 46). La résurrection dans le Fils opère donc en quelque sorte le « passage » au Père (Métamorphose de la finitude) de la finitude dont il « pâtit » aussi dans sa passion (Passeur de Gethsémani) : « le Fils est devenu si totalement homme, suggère audacieusement Gustave Martelet, qu’il est capable désormais d’éprouver en sa chair (le pire de) l’humain et de le faire éprouver à celui dont il vient. Devenu l’un de nous, il est habilité à dévoiler au Père, d’une manière non plus seulement divine mais tout humaine, ce drame vraiment nôtre et qui n’est d’abord que nôtre » [40]. On demandera alors, et de façon quasiment triviale : quelles raisons le Père a-t-il pu trouver pour ainsi opérer la métamorphose de notre finitude en son Fils, et ne savait-il pas déjà ce qu’il en était pour l’homme du poids de son existence « tout court » pour maintenant l’en libérer, ou à tout le moins le porter avec lui ?

À la première question [les motifs de la résurrection] on répondra, sans pouvoir davantage le développer ici, que le Fils diffère en ceci de l’homme qu’il possède en propre la pleine capacité, parce qu’il est Dieu, de faire éprouver au Père cela même que lui-même éprouve : « toi, Père, tu es en moi et moi en toi » (Jn 17, 21). L’empathie divine cependant (Einfühlung), dont on trouvera chez Max Scheler un des premiers fondateurs, n’est pas ici simple « fusion affective » à la manière d’un Lipps par exemple (Einsfühlung), car les modes de l’éprouver ne cessent pas de différer selon les hypostases : sans chair pour le Père et par la chair pour le Fils. Bref, et pour pousser jusqu’au bout le réquisit d’un motif pour la résurrection, on dira que le Père prit la décision dans le Fils de métamorphoser notre finitude en cela qu’il en reçoit par lui le poids et voit avec lui son impossible légèreté. La « transposition aperceptive » du Fils vers le Père se réalise ainsi pleinement en Dieu, et motive son exigence d’opérer la métamorphose de ce dont, dans notre première partie, il était pleinement question : le « précis de la finitude » [41].

Quant à la seconde question [l’omniscience divine de ce poids dès l’instant de la création], elle attend encore sa réponse, et se doit de rendre raison du sens de la décision de la résurrection. On soulignera pour ce faire, à la suite de Maurice Merleau-Ponty, qu’une « situation vécue » (« Paul souffre parce qu’il a perdu sa femme ou il en colère parce qu’on lui a volé sa montre ») ne s’identifie jamais à une « situation apprésentée » (« je souffre parce que mon ami Paul a de la peine, et je suis en colère parce qu’il est en colère ») [42]. Mais dans le cas de Dieu précisément, parce que l’affection est volontaire et ne se réduit pas au seul affect (saint Bernard), les passions se superposent et se compénètrent l’une l’autre. Certes le Père savait sa créature mortelle et ayant à en supporter le poids, mais par son Fils il éprouve combien il est lourd, voire impossible, de le porter et prend la décision en son Fils sinon de l’annihiler, au moins de nous donner de le porter et de le supporter autrement et avec lui. Il y a un « abîme entre savoir et faire, entre savoir la mort (sa propre mort), et y passer », souligne Charles Péguy [43]. Et de cet abîme provient selon nous la nécessaire distinction à maintenir entre l’omniscience du Père [le savoir la mort de l’homme] et son affection au moment de la passion [l’épreuve de l’homme pâtie en son Fils et passée vers lui]. Le savoir de la finitude et de la mort de l’homme dans l’acte de la création ne s’identifie pas, pour le Père, à l’épreuve de la finitude et de la mort de son Fils dans l’acte de la rédemption. La métamorphose du monde devient ainsi métamorphose de Dieu, si tant est que le monde est compris en Dieu.

(c) L’Esprit Saint, dernière hypostase à considérer dans l’acte de la résurrection après l’« épreuve du Père » et la « transformation aperceptive du Fils », devient alors, et à proprement parler, le lieu de la « méta-morphose » du Fils par le Père, ainsi offerte à l’homme : « soyez trans-formés (meta-morphô) par le renouvellement de votre intelligence », enseigne saint Paul aux chrétiens de Rome (Rm 12, 2). L’insistance de toute la pneumatologie qui fait ordinairement de l’Esprit Saint soit l’acte d’union du Père au Fils (schème immanent et circulaire latin) soit le don accordé par Dieu au monde (schème linéaire et économique grec) en oublie parfois sa définition première comme « force » (energeia) : force engendrante du Fils en Marie sa mère – « l’Esprit Saint viendra sur toi et te couvrira de son ombre » (Lc 1, 35) –, et force ressuscitante ou relevante du Verbe fait chair et de nous en lui : « avec lui encore vous avez été ressuscités puisque vous avez cru en la force de Dieu (energeias tou theou) qui l’a ressuscité des morts » (Col 2, 12). L’Esprit Saint, comme métamorphose du Fils par le Père et de l’homme en lui, rejoint ainsi et paradoxalement ce que Nietzsche déplorait pourtant de ne pas trouver dans le christianisme – la « non séparation de la force et de ce qu’elle peut » [44]. Contre toutes les perversions du christianisme dénoncées par le nihilisme – « le mérite pris pour de la faiblesse, la bonté pour de l’impuissance, l’humilité pour de la bassesse, l’obéissance comme soumission à ceux que l’on hait, ne pas vouloir se venger comme ne pas pouvoir se venger, etc. » [45] – l’Esprit Saint au contraire, et lui seul, rivalisera ainsi avec les ambitions du Surhomme. Parce qu’Il est force contre force, lui aussi dépasse l’homme en lui donnant de se dépasser, mais en cela seulement que le croyant accepte cette fois de se laisser « dé-passer », c’est-à-dire traverser plutôt que surmonter. Dieu pour l’homme n’est donc pas seulement substance, bien qu’il le soit aussi dans la détermination trinitaire de son dogme (concile de Nicée-Constantinople). Il est aussi et d’abord puissance, considéré ainsi du point de vue de la Résurrection et de la force relevant le Fils par le Père dans l’Esprit Saint : « nos corps doivent ressusciter non en vertu de leur substance (non ex sua substantia), proclame avec assurance Irénée, mais par la puissance de Dieu (sed ex Dei virtute) » [46].

Qu’advient-il alors de notre propre corps, pris précisément dans la corporéité métamorphosée du Ressuscité ? Telle est la question ouverte par l’incorporation trinitaire et la phénoménologie de la résurrection, déclinée maintenant sur le mode de la naissance corporelle pour dire le sens propre de notre renaissance charnelle.

3. L’homme incorporé

On ne dira rien ou presque de l’incorporation de l’homme en Dieu. Non pas qu’elle ne m’incombe pas, loin s’en faut, puisque d’elle dépend notre propre métamorphose et donc aussi notre résurrection. Peu m’importe en effet, nous l’avons souligné, que le Christ fût transfiguré – ou plutôt littéralement « métamorphosé » (metamorphô) – aux yeux de Pierre, Jacques et Jean (Mt 17, 2), qu’il se fût même dans son trépas « réveillé des morts comme il l’avait dit » (Mt 28, 6-7), ou qu’il « fût vu de Simon » (Lc 24, 34) et « de plus de cinq cent frères à la fois » (1 Co 15, 6), si ce n’est pas pour moi aussi, et à moi, que s’adresse cette invite à une nouvelle naissance ou renaissance [cf. Introduction]. La thèse de l’incorporation trinitaire insistera alors, et s’efforcera de montrer en quoi la métamorphose pour Dieu est aussi une transformation pour l’homme, pris et compris en lui. Nous sommes en effet monadologiquement contenus dans le Fils, de sorte que cela même qui se produit dans le Verbe passe et se passe aussi pour nous au moins de façon filiale et adoptive : « en lui (en autô) tout a été créé…, rappelle saint Paul dans son hymne aux Colossiens, tout est créé par lui (di autou) et pour lui (eis auton)…, tout (ta panta) est maintenu en lui (en autô), et il est lui (autos) la tête du corps qui est l’Église » (Col 1, 16-18). Le christianisme va en effet si loin dans l’assomption et la transformation de notre humanité qu’il « a osé placer le corps (humain) dans les profondeurs les plus cachées de Dieu » souligne Romano Guardini [47]. En d’autres termes, par l’opération de la métamorphose de Dieu, ce n’est plus seulement l’âme de l’homme qui seule « veut que le monde s’inscrive en elle » et « elle en Dieu » (Bonaventure), mais son corps tout entier qui, emporté avec lui dans la fabrique divine, y est lui aussi métamorphosé. Avant et après la remontée du Fils vers le Père, ni le Fils ni nous-mêmes ne sommes en réalité le(s) même(s). Le Fils d’abord, parce que la trinité Père-Fils-Esprit s’est en quelque sorte muée en Père-Christ (Fils incarné mort et ressuscité)-Esprit : il fait entrer son humanité charnelle, et notre propre corporéité, au cœur de la divinité. Nous-mêmes ensuite, parce qu’en mourant ce n’est pas ou plus l’âme qui s’évade du corps à l’instar du schème platonicien, mais notre corps tout entier qui épouse le mouvement d’ascension du Fils – entendons ici d’incorporation – vers son Père. Tenir avec Grégoire de Nazianze que « tout ce qui n’est pas assumé n’est pas sauvé, et que seul ce qui est uni à Dieu est sauvé » (Lettre à Cledonius) [48], revient alors à voir dans le Fils ressuscité non pas seulement celui qui nous appelle à nous diviniser, mais aussi celui par qui notre animalité est assumée et transformée, en cela qu’elle est ce par quoi nous devons toujours commencer : « ce qui est premier, précise encore saint Paul aux Corinthiens, c’est l’être animal (psuchikon), ce n’est pas l’être spirituel (pneumatikon) ; il vient ensuite (epeita) » (1 Co 15, 46) [49].

Bref, et on l’aura compris, l’homme incorporé à Dieu dans la figure du Fils ressuscité n’est pas simplement surajouté aux trois personnes de la trinité comme dans une sorte de quaternité par l’Église toujours condamnée [condamnation du IVe concile de Latran (1215)] [50] . Il reçoit au contraire pour soi tout ce que le Fils a reçu du Père pour lui, jusqu’à manifester dans notre chair ce que seule une phénoménologie de la résurrection fait voir, l’acte d’une renaissance spirituelle pensée d’abord sur le mode de la naissance charnelle : « [avec le christianisme], précise Paul Claudel, ce n’est pas l’esprit seul qui parle à l’esprit, c’est la chair qui parle à la chair. Notre chair a cessé d’être un obstacle, elle devient un moyen et un véhicule, elle a cessé d’être un voile, elle devient une appréhension » [51].

III. Phénoménologie de la résurrection

Reste maintenant à déployer dans cette phénoménologie de la résurrection (3ème partie) ce que la métamorphose (2ème partie) a transformé du précis de la finitude (1ère partie). La tâche sera plus rapide, et même plus simple, quoique plus délicate quand elle s’essaie à dire le vécu d’une expérience dont le récit évangélique demeure le principal support. À « l’indépassable immanence » [I, 1] répond « le monde devenu autre » [III, 1], à la terminaison « du temps au temps » [I, 2] le passage « du temps à l’éternité » [III, 2], et à l’impossible « drame de l’humanisme athée » [I, 3] l’hypothèse nécessaire, ou à tout le moins supplémentaire, d’une « chair pour renaître » avec Dieu [III, 3]. De l’incarnation à la résurrection se tisse ainsi une ‘continuité de la chair’ en christianisme, qui en constitue probablement sa plus grande spécificité [conclusion].

1. Le monde devenu autre

Le christianisme ne souffre rien de plus que de la séparation des mondes héritée du néoplatonisme et dont les conséquences, nous l’avons vu avec Nietzsche, sont considérables quant à la constitution du Royaume comme une sorte d’arrière-monde. Saint Augustin lui-même avait pris garde de ne pas identifier la « cité céleste » au monde des idées platonicien, ni la « cité terrestre » au monde des choses, comme on le croit parfois à tort. Cité terrestre et cité céleste ne sont pas en effet deux mondes chez l’évêque d’Hippone, mais deux manières différentes d’être au monde, des modalités du sujet plutôt que deux topoï divergents et opposés : « l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité terrestre (civitatem terrenam) ; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la cité céleste (civitatem caelestem) » [52]. Le ‘ciel’ n’est pas « le haut » en christianisme, mais la manière « ouverte à Dieu » de vivre notre rapport au monde ; et la ‘terre’ quant à elle n’est pas « le bas », mais la manière « fermée sur soi » de vivre notre relation aux autres et à nous-mêmes. Être du ciel n’est pas consacrer un quelconque « être ailleurs » en butte contre « l’être-là (Dasein) », mais au contraire ouvrir son « être-là (Dasein) » à la dimension d’un ailleurs qui lui interdise cette fois de prêter à la mort le dernier mot, quand bien même elle serait toujours le premier. Plus encore, et de façon diamétralement opposée cette fois, la « terre » ne désigne pas seulement dans le Nouveau Testament un type de rapport (fermé) au divin. Elle est aussi et surtout ce à partir de quoi et en quoi les choses s’annoncent – comme si notre propre expérience demeurait à jamais le terreau à partir duquel Dieu s’adresse à l’homme : « si vous ne croyez pas lorsque je vous dis les choses de la terre [la naissance], s’indigne Jésus toujours devant Nicodème, comment croirez-vous si je vous disais les choses du ciel [la renaissance] ? » (Jn 3, 12). Prier et dire « notre Père qui êtes aux cieux » (Mt 6, 9) n’est ainsi pas, ou plus seulement, cantonner le Père là-haut dans sa gloire, alors que nous nous peinerions ici-bas dans notre misère. Pour le juif, comme aussi pour le chrétien, le ciel dessine la voûte qui abrite l’homme et fait de la terre sa demeure, plutôt que la trouée vers un autre monde aussi inadéquat qu’indépendant du nôtre [53]. La volonté du Père se fera ainsi d’autant plus « sur la terre comme au ciel » (Mt 6, 10) que l’unité d’un même monde divino-humain sera tenue de bout en bout par l’acte de la Résurrection (incorporation de l’homme à Dieu), et que de la terre aux cieux s’établit une analogie et non pas une opposition [54].

En ce sens, mais en ce sens seulement, il n’y aura pas, ou plus, deux mondes par la résurrection, mais deux manières différentes de vivre le même monde : « nous confondons autre monde et monde devenu autre, indique François Varillon dans une magistrale formule. Ce n’est pourtant pas la même chose ! En rigueur de termes (par la Résurrection), il n’y a pas d’autre monde, d’autre vie, mais ce monde devient tout autre, cette vie devient tout autre » [55]. Le monde en régime chrétien, comme d’ailleurs l’être-au-monde tout court en phénoménologie, n’est pas le contenant dans lequel un événement viendrait à surgir – la résurrection par exemple –, mais c’est au contraire l’Événement lui-même qui, en quelque sorte « mondifie le monde » ou fait le monde : « l’événement signifie, pour celui qui le comprend, souligne Claude Romano, l’avènement d’un nouveau monde […]. À travers cette métamorphose du monde en effet, se joue le passage à un autre sens du ‘monde’, du sens événementiel au sens événemential » [56]. Dit autrement, la Résurrection « fait monde », ou déploie au cœur de ce monde une nouvelle manière d’être au monde. Non pas celle qui oppose les défunts, là-haut, qui sont dans la gloire et nous, en bas, qui rampons dans la misère ; mais celle par laquelle nous nous reconnaissons ensemble compris et contenus dans le monde de Dieu, les uns sur le mode de la vision « face à face », et les autres ne le vivant et ne l’éprouvant encore qu’en « miroir » ou en « énigme » (1 Co 13, 12). Les uns et les autres cependant, nous appartenons au même monde divin, de sorte que nul « n’est » au monde en christianisme s’il ne « naît » nouvellement à Dieu, c’est-à-dire en attente lui aussi de sa propre métamorphose ou transformation : les défunts, ou plutôt les saints, « nous attendent encore (expectant nos), souligne Origène, bien que nous tardions, bien que nous traînions : car il n’y a pas pour eux de parfaite allégresse tant qu’ils s’affligent de nos errements (pro erroribus nostris dolent) et qu’ils pleurent nos péchés (et lugent nostra peccata) » [57]. Du mode de présence que nous avons entretenu avec les « vivants » pendant leur vie dépend donc en quelque sorte la modalité de la relation que nous établissons avec eux dans leur « survivance » en Dieu. Ainsi faut-il faire de l’éternité un concept non pas temporel, mais cognitif ou mystique, un mode de relation à Dieu donné pour aujourd’hui plutôt qu’une quelconque prolongation des temps promise pour demain : « la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, souligne saint Jean, toi le seul vrai Dieu et ton envoyé Jésus-Christ » (Jn 17, 3).

2. Du temps à l’éternité

De même que la transformation de l’« immanence » (I, 1) ne conduit pas à un autre monde mais à une autre manière de vivre ce même monde – sur le mode du « ciel » comme ouverture à Dieu (III, 3) –, de même la métamorphose du passage du « temps au temps » (I, 2) ne conduit pas à quitter la temporalité, mais à la vivre sur un autre mode, c’est-à-dire intégrée en ce Dieu qui est l’Éternel. Nous l’avons montré à la suite de Martin Heidegger commentant Augustin, l’homme est « essentiellement orienté vers l’avenir » dont le « tracas » (molestia) ou le « souci » (Sorge) constituent son être le plus propre. La résurrection cependant, ou la métamorphose de l’homme en Dieu (II), produit un autre et nouveau rapport au temps. Non pas que le chrétien soit débarrassé du souci du futur et quitte ainsi l’ensemble de l’humanité, mais en cela seulement qu’il consacre avec Dieu « l’instant » en lieu et place de l’éternité, et donc de la pleine réalisation de la providence divine.

Avec saint Augustin en effet, l’instant de la rencontre avec Dieu devient pour lui l’instance de tous les temps – non pas un point du temps, mais le point de sa transformation par où se mesurent tous les temps : « prends, lis ! prends, lis !, lit-on au livre VIII des Confessions. À l’instant (statim) je change de visage […]. À l’instant même en effet (statim), avec les derniers mots de cette pensée, ce fut comme une lumière de sécurité déversée dans mon cœur, et toutes les ténèbres de l’hésitation se dissipèrent » [58]. Les extases du temps se concentrent ainsi dans le présent chez Augustin, non pas au nom du motif philosophique de la « présentification de la présence » (Heidegger), mais parce que Dieu seul nous convie théologiquement à la joie de recevoir le présent comme présent – c’est-à-dire comme accueil de l’instant certes, mais aussi et surtout comme cadeau (présent) de ce que je reçois comme venant de lui dans ma manière d’être au monde ou de vivre chaque extase du temps. Telle est la métamorphose temporelle que produit la Résurrection, qui transforme mon rapport au temps, fait de toutes les extases du temps des modes de l’« instant », et conduit à enfin vivre le dicton si justement célèbre des Confessions : hodiernus tuus aeternitas – « Ton aujourd’hui c’est l’éternité » [59]. L’« aujourd’hui de l’éternité » ne désigne en effet ni la prolongation des temps (temps indéfini) ni la jouissance de l’instant (carpe diem), mais le lieu et l’acte de l’engendrement par lequel le Fils se reconnaît ‘né (de nouveau)’ de son Père et nous en lui : « voilà pourquoi tu l’as engendré coéternel à toi, poursuit Augustin, celui à qui tu as dit : ‘Moi aujourd’hui je t’ai engendré’ (Hb 5, 5) » [60].

La véritable joie en christianisme – celle-là même qui libère de l’angoisse dont l’avenir constitue à la fois le moteur et le souci (Heidegger) – ne tient donc pas seulement dans la jouissance de l’instant, mais dans l’acte au présent de la transformation de soi par un Autre, signe évident du « passage » de cette Métamorphose qui est Dieu même [« Je suis la Résurrection » (Jn 11, 25)], et dont je suis quant à moi le principal destinataire : « la joie (laetitia), souligne Spinoza, est le passage d’une moindre à une plus grande perfection […]. Je dis passage (transitionem) car la joie n’est pas la perfection elle-même » [61].

3. Une chair pour renaître

C’est dans le « passage » précisément de l’angoisse existentielle (Heidegger) à la joie de la béatitude dès ici-bas (Spinoza) que nous retrouvons alors la naissance, ou mieux la renaissance comme existential de la résurrection (Nicodème). Phénoménologiquement et théologiquement parlant, la joie de la naissance de l’enfant importe en effet moins que la naissance de la joie qu’est cette naissance même – l’une concernant l’étantité (la naissance de l’enfant) et l’autre le vécu de cette étantité (la joie en moi que provoque cette naissance). Ainsi en va-t-il alors, et très exactement, du Royaume de Dieu comme lieu par excellence de la naissance en moi-même de la joie de Dieu (chara), dûment distinguée par Luc du simple bonheur humain (euphrosunê) dans la parabole du Fils prodigue : « il fallait festoyer (euphrainesthai [bonheur]) ‘et’ se réjouir (charênai [joie]), parce que ton frère que voici était mort et il est vivant, il était perdu et il est retrouvé » (Lc 15, 23). Revenir dans l’habitacle de Dieu que seul le péché fait quitter, tel est le sens rédempteur de la résurrection qui se greffe cette fois sur la transformation ontologique du monde en Dieu que produit l’acte du relèvement du Fils par le Père sous la force de l’Esprit : « mon enfant, toi, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi » (Lc 15, 31) [62].

On assiste ainsi à sa propre résurrection comme à une naissance, en n’y assistant pas précisément. Car le paradoxe pour la naissance du point de vue de la conscience vaut aussi pour la résurrection : toujours obscure pour celui qui naît (la naissance ne se constate qu’après coup), elle n’en est pas moins claire pour ceux qui l’ont produite (la mère peut-être plus encore que le père car elle en porte la trace jusque dans son corps). Obscure, la renaissance la demeure donc pour Nicodème qui la reçoit, condamné donc à la voir seulement par ses effets plutôt qu’en connaître le passage : « le vent souffle où il veut, et tu entends sa voix, prévient Jésus, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est de l’Esprit » (Jn 3, 8). Mais claire, la naissance l’est aussi dans le récit évangélique pour la femme qui donne la chair en la figure de Marie ou Élisabeth [« lorsqu’Élisabeth entendit la salutation de Marie, l’enfant bondit dans son sein et Élisabeth fut remplie de l’Esprit Saint » (Lc 1, 41)] et pour l’homme qui donne le nom en celle de Zacharie [« Zacharie demanda une tablette et écrivit ces mots : ‘son nom est Jean’ » (Lc 1, 63-64)]. Notre Résurrection, à l’instar de notre naissance, se reçoit ainsi d’une autre chair et nous identifie dans un autre nom, sans jamais pouvoir cependant nous les donner à nous-mêmes. L’autre de la chair me fait naître au Ressuscité, tel est le rôle de l’Église à l’instar de Marie engendrant le Verbe incarné ; et l’autre du nom qui me désigne comme l’appelé ou l’ « in-voqué », telle est la fonction du Père des cieux qui me désigne comme son fils adoptif : « si l’on naît pour posséder l’héritage temporel d’un père humain, enseigne magistralement Augustin commentant Nicodème, il faut naître des entrailles d’une mère charnelle (nascatur ex visceribus matris carnalis) ; mais pour posséder l’héritage éternel de ce Père qu’est Dieu, il faut naître des entrailles de l’Église (nascatur ex visceribus ecclesiae) » [63].

Reste que la chair à laquelle nous naissons dans le temporel (l’être-au-monde) est vouée à se laisser convertir dès aujourd’hui dans la connaissance de l’Éternel (l’être-à-Dieu). Seule une anthropologie adéquate d’une corporéité non unilatéralement biologique permettra alors de sortir du sens purement naturaliste que l’on attribue parfois au dernier article de la confession de foi du Symbole des apôtres : « je crois à la résurrection de la chair et à la vie éternelle. Amen ». On ne perdra certes pas de vue la « sortie des tombeaux » (Jn 5, 25-29), car tel est le mystère profond et véritable de la foi chrétienne. Mais du tombeau ne « sortira pas » une substance simplement matérielle, aussi impossible à penser du point de vue philosophique que difficilement tenable du point de vue théologique. Pas davantage néanmoins ne réduirons-nous ce qui « en sort », comme l’enfant est tiré du ventre de sa mère, à un pur esprit – au risque à l’inverse de sombrer dans la dérive, plus grave encore, du gnosticisme (en particulier Marcion et Valentin). « Être charnel », et c’est la phénoménologie husserlienne qui cette fois nous l’apprend, n’est pas identiquement « être corporel ». Non pas que la « chair » et le « corps » aient à être opposés l’un à l’autre, comme autrefois on pensait de manière dualisante l’esprit et la matière ou l’âme et le corps ; mais en cela qu’ils constituent l’un et l’autre « deux couches » bien distinctes, mais dont la seconde seulement (la chair) et non pas la première (le corps) me constitue en propre : « ainsi le corps (Körper) et la chair (Leib) sont-ils du point de vue de la perception essentiellement distincts, souligne Husserl dans la Krisis (1936) […] : charnellement ne signifie manifestement pas simplement corporellement, mais le terme renvoie à cette fonction kinesthésique qui est égologique à sa manière propre, et en premier lieu au voir, à l’entendre, etc., fonctions dont relèvent bien évidemment d’autres modalités égologiques encore (par exemple soulever, porter, frapper) » [64]. Indépendamment de tout anachronisme qui donnerait faussement à croire à une possible identification de la caro en latin et du Leib en allemand, on émettra alors l’hypothèse : si la chair (Leib) désigne phénoménologiquement parlant notre mode propre et égologique de vivre notre corps (Körper), n’est-ce pas cela même de notre propre être charnel qui ressuscitera à la fin des temps : cette fonction kinesthésique, propre à chacun et par laquelle nous nous reconnaissons les uns les autres, dans notre manière de soulever, de porter, de frapper, de voir, d’entendre, etc. ? Dit autrement, est-ce le corps objectif (Körper) qui ressuscite, ou plutôt, et de façon plus évidente, la manière subjective de vivre et d’éprouver notre corps (Leib), dès lors qu’il est, par elle, ce qui nous constitue en propre dans nos expériences les plus fondamentales [naissance, sexualité, mort] ?

Les apparitions du Ressuscité en témoignent toujours, lui qui se laisse et se fait reconnaître toujours par sa chair (Leib) et non pas par son corps (Körper) – seule explication possible d’ailleurs d’un voir des disciples qui le reconnaissent ou non [on reconnaît normalement un corps sauf s’il est intégralement mutilé, mais pas nécessairement une chair qui présuppose une empathie originaire comme condition de la reconnaissance]. En témoignent successivement l’adresse de Jésus (i) aux disciples au bord du lac, (ii) à Thomas au Cénacle, (iii) et à Marie-Madeleine au jardin du sépulcre. (i) Aux disciples d’abord. L’invitation à « venir déjeuner » (Jn 20, 12) n’est pas celle d’un corps affamé dont on ne voit pas en quoi elle appartiendrait à un être ressuscité, mais celle d’une chair transfigurée qui rappelle qu’elle est exemplairement faite pour se donner : « alors Jésus vient. Il prend le pain et le leur donne ; il fit de même avec le poisson » (Jn 20, 13 [cf. § 29]). (ii) À Thomas ensuite. Celui qui voulait voir son corps – « dans ses mains la marque des clous » ou « dans son côté » l’ouverture de la lance (Jn 20, 25) – y aperçoit enfin une chair quand le Seigneur précisément lui propose de s’en tenir à cette première corporéité : « Thomas répondit : mon Seigneur et mon Dieu » (Jn 20, 28). (iii) À Marie-Madeleine enfin. Elle « voit Jésus qui se tenait là mais elle ne savait pas que c’était lui » (Jn 20, 14), jusqu’à ce qu’une parole prononcée en chair l’appelle par son nom – non pas parce que c’est elle (Marie en son étantité), mais parce que c’est lui (le ‘maître’ en sa modalité) qui la « retourne » et lui confie à nouveau sa « voix » : « Jésus lui dit : ‘Marie’. Elle se retourna et lui dit en hébreu : ‘Rabouni’, ce qui signifie maître » (Jn 20, 16). (i) Ni affamée [apparition au bord du lac], (ii) ni non encore cicatrisée [apparition à Thomas], (iii) ni simplement déguisée en jardinier [apparition à Marie Madeleine], la corporéité du Ressuscité n’est donc pas ou plus seulement de l’ordre de la matérialité de son corps, mais de l’expressivité de sa chair : « Dieu l’a ressuscité le troisième jour et il lui a donné de devenir visible (emphanê genesthai), proclame exemplairement saint Pierre chez le centurion Corneille, non pas au peuple en général, mais bien à des témoins nommés d’avance par Dieu, à nous qui avons mangé avec lui et bu avec lui après sa résurrection d’entre les morts » (Ac 10, 40-41).

Conclusion : De l’incarnation à la résurrection

Dans son incarnation par sa manière d’être au monde par son corps, le Verbe a donc vécu et préparé sa résurrection comme révélation pleine et entière du mode d’être de sa chair : en partageant à nouveau le manger et le boire avec les siens (disciples), en se faisant reconnaître dans sa texture charnelle comme en ses blessures (Thomas), et en appelant de son nom celle qui, en une autre manière, recueille sa voix (Marie-Madeleine). Son « devenir corps » (incarnation) a ainsi anticipé son « devenir chair » (résurrection) – ce dont témoigne cette fois, et de façon exemplaire, le récit de sa gloire charnelle ou de sa transfiguration : « il fut transfiguré (metamorphô) devant eux : son visage resplendit comme le soleil, ses vêtements devinrent blancs comme la lumière » (Mt 17, 2). La Métamorphose de l’homme sans Dieu achève ici sa « transformation » avec et en Dieu : non pas comme « brisure ou cassure » de la corporéité (Bultmann), ni même seulement comme « incorporation » du tout de l’homme en Dieu [II, 3], mais cette fois comme épiphanie pleine et entière d’une « charnellité » seule à même de supporter le « poids » d’une telle phénoménalité. On attendra alors de la parousie, ou de l’accomplissement des temps, que l’homme manifeste en sa « chair transfigurée » la plénitude de cette « gloire » révélée [kabôd]. Le Fils de l’homme, ayant épousé jusqu’au bout les mouvements de notre chair (kinêseis) au point de s’y faire reconnaître comme Ressuscité, consacre ainsi sa corporéité comme le lieu le plus expressif et résidentiel de sa divinité : « le Christ habite corporellement, indique très précisément saint Paul dans l’épître aux Colossiens, toute la plénitude de la divinité » (Col 2, 9). Ce temps là où nous étions « sans Dieu dans le monde » est passé : « dans sa chair, il a détruit le mur de la séparation […] ; c’est grâce à lui que les uns et les autres, dans un seul Esprit, nous avons accès au Père » (Ep 2, 12-18).

QUESTIONS OUVERTES À M. EMMANUEL FALQUE, PAR LE PÈRE MICHEL GITTON

Il faut le dire : c’est avec un profond bonheur que j’ai d’abord écouté, puis lu la communication de M. Emmanuel Falque reproduite dans ce numéro. Se trouver projeté à cette hauteur d’intelligence, avoir soudain le sentiment de dialoguer avec les plus grands, se sentir partie prenante d’une entreprise de reformulation du christianisme à la mesure d’un Albert de Grand ou d’un Thomas d’Aquin, il y a là une expérience qu’on ne peut que recommander aux lecteurs de Résurrection et avec eux à beaucoup d’autres. Pourtant, je n’ai pu me défendre jusqu’au bout d’un certain malaise devant telle ou telle des positions soutenues en cours de route, et je voudrais m’en expliquer en toute franchise, sachant que c’est ainsi que nous avancerons et sortirons des fausses évidences qui conditionnent souvent nos analyses.

J’ajouterais que, n’étant pas moi-même philosophe, je reste sans doute extérieur à certaines problématiques dont je ne connais pas tous les tenants et aboutissants, me contentant de voir leur retentissement sur ce que je crois être le discours de la foi catholique.

Je voudrais d’abord marquer mon accord sans réserve avec ce que je comprends comme l’intention fondamentale d’Emmanuel Falque : sortir de nos évidences de croyants pour rejoindre nos contemporains là où ils en sont et alors, et alors seulement, retrouver dans le dépôt de la foi ce qui peut faire sens à leurs yeux et leur révéler la nouveauté du Christ. Il est clair que, pour M. Falque, il s’agit de poser les conditions d’un vrai dialogue qui ne sera pas biaisé par le fait qu’on croit savoir d’avance ce qui manque à l’interlocuteur et qu’on ignore finalement comment il se pense lui-même.

Le terrain commun sur lequel croyants et incroyants d’aujourd’hui sont censés se rejoindre ne serait pas la raison, supposée commune, mais l’expérience de la finitude. Je suis prêt à le croire, mais je ne suis pas tout à fait sûr de le comprendre : n’est-ce pas une certaine exigence de rationalité supposée rejoindre les hommes de bonne volonté que déploie E. Falque ? Mais admettons que l’expérience première dont il s’agit de partir ne soit pas celle de la pensée supposée toute puissante, mais celle de la finitude comme horizon.

La thèse fondamentale est alors que l’affirmation de la Résurrection du Christ, une fois dépouillée de ses oripeaux trop datés, constitue non pas la solution toute trouvée à une « finitude » déjà perçue négativement comme absence ou comme drame, mais bien plutôt comme la réponse (divine) au défi d’une « finitude » vécue comme condition indépassable de l’homme dans l’univers.

Je voudrais me mesurer aux deux versants de cette thèse : la révision du procès de l’humanisme athée et le nouveau regard porté sur la Résurrection du Christ.

Pour partir du premier, je me demande d’abord si l’« humilité », réclamée à juste titre comme la condition du dialogue vrai, suppose l’absence de jugement sur la situation de l’homme moderne. « Ce ne sont pas les bien portants qui ont besoin du médecin, mais les malades » dit Jésus, ce qui ne contredit certainement pas le profond respect avec lequel il s’adresse aux publicains invités par Matthieu et qu’il vient ainsi rejoindre très concrètement. Bien sûr, ce qui peut fausser notre approche à nous, ce sont les préjugés, les évidences non critiquées que nous importons dans le dialogue, et c’est là qu’il faut accepter de nous remettre en cause, comme nous y aide Emmanuel Falque, en écoutant ce que le non-croyant dit de lui-même.

Mais, à supposer qu’on l’ait fait sérieusement, on ne peut exclure qu’il y ait encore lieu à débattre avec l’athéisme tranquille (ou cohérent) pour bousculer sa tranquillité et discuter sa cohérence. Dédramatiser l’athéisme semble, à lire certaines phrases de l’article, rejoindre l’intention du Créateur qui a voulu établir l’homme dans une sorte de neutralité préalable pour lui permettre de se déterminer librement vis-à-vis de lui. Mieux encore : le Christ viendrait assumer « l’humanisme athée » par son existence séculière au milieu de nous ! Qu’entend-on par neutralité ? Si c’est celle de l’État qui doit respecter et promouvoir l’ « immunité » de tous les hommes en matière religieuse « même pour ceux qui ne satisfont pas à l’obligation de chercher la vérité et d’y adhérer » (Vatican II, Déclaration Dignitatis Humanae, § 2), c’est assez clair. Mais si c’est celle de Dieu, c’est plus étrange : peut-on retirer à l’homme cette dignité d’être, seul dans la création, voulu directement par Dieu « pour lui-même », non seulement fait par Dieu, mais encore pour Dieu, au point que sa consistance ontologique réside dans cette relation même (pondus meum amor meus, saint Augustin). Tout l’Ancien Testament retentit de la protestation contre l’idolâtrie qui n’est pas tant insulte à Dieu que destruction de l’homme. J’entends bien qu’on ne parle pas présentement de refus ou de révolte, mais de cet état supposé initial dans lequel l’homme, en attente de Dieu, vit sans lui et ne semble pas s’en porter plus mal. Mais de quel état parle-t-on ?

La neutralité en question semble osciller entre un point de départ tout théorique, et une position déjà pensée, sinon argumentée, qui détermine à son tour un mode d’être au monde et toute une culture. Autant on peut admettre la légitimité de la première [65], car Dieu n’a pas mis en l’homme un désir infaillible du surnaturel, et on voit bien que sa Bonté ne polarise pas le sujet humain comme la flamme attire le papillon, autant la seconde se révèle porteuse d’équivoques graves, et l’accueillir sans réserve, même comme une étape à traverser, laisse penser que l’homme pourrait réellement vivre à distance de Dieu. N’est-ce pas ce que l’Incarnation rend à jamais impossible, sinon pour les damnés ?

En disant cela, je ne perds pas de vue la force de l’argument d’Emmanuel Falque. Il ne s’agit pas de commencer à faire la leçon à nos contemporains et à définir la finitude comme une position fautive ou coupable. La finitude existe pour ceux qui croient au ciel comme pour ceux qui n’y croient pas. Elle inspire nos représentations du monde, elle nous immerge dans un temps émietté que nous ne parvenons pas à dominer, elle nous prive de repères clairs, etc, etc... Et en ce sens, on peut bien penser que le Christ est venu la saisir avec le reste.

Pour faire retentir dans toute sa force la Bonne Nouvelle de la Résurrection, Emmanuel Falque nous propose un chemin, qui consiste finalement à ouvrir la possibilité de penser la nouveauté. Non pas de l’ancien recyclé, mais de l’imprévisiblement neuf. C’est pourquoi il le pose en opposition à trois termes : restauration (le retour à l’âge d’or), libération (affranchissement de l’âme par rapport au corps), et accomplissement. Ce dernier terme peut prêter à équivoque, vu son épaisseur biblique, si on n’y voit pas l’Aufhebung de la dialectique hégélienne : l’achèvement d’un processus par développement de ses potentialités. Jusque là on ne peut qu’être d’accord.

La difficulté vient quand il s’agit de définir le type de corporéité qui permette de penser à frais nouveaux la Résurrection. Le débat serré mené avec Nietzsche montre qu’Emmanuel Falque n’est pas prêt à céder devant n’importe quel diktat de la philosophie moderne. N’empêche qu’il arrime sa réponse à la distinction phénoménologique du corps (Körper) et de la chair (Leib), et on a d’abord l’impression que l’on récupère ainsi la distinction biblique, alors qu’il n’en est rien. C’est plutôt l’inverse : la chair, toujours chez Paul et encore plusieurs fois chez Jean, désigne la condition humaine fragilisée par le péché, tandis que le corps garde le sens de la réalité visible par laquelle l’homme est présent au monde et à ses semblables. Des phrases comme celle-ci : « est-ce le corps objectif (Körper) qui ressuscite, ou plutôt de façon subjective de vivre et d’éprouver notre corps (Leib) ? » me laissent très mal à l’aise. J’ai envie de demander naïvement pourquoi l’un devrait s’opposer à l’autre. Si, dans notre expérience actuelle, le « corps objectif » détermine une bonne part de notre capacité de relation, il ne peut en être ainsi, évidemment, dans la Résurrection : on voit bien que le Christ est tout don, toute manifestation sans reste, qu’il n’est vu qu’autant qu’il se laisse voir, etc... Mais est-ce une raison pour laisser au vestiaire le corps « objectif » ? Quel serait alors le sens du tombeau vide (tous les exemples sont pris plutôt aux récits d’apparition, ce qui se comprend dans la perspective de l’auteur) ? Que le rapport objectif/subjectif soit renversé ne suffit-il pas à dire la nouveauté ? Car si on abandonne le corporel, le matériel, le biologique à l’insignifiance, de quelle victoire parlons-nous ? Dieu a peut-être triomphé sur un certain plan en ressuscitant son Fils dans un autre registre, mais la mort règne toujours là où elle s’était imposée depuis Adam : à la jointure de l’homme intérieur et de l’homme extérieur (pour parler comme saint Paul), de la liberté et de la nature. Je ne peux pas m’empêcher de penser que tout le réalisme de l’espérance d’Israël est une fois encore absorbé par le spiritualisme chrétien...

Ce ne sont là que des questions, que je ne suis sans doute pas seul à me poser et sur lesquelles des éclaircissements seront les bienvenus.

En tout cas E. Falque nous oblige à tirer de l’événement pascal toutes les implications encore largement inexploitées qui s’y trouvent incluses. Qu’il en soit remercié.

Michel GITTON

Emmanuel Falque, docteur en philosophie et licencié en théologie, professeur agrégé de philosophie à l’Institut catholique de Paris directeur du laboratoire de « Philosophie patristique et médiévale ». Auteur de Le Passeur de Gethsémani, Angoisse, souffrance et mort : lecture existentielle et phénoménologique (Cerf 1999), et Métamorphose de la finitude, Essai philosophique sur la naissance et la résurrection, (Cerf 2004).

[1] Davantage qu’une simple synthèse de notre ouvrage Métamorphose de la finitude, Essai philosophique sur la naissance et la résurrection (Paris, Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2004), ce texte propose une sorte de parcours qui veut en ressaisir le sens, indépendamment du détail argumentatif qu’il contient. On y renverra donc le lecteur pour de plus amples développements. Que la puissance de la résurrection puisse servir de réponse au défi de l’athéisme contemporain, telle est l’orientation du présent essai, qui confère une acuité particulière à l’ensemble de notre tentative.

[2] J.-L. Chrétien, L’Arche de la parole, Paris, PUF, Épiméthée, 1998, p. 16.

[3] E. Lévinas, Totalité et infini (1971), Paris, Biblio-Essais, 1990, p. 158. Que l’on complétera par Difficile liberté (1963), Paris, Biblio-Essais, 1984, p. 30 : « c’est une grande gloire pour Dieu que d’avoir créé un être capable de le chercher ou de l’entendre de loin, à partir de la séparation, à partir de l’athéisme ».

[4] Saint Anselme, Pourquoi un Dieu homme (Cur Deus homo) ?, in L’œuvre de Saint Anselme de Cantorbéry, Paris, Cerf, 1988, t. 3, L. I, ch. III, p. 307 (trad. modifiée).

[5] Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils (Contra Gentiles), Paris, GF n° 1045, L. I, ch. 2, n° 3, p. 142.

[6] F. Nietzsche, Généalogie de la morale, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1964, 1ère dissertation, § 14, p. 62 (en italique dans le texte).

[7] Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils (Contra Gentiles), Paris, GF n° 1048, L. IV, ch. 83 n° 1, et ch. 88 n° 1-5, respectivement p. 381 et p. 401-402 : « Ce que nous venons de dire montre que les ressuscités n’auront pas besoin de se nourrir ni d’avoir des relations sexuelles […]. Il ne faut pas pour autant affirmer, comme l’ont fait certains, que le sexe féminin sera absent dans les corps ressuscités […]. Ces organes ressusciteront chez l’homme et chez la femme […]. Même si l’on ne s’en sert pas, tous les organes de ce genre seront là pour restituer l’intégrité du corps naturel. Et c’est pourquoi ils ne seront pas là en vain […]. Il faut que tous les hommes ressuscitent dans l’âge du Christ, la jeunesse, à cause de la perfection de nature qui ne se trouve que dans cet âge. »

[8] Le Passeur de Gethsémani, Paris, Cerf, 1999, p. 51.

[9] Jean Duns Scot, Reportata Parisiensa, III, d. 7, q. 4, n. 4, XXIII, 303 ab. Cité et commenté par L. Veuthey, Jean Duns Scot, Pensée théologique, Paris, Éditions franciscaines, 1967, p. 82-83.

[10] E. Lévinas, Totalité et Infini (1979), Paris, Biblio-Essais, 1990, p. 22.

[11] M. Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 323-329 : « l’analytique de la finitude » (cit. p. 329).

[12] R. Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, Garnier-Flammarion n°328, 3ème médiation (AT, IX, 36), p. 117 (nous soulignons).

[13] M. Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, Paris, Gallimard, 1953, § 39 [Le problème d’une détermination possible de la finitude dans l’homme], p. 276. Cité et analysé dans notre ouvrage Le Passeur de Gethsémani, op. cit., p. 36-37 : « finitude, fini, et infini ».

[14] M. Blondel, « Lettre sur l’apologétique » (1896), in Œuvres complètes de M. Blondel, Paris, PUF, 1997, t. II, p. 131 [4ème article].

[15] H. de Lubac, Le Mystère du surnaturel (1965), in Œuvres complètes, Paris, Cerf, 2000, vol. XII, p. 125-127 [pour Baius] : « tout l’ordre de la grâce n’était ainsi pour ce théologien qu’un moyen au service de la nature humaine et de son acte ; c’était un complément logique nécessaire à la création de l’esprit, non une condition privilégiée élevant l’esprit au-dessus de sa condition naturelle » (cit. p. 125-126) ; et p. 182-193 [pour Cajetan, et avant lui Denys le Chartreux] : « ce n’est point à Suarez ou à Molina qu’il convient d’attribuer, ainsi qu’on l’a fait quelquefois, la paternité de la théorie qui conçoit la nature humaine comme ‘un tout fermé se suffisant’. Cajetan en est, sinon tout à fait le premier initiateur, du moins le patron et le garant. » (cit. p. 185)

[16] M. Heidegger, Être et temps (1927), op. cit. (Martineau), §. 65 [« la temporalité comme sens ontologique du souci »], p. 231 (S. 330).

[17] E. Boutroux, Soutenance de thèse de M. Blondel, in Œuvres complètes de M. Blondel, op. cit., t. II, p. 701.

[18] M. Heidegger, « Le concept de temps » (1924), Cahiers de l’Herne (1983), Paris, Biblio-Essais, 1989, p. 33-54 (cit. p. 34). Conférence publique inédite prononcée en juillet 1924 devant la Société de Théologie de Marbourg. Un texte qui, aux dires des commentateurs, « livre à la fois un premier raccourci, déjà très complexe, de son œuvre majeure Être et Temps, publiée trois ans plus tard (1927), et un échantillon, pour ainsi dire, de l’essence de sa démarche » (note additive au texte, p. 52-53).

[19] Saint Augustin, Confessions, Paris, Desclée de Brouwer, B. A n° 14, X, 28 (39), p. 209 [oneri mihi sum] ; et M. Heidegger, Être et temps (1927), op. cit. (Martineau), § 65.

[20] D. Bonhoeffer, Création et chute [cours à l’université de Berlin pendant le semestre d’hiver 1932-1933], Paris, Petite bibliothèque protestante, 1999, p. 32. Perspective que l’on trouvera probablement, et principalement, développée dans la tradition chez Tertullien, La Résurrection des morts, Paris, DDB, 1980, II, 6, p. 43 : « réfutés alors par cet argument montrant Dieu comme auteur de la chair, et le Christ comme rédempteur de la chair, ils [les hérétiques] seront dès lors convaincus aussi sur le problème de la résurrection de la chair, question qui va évidemment de pair avec celle de Dieu auteur de la chair et du Christ rédempteur de la chair. »

[21] M. Heidegger, « Le concept de temps » (1924), Cahiers de l’Herne 1983, p. 34. Appel relayé dans une note de Être et temps : « si l’éternité de Dieu devait se laisser ‘construire’ philosophiquement, elle ne pourrait être comprise que comme une temporalité plus originaire et ‘infinie’. La via negationis et eminentiae peut-elle constituer un chemin dans cette direction ? Laissons la question ouverte. » (op. cit., note 1 p. 290 [S. 427])

[22] Nous renvoyons bien sûr ici à J.–L. Marion, L’Idole et la distance (1977) , Paris, Biblio-Essais, 1991, ch. II [L’effondrement des idoles et l’affrontement du divin : Nietzsche] ; et (du même), Dieu sans l’être (1982), Paris, PUF, 1991, ch. III [La croisée de l’être].

[23] F. Nietzsche, Gai savoir, in Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, 1967, Livre III, § 125 [L’insensé], p. 138 : « Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consoler, nous, les meurtriers des meurtriers ? »

[24] D. Franck, Nietzsche et l’ombre de Dieu, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1998, respectivement p. 94 et p. 466 (nous soulignons).

[25] H. de Lubac, Le Drame de l’humanisme athée (1950), Paris, Cerf, 1983, Avant-propos, p. 7-8.

[26] M. Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, Leçon inaugurale prononcée au Collège de France (1953), Paris, Idées / Gallimard, 1960, p. 54-55.

[27] F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Aubier-Flammarion, 1969, t. II, L. III, 2 [La vision et l’énigme], p. 27.

[28] F. Nietzsche (cité par D. Franck, Nietzsche et l’ombre de Dieu, op. cit.), p. 426-427.

[29] E. Falque, Le Passeur de Gethsémani, op. cit., ch. IX p. 136 [« du dessaisissement de soi à l’entrée dans la chair »].

[30] F. Nietzsche (cité par D. Franck) : respectivement p. 343 [la quête du stable], et p. 465 [le transfert du poids de la vie].

[31] « Le Dieu que Paul a créé est la négation de Dieu. »

[32] D. Franck, op. cit. (Nietzsche et l’ombre de Dieu), p. 75 [le corps glorieux comme négation du corps de chair] et p. 74 [saint Paul qui a peut-être trop bien appris le grec]. Ainsi que Nietzsche, L’Antéchrist, op. cit. [Œuvres complètes (Gallimard)], vol. VIII, § 47 p. 210] : « le dieu que Paul créa est la négation de Dieu ».

[33] Nous renvoyons ici à notre ouvrage : Saint Bonaventure et l’entrée de Dieu en théologie, Paris, Vrin, coll. « Études de philosophie médiévale », 2000, p. 71-75 : « l’hyper-cognoscibilité divine ».

[34] M. Merleau-Ponty, « Foi et non foi » (1945), in Sens et non sens, Paris, Nagel, 1966, p. 310 (dans un contexte à la fois philosophique et théologique).

[35] E. Husserl, Recherches phénoménologiques pour la constitution (Ideen II), Paris, PUF, 1982, § 36, p. 207 : le senti qui s’incarne et « devient chair » (es wird Leib) dans l’expérience du touchant-touché.

[36] H. Urs von Balthasar, La Gloire et la croix, Paris, Aubier, 1962, Styles 1 [Monographie sur Bonaventure], p. 262.

[37] Origène, Homélies sur Ézéchiel, Paris, Cerf, 1989, SC n° 352, VI, 6, p. 231 ; et notre article en guise de commentaire : « Origène : Intersubjectivité et communion des saints », in M. M. Olivetti, Intersubjectivité et théologie philosophique, Actes du colloque Enrico Castelli (Rome), Biblioteca dell’« Archivio di Filosofia », Milano, 2001, p. 541-560.

[38] Cf. Bernard de Clairvaux, respectivement Sermons sur le Cantique, t. 2, Paris, Cerf, SC n°431, 1998, n° 26, 5 (sermon prononcé à l’occasion de la mort de son frère Girard [1138]), p. 289 [Dieu impassible mais non pas incapable de compassion et le transfert dans les affects de Dieu] ; et De la considération, Paris, Cerf, 1986, V, VII, 17, p. 133 [Dieu n’est pas affecté, il est affection (trad. modifiée)]. Nous renvoyons sur ce point aussi à notre article à paraître (Revue des sciences ph. et th.) : « Expérience et empathie chez Bernard de Clairvaux ».

[39] Cf. Le Passeur de Gethsémani, op. cit., ch. II, p. 23-46 [la face de la mort ou l’angoisse de finitude] ; ch. III, p. 47-54 [la tentation du désespoir ou l’angoisse du péché] ; et en particulier p. 27 [pour la définition du péché comme « auto-enfermement sur une finitude quant à elle non pécheresse »].

[40] G. Martelet, Dieu n’a pas créé la mort, in Christus, n° 68, 1995, p. 464 (avec la mise entre parenthèse de la formule « le pire de » pour éviter ici tout jugement axiologique sur une finitude non pécheresse mais dont le péché, nous l’avons dit, vient se greffer sur elle).

[41] Pour tout ce développement, nous ne pouvons que renvoyer directement à notre ouvrage, en indiquant cependant les racines husserlienne [Méditation cartésienne (5ème Méditation)] et schelerienne [Nature et forme de la sympathie] de ses tenants et aboutissants.

[42] M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 409.

[43] Ch. Péguy, Le dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle, in Œuvres en proses complètes, Paris, Pléiade, 1992, p. 741. Voir là aussi notre article : « Incarnation philosophique et incarnation théologique : une histoire arrivée à la terre et à la chair. Lecture du Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle », in L’amitié Charles Péguy, n° 102 [Péguy et l’âme charnelle], Avril-Juin 2003, p. 164-178.

[44] F. Nietzsche, La Généalogie de la morale, in Œuvres philosophiques complètes, op. cit. (Gallimard), Première dissertation § 13 [métaphore des agneaux et de l’oiseau de proie], p. 241 : « exiger de la force qu’elle ne se manifeste pas comme force […], c’est aussi absurde qu’exiger de la faiblesse de se manifester comme force ». Sur le sens de cette non séparation de la force et de ce qu’elle peut comme clef d’interprétation de tout le nietzschéisme, voir G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1973, ch. II p. 44-82 : « Actif et réactif ».

[45] Ibid. (Généalogie de la morale), Première dissertation, § 14 p. 243.

[46] Irénée, Contre les hérésies, Paris, Cerf, 1969, SC n° 153, V, 6, 2, p. 85.

[47] R. Guardini, Le Seigneur, Paris, Éd. Alsatia, 1954, t. II, p. 126 (cité par F. Varillon, Joie de croire, Joie de vivre, op. cit., p. 43).

[48] Grégoire de Nazianze, Épître 101 (Lettre à Clédonius), P. G (Migne), 38, 181c.

[49] Cité et commenté par Bernard de Clairvaux, Traité de l’amour de Dieu, (SC n° 93), VIII, 23, p. 119 [premier degré de l’amour de Dieu].

[50] Cf. Dumeige, La Foi catholique, Paris, Éd. de l’Orante, 1975, n°224, p. 119 (Dz 804).

[51] P. Claudel, Sensation du divin, in Présence et prophétie, Paris, Gallimard, 1958, p. 55. Cité et commenté par Hans Urs von Balthasar, La Gloire et la croix, Paris, Aubier, 1965, t. I (Apparition), p. 340.

[52] Saint Augustin, La Cité de Dieu, in Œuvres de Saint Augustin, Paris, Desclée de Brouwer, 1959, B. A n° 35, 1960, XIV, 28, p. 465. Sur le sens exact de ces deux cités chez Augustin, on lira avec profit, I. Bochet, saint Augustin, La Cité de Dieu, La nouvelle bibliothèque augustinienne n°3, Paris, 1993, Introduction § 8, p. 42-50 : « l’interprétation des deux cités ».

[53] Cf. X. Léon-Dufour, Dictionnaire du Nouveau Testament, Paris, Seuil, 1975 (coll. « Livre de vie »), respectivement art. « ciel », p. 167-168 : « le ciel est moins un lieu qu’un point de départ de la Seigneurie divine […]. Les juifs savaient que le ciel n’est pas un lieu, mais Dieu même – celui que les cieux et même les cieux des cieux ne peuvent contenir (Col 1, 16). En ce sens, le ciel n’est pas au-dessus de nous, il est en nous, tout en restant distinct de nous […]. Le couple terrestre / céleste qualifie l’origine, le comportement et la destinée des hommes. Créature de Dieu, la terre est bonne, mais elle est en souffrance jusqu’à ce qu’elle soit transformée (Rm 8, 22). » Voir aussi l’article « terre », p. 519.

[54] Note TOB à Mt 6, 9 (note w) : « L’expression dans les cieux ne veut pas localiser le Père ; elle correspond à une tournure sémitique qui affirme simultanément que Dieu domine la terre entière (dans les cieux) et que Dieu est, par son amour, tout près des hommes (Notre Père). »

[55] F. Varillon, Joie de croire, Joie de vivre, Paris, Le Centurion, 1981, p. 174.

[56] Cl. Romano, L’Événement et le monde, Paris, PUF, 1988, p. 91. Nous tenons ici l’exemple type d’une nouvelle perspective phénoménologique [sur le sens de l’événementialité] dont les conséquences théologiques sont immenses quand bien même elles ne seraient pas, à juste titre du point de vue de l’auteur, développées par l’ouvrage lui-même.

[57] Origène, Homélies sur le Lévitique, Paris, Cerf, SC n° 286, 1981, VII, 2, p. 317.

[58] Saint Augustin, Confessions, Paris, Desclée de Brouwer, 1962, BA n° 14, VIII, 12 (29), p. 65-69.

[59] Saint Augustin, Confessions, op. cit., XI, 13 (16), p. 299.

[60] Ibid.

[61] B. von Spinoza, Éthique, Paris, Vrin, 1983, III, 2-3 [définition des affections], p. 367.

[62] On trouvera une analyse serrée de cette parabole du Fils prodigue comme passage du bonheur à la joie dans L. Basset, La Joie imprenable, Genève, Labor et Fides, 1ère partie, p. 25-122 : Lc 15, 11-32 (en particulier p. 95-122 : « la non-exclusion, une joie qui s’impose »).

[63] Saint Augustin, Homélies sur l’évangile de saint Jean I-XIV, Paris, DDB, BA n° 71, 1965, Tractatus XII, 5, p. 639.

[64] E. Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale [Krisis, 1936], Paris, Gallimard, 1976, p. 122-123.

[65] Un seul texte, à ma connaissance, dans la Bible envisage cette indétermination première : c’est le discours de Josué au moment de l’assemblée de Sichem où il propose comme deux choix possibles, non pas, bien sûr, l’athéisme et la foi, mais l’adhésion aux dieux traditionnels des Sémites de l’Ouest et la fidélité au Dieu d’Abraham (Jos 24,15).

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