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Attester ou convaincre ?

P. Henri de l’Eprevier

Credidi, propter quod locutus sum, « J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé ». Cette citation d’une lettre de saint Paul (2 Co 4,13, cf. Ps 115) a été gravée sur la pierre tombale du fondateur de cette revue, Mgr Maxime Charles. Elle rappelle, bien sûr, le talent exceptionnel que celui-ci avait pour rejoindre, par la vigueur de son verbe, l’âme de ses auditeurs, mais surtout sa confiance en la puissance de la parole, capable d’éveiller la foi. A l’école de saint Paul, il savait qu’en raison de sa foi, il ne pouvait se taire, et que, par sa parole, il pouvait remuer les foules et toucher les cœurs.

Au delà de l’exemple singulier et significatif qui était le sien, il est bon de s’interroger sur la place que tient la parole dans la mission de l’Église. Question d’autant plus forte pour nous que, curieusement, en notre siècle bavard, les catholiques se montrent plutôt discrets quand il s’agit de rendre compte de leur foi, au point d’avoir théorisé l’apostolat silencieux. Soyons justes, nombre d’entre eux, sûrement portés par l’élan de la Nouvelle Évangélisation, hésitent moins aujourd’hui à faire entendre la parole de l’Évangile. Mais nous devons sérieusement nous interroger : qu’attendons-nous de l’évangélisation ? Avons-nous le droit de convaincre par notre parole ? Sommes-nous déjà sûrs que notre parole est capable de le faire ?

1. La prédication dans la mission de l’Église

L’enseignement de l’Église

Associés à la triple fonction sacerdotale, prophétique et royale du Christ par leur baptême, les chrétiens ont à rendre témoignage, tant par leur vie que par leur parole, du salut de Dieu en Jésus Christ. Ceci est exprimé d’une manière assez claire dans les textes récents du Magistère, à commencer par la constitution dogmatique Lumen Gentium du concile de Vatican II, qui définit l’action évangélisatrice comme « annonce du Christ faite par le témoignage de la vie et par la parole [1] ». Le pape Paul VI semble chercher à clarifier ce point en consacrant deux paragraphes de l’exhortation post-synodale sur l’évangélisation Evangelii Nuntiandi à ces deux dimensions de l’apostolat. « L’évangile doit être proclamé par un témoignage », lequel consiste en une manière de vivre par laquelle les chrétiens « font monter, dans le cœur de ceux qui les voient vivre, des questions irrésistibles [...]. Un tel témoignage est déjà proclamation silencieuse mais très forte et efficace de la Bonne Nouvelle. » Et Paul VI poursuit aussitôt :

Cependant cela reste toujours insuffisant [sans] une annonce claire, sans équivoque, du Seigneur Jésus. […] Il n’y a pas d’évangélisation vraie si le nom, l’enseignement, la vie, les promesses, le Règne, le mystère de Jésus de Nazareth Fils de Dieu ne sont pas annoncés [2].

On relève l’insistance que marquent ces propos de Paul VI. Manifestement, l’annonce verbale ne va pas de soi. Il revient là-dessus un peu plus loin avec beaucoup de clarté :

Il n’est pas superflu de souligner […] la portée et la nécessité de la prédication. « Comment croire sans l’avoir entendu ? Et comment entendre sans prédicateur ? […] Car la foi naît de la prédication et la prédication se fait par la parole du Christ » (Rm 10,14-17). Cette loi posée un jour par l’Apôtre Paul garde encore aujourd’hui toute sa force. Oui, elle est toujours indispensable, la prédication, cette proclamation verbale d’un message [3].

Nous trouvons le même accent chez Jean-Paul II dans l’encyclique Redemptoris missio : « L’annonce a, en permanence, la priorité dans la mission [4] », et chez Benoît XVI dans l’exhortation apostolique Verbum Domini : « L’Église se sent débitrice envers tous de l’annonce de la parole qui sauve (cf. Rm 1,14) (...). Notre responsabilité ne se limite pas à proposer au monde des valeurs communes ; il faut arriver à l’annonce explicite de la Parole de Dieu [5] ». On relèvera enfin la manière caractéristique de notre pape François parlant de la prédication (qu’il présente comme « conversation », « dialogue », « annonce ») que chacun est appelé à réaliser, « de personne à personne », et « en tout lieu : dans la rue, sur la place, au travail, en chemin [6] ».

Un décrochage

Témoignage de vie et annonce verbale du salut sont complémentaires. La réciprocité de ces deux « voies de l’évangélisation » est clairement affirmée dans les textes du Magistère (voir surtout Verbum Domini, 97-98). Elles s’appellent mutuellement et l’une sans l’autre ne peut atteindre le but propre de l’évangélisation. Une prédication sans cohérence avec ce qui est vécu devient un discours vain, et un témoignage de vie sans annonce explicite devient tout simplement inaudible. Dans la pratique, cet équilibre n’a pas toujours été maintenu. On le sait, ce qu’on a pris l’habitude d’appeler la méthode de « l’enfouissement » a été un choix qui a marqué une période de notre histoire, et que des historiens de l’Église ont abondamment exposé et analysé [7]. Il ne faudrait pas croire que le réveil auquel on assiste depuis le milieu des années 70 (lié en grande partie à l’exhortation de Paul VI en 1975), et surtout depuis que Jean-Paul II a engagé les catholiques sur le chemin de la nouvelle évangélisation, ait résolu tous les problèmes. On parle aisément d’évangélisation, mais que met-on derrière ?

Ce qu’il est indispensable de comprendre, c’est que la parole a partie liée à la mission de l’Église, en vertu du mandat donné par le Christ après sa résurrection, et qu’à ce titre là, elle doit être pensée théologiquement.

2. Une question théologique

Parole et dessein de Dieu

L’Église est missionnaire. Elle l’est fondamentalement parce qu’elle se reçoit du Fils envoyé par le Père dans le monde, pour tout récapituler en Lui et mener à son achèvement l’œuvre de la Création. Le terme de mission s’entend d’abord et principalement de l’envoi du Fils, qui est, par excellence, l’« Envoyé » (Jn 3,17). Si on parle d’une « mission » de l’Église (comme œuvre confiée à des hommes), c’est relativement à cet envoi. La parole tient dans cette mission une place déterminante, car l’œuvre de salut accomplie par le Christ se réalise dans le cadre de l’Alliance faite avec Israël, qui suppose un échange de paroles. La parole donne une objectivité à ce qui est pensé intérieurement, elle formalise ce que l’on veut partager. Elle fait appel à la liberté de l’interlocuteur et finalement rend possible la relation. Dieu par sa Parole appelle un peuple (élection) et lui donne le moyen de répondre (don de la Loi). Par le don de l’Esprit, toutes les nations de la terre ont part aux richesses d’Israël ; elles sont appelées à entrer dans l’Alliance, celle que Jésus a scellée par son sang. L’Église est instituée par le Christ pour que se poursuive l’œuvre qu’il a accomplie. Par elle, se transmet le dépôt de la foi, qu’elle ne cesse d’énoncer avec une visée missionnaire. Par la prédication de l’Évangile, toutes les nations ont le moyen d’être amenées « à l’obéissance de la foi » (Rm 1,5 ; 16,26). Ainsi, la Parole, qui vient de Dieu et qui retourne à lui, non sans avoir produit son effet (Is 55,11), rend l’homme capable d’entrer dans la dynamique du salut.

Le Verbe s’est fait chair

Toute la réflexion vétérotestamentaire sur la Parole de Dieu, donnée dans la Loi de Moïse, proclamée par les Prophètes et méditée par les Sages, est recueillie dans les affirmations johanniques sur le Verbe (logos en grec, verbum en latin). Le Verbe était « au commencement », avant la création du monde. C’est en lui que tout a été créé, « sans lui rien ne fut ». Et saint Jean donne cette première affirmation décisive, qui devient une première clé de compréhension de toutes les Écritures : « Le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu » (Jn 1,1). La Parole venue dans le monde n’est autre que Dieu qui se communique lui-même. Cela signifie qu’il y a en Dieu un échange, un dialogue [8]. Dieu s’exprime de lui-même et sur lui-même dans la Révélation ; en se disant lui-même, il nous donne accès à sa vérité transcendante. Le terme grec de logos choisi par saint Jean traduit la dabar de l’Ancien Testament, c’est à dire la Parole par laquelle Dieu crée, se révèle et sauve son peuple. Mais il assume également la notion vétérotestamentaire de Sagesse. On y retrouve ce que Philon dit du logos, à la fois immanent (la « raison », la cohérence interne du mystère divin) et proféré (exprimé par Dieu dans la Révélation). Ainsi, dans la Révélation, le mode de la communication n’est pas étranger à la vérité communiquée.

La deuxième affirmation décisive du Prologue est celle-ci : « Et le Verbe s’est fait chair » (Jn 1,14). Dieu se dit dans la « chair » d’un homme, c’est à dire dans son existence concrète, historique, par des actes et par des paroles. Désormais, c’est dans la rencontre avec la personne de Jésus que se joue notre dialogue avec Dieu, car il est la plénitude de la Révélation (He 1,1-2). Tout nous est dit dans sa sainte humanité. En se faisant homme, le Verbe de Dieu a accepté d’être communiqué par le moyen de paroles humaines autant que par des signes et des gestes. Nous l’expérimentons dans la liturgie, qui associe étroitement gestes et paroles pour nous donner accès au Christ. Cela veut dire que la parole humaine (sermo) est à même de communiquer quelque chose du Christ, Verbe de Dieu.

La Parole dans l’Église

Il nous faut bien comprendre comment, pour l’Église, l’évangélisation s’inscrit dans la continuité de l’Incarnation, laquelle a été comprise dès l’origine comme dévoilement d’un mystère, « manifesté dans la chair (...), proclamé dans les nations, cru dans le monde » (1 Tm 3,16). Les Écritures, et particulièrement les Évangiles, constituent un premier moment, fondamental, de cette proclamation. Les évangiles en tant que livres comportent un caractère unique, que la liturgie manifeste dans une proclamation solennisée.

Cette proclamation se poursuit dans l’évangélisation qu’accomplit l’Église parmi les nations. L’annonce de l’Évangile ne constitue pas un deuxième temps, séparé du premier, car si séparation il y a, ce n’est pas entre le Christ et l’Église, mais entre la lettre et l’esprit, entre l’ancien et la nouveauté, et c’est la mort et la résurrection du Christ qui opèrent le passage. « Tout est accompli » sur la croix, quand Jésus « livre l’Esprit » (Jn 19,30). Aussi, la mission de l’Église n’est autre que le déploiement du mystère révélé, elle est ce temps donné aux hommes de toutes nations et de tous âges pour accueillir dans la foi la Parole de l’Évangile [9], afin que se réalise l’incorporation, dans le Christ, de l’humanité sauvée.

Durant sa vie terrestre, nous voyons Jésus déjà aménager la mission des apôtres. En effet, il n’attend pas pour les envoyer. Il les envoie accomplir ce que lui-même ne cesse d’accomplir pendant son ministère public, à savoir annoncer le Royaume et guérir (Lc 9,11). « Ayant convoqué les douze (...), il les envoya proclamer le Royaume de Dieu et faire des guérisons » (Lc 9,1-2). On notera d’ailleurs que si les apôtres sont l’objet d’un envoi spécifique (Lc 9), les disciples jouissent à leur tour d’un envoi semblable (Lc 10) ; on a ainsi, comme par cercles concentriques, une extension des acteurs de la mission, à partir du Christ : les 12 apôtres, les 72 disciples ; ce que l’on peut traduire ainsi : les ministres ordonnés, et les fidèles chrétiens. Après la Résurrection, Jésus, l’« Envoyé », envoie à son tour les Apôtres (Jn 20,21), et leur confie la mission de poursuivre son œuvre. L’annonce de la parole en constitue l’aspect le plus saillant et le plus caractéristique :

Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, et leur apprenant (grec didaskontes : « enseignant ») à observer tout ce que je vous ai prescrit. (Mt 28,18-19)
Allez dans le monde entier, proclamez (grec kèruzate) l’évangile à toute créature. (Mc 16,15)

Saint Jean souligne abondamment cette continuité entre le Seigneur et les apôtres dans l’exercice de leur mission, que garantit le don de l’Esprit Saint (Jn 15,26-27).

Le terme choisi par saint Paul pour désigner la mission chrétienne, évangéliser (euangelizô, 1 Co 1,17 ; 9,16), traduit bien cette continuité avec l’évangile (euangelion), qui est « puissance de Dieu pour le salut de tout croyant » (Rm 1,16). Jésus est lui-même l’Évangile, à la fois le porteur de la bonne nouvelle, et la bonne nouvelle annoncée. Il y a dans la prédication accomplie par l’évangélisateur une sorte de prolongement de l’élan de l’Incarnation. Jésus, Verbe incarné, est le « premier évangélisateur [10] », mais le chrétien est habilité à devenir évangélisateur à son tour, dans la suite des apôtres. Saint Paul applique aux prédicateurs ces paroles d’Isaïe : « qu’ils sont beaux, sur les montagnes, les pieds de l’évangélisateur annonçant la paix, de l’évangélisateur de bonnes nouvelles annonçant le salut » (Is 52,7). Il est significatif de voir comment ce verset (dans lequel se trouve l’une des premières occurrences vétérotestamentaires du terme d’évangile), est d’abord appliqué au Christ (Ac 10,36) avant de l’être à ceux qui annoncent l’évangile (Rm 10,17) [11].

Il y a donc une noblesse de la prédication de l’Évangile, car elle s’inscrit dans le projet de Dieu qui offre aux hommes le salut et leur donne le moyen de l’accueillir. La prédication participe de l’action missionnaire de l’Église comme l’une de ses composantes essentielles, fondée sur l’Incarnation du Verbe.

3. Pour que le monde croie

Ne pas se payer de mots

Nous avons relevé la difficulté que beaucoup ont aujourd’hui à admettre la prédication comme un chemin essentiel de la mission de l’Église. Cette difficulté tient à ce que l’on se situe sur une frontière entre théologie et pratique. On admet sans grande difficulté que la Parole tient une place fondamentale dans l’existence même de l’Église, tant qu’on s’en tient à des considérations théologiques. On admet plus difficilement que la parole humaine ait quelque chose à voir avec la constitution de l’Église. Le témoignage des Écritures est pourtant assez clair : c’est de l’écoute que vient la foi, et il ne peut y avoir d’écoute sans prédication (Rm 10,14-17). En maintenant une séparation entre théologie et pratique, on fait de la prédication un moyen relatif (car humain) ou surajouté, en tout cas non nécessaire à la mission de l’Église. Or, l’Église est un corps, et ce corps est constitué par la parole. Comme le souligne très justement Louis Bouyer :

L’Église chrétienne, comme le qahal juif avant elle, est une réalité tout à fait, et nativement concrète : c’est une ‘assemblée’, une assemblée d’hommes bien concrets, qui ne saurait avoir d’existence en dehors des moyens de communication, non moins concrets, qui permettent à des hommes de se rencontrer et de s’unir. C’est en se saisissant de ces moyens de communication naturels que la Parole divine, fidèle à sa propre nature, atteint ces hommes et les conjoint dans une unité qui, pour être finalement aussi surnaturelle que la Parole l’est elle-même, ne l’est pas d’une autre manière [12].

Comme nous l’avons remarqué plus haut, formaliser par des mots ce que l’on croit rend possible la relation. Que ces mots soient nos mots humains est un signe de la sollicitude du Christ envers tout homme. On peut même, d’une certaine manière, appliquer à la mission de l’Église ce que le Concile dit au sujet de la transmission de la Révélation à travers les langues humaines : le fait que le message du salut passe par des mots humains manifeste la « ‘condescendance’ merveilleuse » du Seigneur [13]. La parole chrétienne, et par excellence celle de la liturgie et celle du dogme, est « saturée » du Verbe. Les évangiles contiennent des paroles humainement audibles, bien qu’elles soient « pleines de grands mystères » (saint Jean Eudes). La tâche de l’évangélisateur est de permettre aux gens qu’il croise dans la rue d’entendre ces paroles et d’entrer dans un dialogue avec le Seigneur.

Atteindre le cœur

Allons plus loin. Toute parole est émise par un sujet, qui veut communiquer quelque chose, et elle est destinée à un autre sujet. Cela est vrai de la parole évangélisatrice. Elle n’est pas que proférée, elle est aussi adressée !

C’est vrai, l’Église ne peut garder pour elle ce dont elle est porteuse. C’est la responsabilité que le Christ a confiée à ses disciples en les envoyant dans le monde, que de témoigner du salut. « L’Église se sent débitrice envers tous de l’annonce de la parole qui sauve (cf. Rm 1,14) [14] ». Elle porte une parole dont elle n’est pas propriétaire, elle ne peut la taire. De par sa nature, cette parole est une parole d’attestation : « Nous ne pouvons pas ne pas dire ce que nous avons vu et entendu » (Ac 4,20). Elle peut ne pas être reçue : cela ne doit pas empêcher qu’elle soit proclamée (cf. Lc 10,10-11).

Mais la Parole a une fonction, un but, qui est d’atteindre son destinataire. En annonçant l’Évangile, l’Église ne se regarde pas elle-même, elle regarde ceux à qui elle est envoyée. L’évangélisation poursuit un but : celui de l’accueil de l’Évangile dans la foi. Paul VI écrit : « L’annonce n’acquiert toute sa dimension que lorsqu’elle est entendue, accueillie, assimilée et lorsqu’elle fait surgir dans celui qui l’a ainsi reçue une adhésion du cœur [15] », et il poursuit en ajoutant que l’adhésion se traduit par l’entrée dans l’Église. Ce que veut l’Église en proclamant la Parole que le Christ lui a confiée, c’est que cette parole soit entendue pour porter son fruit. Elle veut atteindre les cœurs de ceux à qui elle s’adresse et les conduire à Dieu. C’est pourquoi on a vu des évangélisateurs traverser les océans dans le seul désir de faire connaître l’évangile jusqu’aux extrémités de la terre : qu’il suffise d’évoquer saint François Xavier, mourant face à la Chine après l’extraordinaire activité missionnaire que l’on sait. C’est aussi pourquoi Benoît XVI a demandé d’évangéliser internet comme un « nouveau continent ».

La plus grande facilité que les catholiques ont aujourd’hui à se faire entendre ne doit pas leur donner l’impression que leur tâche est accomplie une fois qu’ils ont dit ce qu’ils croyaient. Il semble parfois que les chrétiens se donnent comme tâche d’annoncer leur message, et laissent à l’Esprit Saint celle de toucher les cœurs. Il y a comme un seuil que l’on n’ose pas franchir. Saint Paul se faisait moins de scrupules, quand, enchaîné, il répondait au roi Agrippa qui réagissait à son discours : « Encore un peu, et tu me persuaderas de me faire chrétien ! – Qu’il s’en faille de peu ou de beaucoup, puisse Dieu faire que non seulement toi, mais tous ceux qui m’écoutent aujourd’hui, vous deveniez tels que je suis moi-même, à l’exception des chaînes que voici. » (Ac 26,28-29) On sait combien il s’est dépensé en faveur de ceux à qui il annonçait l’évangile. Voulant les gagner au Christ, il cherchait à les « persuader » (peïthô dans le Nouveau Testament, qui revient comme un leitmotiv dans les Actes des Apôtres : Ac 13,43 ; 17,4 ; 18,4 ; 19,8 ; 28,23.24). Sans rien attendre du prestige de la rhétorique (qu’en réalité il maîtrisait remarquablement bien) ni de la sagesse humaine (1 Co 2,4), il a usé de toutes les ressources de sa propre parole pour toucher les cœurs et susciter la foi, autant que Dieu le lui permettait. S’il faut nous en convaincre, relisons les pages brûlantes de son « apologie » (2 Co 10,1-13,10) : en digne successeur des prophètes (cf. Jr 1,6-10), il savait que la médiocrité de sa parole, qu’il n’hésitait pas à reconnaître (2 Co 11,6), ne représentait pas un obstacle, car il s’appuyait sur la puissance de Dieu qui pouvait se déployer dans sa faiblesse (2 Co 12,10). Son amour pour les Corinthiens (2 Co 11,2) lui donnait toutes les audaces, et le courage de parler. Car il parlait, sans cesse, se défiant des contradictions, pour que la parole atteigne son but.

Les temps ont changé depuis saint Paul. Parler des choses de la foi (« parler de religion », comme on le dit dans la rue) est peut-être devenu plus difficile qu’à une époque où l’on rencontrait des dieux à tous les coins de rue (au moins dans le monde grec !). Mais le cœur de l’homme, lui, n’a pas changé. Il nous faut donc accepter de répondre à la question : la parole de la foi peut-elle prétendre sortir des murs de l’église ? Peut-elle être adressée des gens qui ne partagent pas la foi chrétienne, qui n’ont jamais rien demandé à l’Église et n’ont pas l’air d’en être malheureux, afin d’obtenir leur adhésion ?

Un enjeu décisif

Peut-être nous faut-il repartir du début : à travers la mission, c’est l’œuvre du salut qui s’accomplit. Jésus, quand il envoie les apôtres en mission, établit un lien très clair entre annonce de l’évangile et salut (Mc 16,15-16). S’il nous apparaît clairement aujourd’hui que « l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au mystère pascal [16] », nous ne devons pas en conclure que l’activité missionnaire de l’Église, et plus particulièrement l’annonce explicite de la foi, serait devenue vaine. En posant cette affirmation, largement reprise depuis, le Concile n’a aucunement voulu vider de sa substance le mandat missionnaire confié aux Apôtres, il a plutôt cherché à l’inscrire dans une vision plus théologale, peut-être aussi davantage porteuse d’espérance. Mais l’histoire humaine, si elle est à jamais marquée par le Christ ressuscité et par l’espérance qu’il a fait naître, reste traversée par des contradictions, des épreuves, et le chemin des hommes vers Dieu se révèle bien chaotique. Le Concile aborde le sujet dans le décret Ad Gentes :

Bien que Dieu puisse par des voies connues de lui amener à la foi (...) des hommes qui, sans faute de leur part, ignorent l’évangile, la nécessité incombe cependant à l’Église (1 Co 9,16) – et en même temps elle en a le droit sacré – d’évangéliser. [17]

Quand Paul VI dans Evangelii Nuntiandi parle des « chemins ordinaires du salut », il ne faut pas comprendre « chemins accessoires », mais chemins essentiels, voulu par le Christ et confiés par lui. Cela est clairement marqué dans les paroles, brèves et denses, qu’il a prononcées après la résurrection. Aussi le silence volontaire des chrétiens et leur inconséquence dans leur mission peut se révéler coupable [18].

Redisons-le, s’il le faut : que la conversion soit ultimement l’œuvre de l’Esprit Saint, cela est évident. De la même manière, il ne s’agit en aucun cas de violenter la liberté ni de contraindre la conscience. Imposer la foi à quelqu’un serait contraire à la nature même de l’évangélisation et à l’intention du Christ. Ce que Dieu attend, c’est une décision personnelle, intime, libre justement. « C’est l’amour que je cherche » dit le Seigneur, et la liberté de l’homme est le chemin de l’amour. Il en va de même pour la foi, qui est un acte de la liberté. Mais cette peur qui a pour conséquence de nous arrêter au seuil du cœur de notre interlocuteur est sûrement liée à une vision insuffisante de la liberté. Quand la liberté s’invite dans une réflexion sur l’évangélisation, on l’envisage trop souvent selon le sens commun d’une stricte autonomie : on n’ose pas déranger les gens, car on veut, avec raison d’ailleurs, les « laisser libres ». On oublie seulement que beaucoup de personnes étouffent littéralement de n’avoir jamais l’occasion de parler de vérité, tout simplement parce qu’on les « laisse libres » – entendons : on les laisse livrés à leur solitude. On oublie aussi que la vraie liberté, c’est la capacité de se déterminer pour le vrai et le bien. Or, le bien le meilleur, le seul bien véritable finalement, c’est la connaissance de Dieu. Le connaître nous rend libre. Pour chaque homme, avoir accès à la Parole de Dieu qui est une parole de vérité, c’est la condition d’une pleine liberté [19]. Ainsi, l’évangélisation, loin de violenter la liberté, la sollicite, et même souvent la suscite.

Paul VI l’exprime admirablement dans son exhortation apostolique Evangelii Nuntiandi :

On entend dire trop souvent, sous diverses formes : imposer une vérité, fût-elle celle de l’Évangile, imposer une voie, fût-elle celle du salut, ne peut être qu’une violence à la liberté religieuse. (...) Ce serait certes une erreur d’imposer quoi que ce soit à la conscience de nos frères. Mais c’est tout autre chose de proposer à cette conscience la vérité évangélique et le salut en Jésus-Christ en pleine clarté et dans le respect absolu des options libres qu’elle fera (...) : loin d’être un attentat à la liberté religieuse, c’est un hommage à cette liberté [20].

Le but de l’évangélisation, c’est de permettre la rencontre personnelle avec le Christ, et cette rencontre devient possible par la prédication de la Parole. La nécessaire prise en compte du temps que demande l’Esprit Saint pour que germe la Parole, pour reprendre l’image de Jésus dans les paraboles, ne dispense pas le missionnaire de chercher à convaincre, précisément pour que la parole semée trouve une terre pour l’accueillir.

Et le missionnaire ?

Il est donc à la fois légitime de vouloir convaincre, par respect pour les personnes, et nécessaire d’en prendre les moyens, dans le respect de leur conscience. Notre parole est capable d’atteindre le cœur de notre interlocuteur. Elle le fera d’autant plus qu’elle sera l’expression d’une foi vivante et d’un amour ardent. On parle bien de ce que l’on aime, et aussi parce que l’on aime. Là est le secret de saint Paul, qui n’avait cure de la médiocrité de sa parole, car il était porté par un zèle qui le consumait intérieurement. Il va de soi que c’est dans la prière que se prépare l’acte d’évangélisation.

L’évangélisateur est engagé avec toute sa personne dans l’annonce de la parole. Si la parole qu’il communique vise la conversion de celui à qui il parle, elle appelle d’abord la sienne propre. Il ne la maîtrise pas, il ne la surplombe pas, il en est le serviteur. Et même, cette parole le juge, car il se rend vite compte de la distance qui l’en sépare. Il se peut même que sa propre faiblesse saute aux yeux de ses interlocuteurs. A lui d’y voir un appel à la conversion. On perçoit là, d’ailleurs, comment témoignage de vie (la prise au sérieux d’un pressant appel à la conversion) et annonce explicite s’épaulent.

Ce qui porte le missionnaire dans son désir de toucher la personne, c’est la conviction que la parole qu’il transmet est un bien [21]. La Parole que l’Église a mission de porter aux hommes est l’expression de l’amour trinitaire qui veut atteindre tous les hommes. La motivation du missionnaire ne peut donc être fondamentalement que l’amour des personnes, et un regard d’espérance sur leur capacité de changer quelque chose dans leur vie et d’accueillir la vérité révélée par Dieu [22]. Si nous ne réalisons pas que ce que nous annonçons, c’est une parole de salut et pour le salut, notre évangélisation sera stérile. Si nous ne sommes pas convaincus que les paroles, si abruptes qu’elles puissent paraître parfois, disent profondément la bienveillance de Dieu pour tout homme et transmettent une bénédiction, notre parole sera inaudible.

Conclusion

Donner à la parole toute sa place dans la mission de l’Église est une exigence dont les chrétiens ont à se saisir, d’une manière nouvelle, à chaque génération. Les champs d’application en sont très variés : redécouverte d’une apologétique adaptée aux besoins d’aujourd’hui, catéchèse envisagée dans une perspective vraiment missionnaire [23], annonce du kérygme dans les lieux publics, valorisation de l’enseignement des vérités de la foi à l’occasion de grands rassemblements, etc. Mais aussi, c’est l’occasion de mieux découvrir quelque chose de la figure du Christ, dont la richesse inépuisable ne cesse de vouloir se communiquer. Jésus parle, il ne cesse de parler, dans ses actes, dans ses paroles et jusque dans ses silences. La merveille, c’est que nos propres paroles soient capables de le manifester, au point de pouvoir enflammer les cœurs de ceux vers qui Dieu nous envoie.

P. Henri de l’Eprevier, aumônier des Universités Paris VI-VII à Jussieu. Aumônier général du mouvement « Résurrection ».

[1] Vatican II, Lumen Gentium (1964), IV,35 ; cité dans le Catéchisme de l’Église catholique, § 905.

[2] Paul VI, Evangelii Nuntiandi (1975), 21 et 22.

[3] Id., 42.

[4] Jean-Paul II, Redemptoris missio (1990), 44.

[5] Benoît XVI, Verbum Domini (2010), 95 ; 98.

[6] François, Evangelii Gaudium (2013), 127-129.

[7] J. Chaunu, « L’évangélisation entre chrétienté et enfouissement », Liberté politique n° 50 (Septembre 2010).

[8] Benoît XVI, Verbum Domini, 6.

[9] C’est le temps de « l’intelligence spirituelle », voir H. de Lubac, Histoire et Esprit. L’intelligence de l’Ecriture d’après Origène, Le Cerf, Paris 19501, principalement le chapitre V.

[10] Paul VI, Evangelii nuntiandi, n° 7.

[11] Isaïe parle d’un messager, au singulier. La tradition juive l’applique au Messie (cf. P. Grelot, L’espérance juive à l’heure de Jésus, Jésus et Jésus Christ 62, Desclée, Paris 1994, 86 ; 88 ; 295 ; 297), et plusieurs auteurs chrétiens au Christ. Saint Paul le cite en parlant de plusieurs messagers (Rm 10,15) ; les Pères de l’Église soulignent qu’il s’agit des apôtres (cf. St Irénée, Contre les hérésies, III, 13,1), mais saint Paul ne sous-entend pas cette restriction.

[12] Louis Bouyer, L’Église de Dieu, Le Cerf, Paris 1970, 334.

[13] Vatican II, Dei Verbum 13.

[14] Benoît XVI, Verbum Domini, 95.

[15] Paul VI, Evangelii nuntiandi, n° 23.

[16] Vatican II, Gaudium et Spes, 22,5.

[17] Vatican II, Ad Gentes, 7.

[18] « Il se serait pas inutile que chaque chrétien et chaque évangélisateur approfondisse dans la prière cette pensée : les hommes pourront se sauver aussi par d’autres chemins, grâce à la miséricorde de Dieu, même si nous ne leur annonçons pas l’Évangile ; mais nous, pouvons-nous nous sauver si par négligence, par peur, par honte — ce que saint Paul appelait “rougir de l’Évangile” (cf. Rm 1,16) — ou par suite d’idées fausses nous omettons de l’annoncer ? » (Paul VI, Evangelii nuntiandi, n° 80).

[19] « L’Église doit défendre (...) la liberté de tous à entendre la Parole de Dieu, en cherchant les moyens les plus efficaces de la proclamer », Benoît XVI, Verbum Domini, 95.

[20] Paul IV, Evangelii Nuntiandi, 80. Il faut lire sur cette question la Note doctrinale sur certains aspects de l’évangélisation, de la Congrégation pour la doctrine de la foi (3 décembre 2007).

[21] Le passage d’Isaïe, cité par saint Paul, que nous avons évoqué plus haut, exprime l’objet de l’évangélisation à travers un seul mot, ce que ne rendent pas nos traductions, en grec agatha, « bon », « bien » : « l’évangélisateur de bonnes » (sous entendu « nouvelles »). L’évangile annoncé est essentiellement une « bonté », un « bien ».

[22] Ce point est l’un des aspects les plus marquants de la constitution conciliaire Gaudium et Spes, qui conduit à voir l’homme, tout homme, dans sa vocation à communier avec Dieu (Gaudium et Spes 18, cf. 2-3 etc).

[23] Voir l’insistance avec laquelle le pape François parle du caractère fondamentalement kérygmatique de la catéchèse (Evangelii Gaudium, 164-165).

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