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Au coeur de la mission de Paul : repenser l’homme dans le monde

Marie-Françoise Baslez

En cette année Saint-Paul, l’approche historique peut contribuer à éclairer la figure de l’« Apôtre des nations », qui fut en son temps un missionnaire en prise sur le monde, ainsi que le montrent son langage, sa stratégie missionnaire et les choix décisifs qu’il eut à faire en matière d’État et de société.

Une première mondialisation ?

Ce monde n’était pas si différent du nôtre, toute proportion gardée, ce qui donne une actualité certaine à cette année Saint-Paul. Appartenant à la deuxième génération de l’Empire romain, il participe de la première expérience de mondialisation : à partir de 30 avant notre ère, l’Empire réalisa l’unité de la « terre habitée », précisément du monde méditerranéen, en faisant vivre ensemble des peuples différents par leur histoire, leur langue et leur culture et, bien sûr, leur religion. Désormais, la question de l’universalisme et celle de la communication étaient à l’ordre du jour ; les problèmes devaient être posés et réglés à l’échelle du monde, ce dont les élites de l’Empire eurent immédiatement conscience. Paul appartient par sa naissance à cette catégorie des notables. Même s’il ne précise jamais lui-même qu’il était citoyen romain (ce qui a donc fait débat), cela se déduit très clairement de sa perception géopolitique de l’espace méditerranéen et des réseaux qu’il a utilisés, on y reviendra, ainsi que de la connaissance qu’il manifeste de la rhétorique judiciaire romaine dans l’épître aux Galates. Né dans la Diaspora, à Tarse, « Saül dit aussi Paul » était le produit de ce monde pluraliste et multiculturel, le produit d’une éducation grecque reçue dans cette ville universitaire qu’était Tarse et de la formation pharisienne reçue à Jérusalem, qu’il revendiqua jusqu’au bout (Ph 3, 5). L’usage de deux noms montre qu’il était à l’aise dans le pluralisme de l’Empire. Il ne s’agissait pas d’un changement de nom, indice de déjudaïsation, comme on le croit parfois, mais d’une pratique commune aux gens habitués à évoluer entre leur communauté d’origine, qu’il s’agisse d’un village égyptien ou d’une synagogue de la Diaspora, la cité hellénisée où s’inscrivait la communauté et qui constituait l’interface immédiat de ce pluralisme, et, enfin, les représentants de la domination romaine. Paul appartient par sa naissance à cette catégorie, très caractéristique de son époque, de gens entre deux mondes, qui avaient vocation à être des passeurs de culture et qui se trouvaient plus particulièrement confrontés à la question de l’universalisme.

Sur les routes de l’empire

La vocation de Paul, telle qu’il l’a ressentie immédiatement, dans l’expérience mystique du chemin de Damas (Ga 1, 15-16), fut de prêcher le Christ, sauveur universel, depuis Jérusalem jusqu’aux extrémités du monde (Rm 15, 18-19 et 28). Dans la réalisation de ce programme missionnaire, son intuition des potentialités de l’Empire en fait un précurseur. L’image du grand voyageur, construite par Luc dans les Actes des apôtres, colle à Paul, mais il ne fut pas un découvreur, sortant des sentiers battus, qui aurait cherché à balayer le plus vaste espace possible, en parcourant le monde et en s’arrêtant là où il recevait bon accueil. À y regarder de près, ses itinéraires sont balisés et ses objectifs prédéterminés, dans une logique de la communication qui est celle de l’Empire romain. Il s’agissait d’assurer le maximum de rayonnement à l’Évangile de proche en proche, en implantant solidement des noyaux chrétiens dans des pôles régionaux. Paul a fondé ses Églises dans des colonies romaines comme Antioche de Pisidie et Philippes, qui étaient des nœuds de communications, et dans les capitales provinciales de l’Orient hellénisé – Antioche de Syrie, Paphos capitale de Chypre, Thessalonique capitale de la Macédoine, Corinthe capitale de l’Achaïe grecque et Éphèse capitale de la province d’Asie – où se rassemblaient nécessairement et périodiquement les habitants de la région. L’Évangile de Paul se diffuse par le bouche à oreille et, en Grèce, il a précédé l’arrivée de l’apôtre (1 Th 1, 8). Paul ne faisait pas que passer, ce qui était le cas, à l’époque, des politiques et des intellectuels : il séjourna assez longuement en un lieu central, 18 mois à Corinthe et trois ans à Éphèse ; il revenait dans ses fondations. Son objectif essentiel était d’implanter cet Évangile.

Le choix politique de Paul

L’implantation locale impliquait d’entrer dans le processus d’intégration que la cité antique proposait, voire imposait, aux minorités ethniques et religieuses. Là se situe ce qu’on peut appeler le choix politique de Paul. Dans ce monde pluraliste, les minorités religieuses, surtout les communautés juives monothéistes, se trouvaient placées devant la même alternative. Soit elles travaillaient à renforcer leur esprit de corps et leur particularisme religieux, comme le fit à son tour la première communauté chrétienne de Jérusalem (Ac 2, 44-46), quitte à se tenir en retrait du monde par des pratiques telles que la mise en commun des biens, que le droit romain considérait comme une dérive sectaire. Soit elles s’inséraient dans le tissu relationnel de la cité, participant aux activités publiques et travaillant au bien commun, ce qui les rendait légitimes aux yeux des pouvoirs publics. Ce fut le choix des synagogues d’Asie Mineure et ce fut le choix de Paul. La cellule-souche de la mission paulinienne fut en effet la famille ou, plus exactement, la « maisonnée » au sens grec du terme (l’oikos), elle-même considérée par les Grecs et les Romains comme la communauté de base dans la structure de la cité. Non seulement la communauté paulinienne se réunit dans une maison urbaine privée, mais elle est composée le plus souvent des membres de la maisonnée (parents, enfants, salariés, affranchis et esclaves), parfois étendue au voisinage et aux amis. Construite autour d’un chef de famille considéré comme le personnage référent, l’Église peut se déplacer avec lui : ce fut le cas de l’Église d’Aquilas et de Priscilla, qui était une maisonnée de tisserands itinérants et qui précéda ou accompagna Paul à Corinthe, à Éphèse et à Rome. La famille gréco-romaine était un milieu beaucoup plus diversifié et ouvert que la famille nucléaire moderne ou que la famille juive antique. Même dans la Diaspora hellénisée, les Juifs continuaient de se marier entre eux, érigeant en quelque sorte la famille en bastion de la foi, dans un monde qui ne la partageait pas. En acceptant les mariages mixtes entre un(e) croyant(e) et un(e) incroyant(e) (1 Co 7, 12-14), Paul rompt avec la pratique juive et considère la famille comme un terrain de mission, ce dont Timothée portera témoignage. La maisonnée rassemblant des gens de statut différent, en particulier des personnes libres et des esclaves, c’est là que doit s’élaborer et fonctionner d’abord le modèle de la société chrétienne, ainsi que l’exprime l’épître à Philémon qui traite du retour de l’esclave fugitif chez son ancien maître et invite celui-ci à le considérer comme un « frère » (Phm 16). Sur ce point encore, Paul rompt non seulement avec la jurisprudence gréco-romaine, mais avec un interdit de la loi mosaïque (Dt 23, 16-17), qui interdisait le retour de l’esclave.

Dans la cité antique, l’intégration de la famille à la communauté politique se fait à travers un réseau associatif extrêmement développé, auquel l’historiographie contemporaine porte aujourd’hui beaucoup d’intérêt, en particulier quand il s’agit d’analyser la diffusion du christianisme. Il y avait des associations catégorielles, où les notables, les esclaves, les femmes ou les jeunes se retrouvaient entre eux et qui permettaient donc à chacun des membres d’une famille de convertis de porter l’Évangile ailleurs. Il existait encore d’autres associations transversales ou mixtes, qui rassemblaient les maîtres avec les esclaves, les femmes avec les hommes : c’étaient surtout des associations professionnelles, aux intérêts corporatifs, et les associations cultuelles où l’on entrait par choix personnel et volontaire. Paul a manifestement utilisé plusieurs réseaux associatifs : celui de sa parenté, très fréquemment cité dans les épîtres ; celui des métiers du textile auxquels devait appartenir sa famille et qu’illustrent les figures d’Aquilas et de Lydie ; celui des clientèles romaines, qui rattachaient un Grec ou un Oriental hellénisé à un haut personnage de l’Empire. c’est ce que suggèrent les Actes des apôtres, à travers la relation qu’ils établissent entre le gouverneur de Chypre, Sergius Paulus, et l’apôtre qui prit le même nom latin. Le gouverneur peut avoir apporté à l’apôtre un soutien logistique et des lettres de recommandation, en particulier pour Antioche de Pisidie, dont il était originaire et qui fut l’étape de Paul après celle de Chypre.

Une communauté de table pas sans péril

L’utilisation du réseau associatif se déduit aussi de l’intérêt porté par Paul aux questions de convivialité dans la première épître aux Corinthiens et dans celle aux Galates. En effet, la convivialité est le principal ressort et la manifestation extérieure de toute communauté antique, culminant dans la participation aux grands banquets publics, offerts par la cité ou par l’empereur, qui fonctionnent comme une manifestation de loyalisme. C’est par la pratique de l’invité supplémentaire dans les banquets associatifs que se diffusent les idées et les théologies nouvelles. Il fallait donc accepter de manger avec les autres, ce qui posait problème aux Juifs, puis aux chrétiens d’origine juive, en raison des interdits alimentaires du Lévitique et de la cashrout. Plus généralement pour les convertis grecs et romains, cela soulevait la question de conscience de participer à des banquets familiaux, corporatifs ou publics où l’on consommait de la viande provenant de bêtes abattues lors de sacrifices à des dieux païens. En effet, l’on ne mangeait de la viande que très rarement, lors des grandes fêtes ; beaucoup de bêtes provenaient de troupeaux sacrés, propriété d’un dieu ; il n’y avait pas d’abattage en dehors des sanctuaires et la revente de la viande dans des boutiques ou sur des marchés extérieurs était rare. Enfin, la seule infrastructure de restauration collective se trouvait dans les sanctuaires. En inventant le terme d’idolothyte, « viande sacrifiée aux idoles », Paul exprime sa conviction profonde : ces viandes sont naturellement désacralisées à partir du moment où l’on ne croit plus aux dieux du polythéisme et que l’immolation perd sa fonction et son sens d’acte rituel. Ce n’est plus que de la boucherie et un chrétien peut consommer ces viandes, tout au moins les « esprits forts » (1 Co 8, 4-6). Mais c’est l’un des points où Paul hésite et multiplie les atermoiements (1 Co 8 et 10) et où l’on constate qu’il n’a rien d’un doctrinaire, ni d’un homme de système. Sa pensée se construit en situation. En définitive, il juge impossible pour un chrétien de manger dans un sanctuaire, ce qui signifie publiquement l’appartenance à la communauté religieuse du lieu ; en revanche, il lui paraît admissible de consommer des viandes sacrificielles, surtout si on le fait dans une demeure privée, que leur provenance n’est pas ostentatoire et qu’il ne s’agit pas d’une provocation. Ce point restera débattu durant les premiers siècles de christianisme : l’auteur de l’Apocalypse s’y oppose dans ces lettres aux Églises de Pergame et de Thyatire (Ap 2, 14 et 20), où il vise sans doute un groupe paulinien. Mais Paul a fait le choix de garder ses convertis insérés dans leur milieu d’origine. C’est une des dynamiques de sa mission.

Les communautés pauliniennes fonctionnent donc sur le principe de la mixité sociale : mariages avec des non-croyants, mixité à table entre Juifs et non-Juifs, croyants et non croyants, partage des responsabilités et des ministères entre hommes et femmes au sein de la communauté. Quoiqu’on en ait écrit, Paul n’était pas misogyne, loin de là. À la figure de Lydie dans les Actes des apôtres – chef de famille, chef d’entreprise et chef d’Église – correspond le personnage de Lydie, « diacre » de la communauté de Cenchrées, qui se déplaçait facilement et exerçait une réelle influence locale (Rm 16, 1-2). Dans les assemblées de la communauté paulinienne de Corinthe (1 Co 11, 5), les femmes ont le droit de prophétiser et de diriger les prières, fonction d’autorité qu’elles perdront par la suite (1 Tm 2, 12), conformément à l’évolution générale de la société romaine. Cette fois encore, Paul est partagé entre son désir d’ouverture et son respect des conventions sociales de son époque, qui enjoignaient aux femmes de se taire en public (1 Co 14, 34-35).

Quand la foi se dit en grec

Les communautés pauliniennes sont des communautés ouvertes, qui doivent se préoccuper des gens de l’extérieur, des gens « ordinaires » (1 Co 14, 16 et 24), c’est-à-dire des non-croyants, susceptibles d’entrer dans une maison au moment où s’y tient une assemblée de chrétiens. Cela place au premier plan le problème de la communication, qui était d’ailleurs au centre des préoccupations des notables de l’Empire. Pour la première fois, parler la langue des gens auxquels on s’adresse devient une nécessité pour le personnel de l’administration impériale et aussi pour les personnages charismatiques itinérants qui prêchent ou délivrent des oracles de cité en cité. Par son origine et son éducation, Paul était polyglotte : l’hébreu était sa langue rituelle ; il parlait l’araméen, le grec et le latin ; la Bible qu’il utilisa était la Bible en grec et ce choix fut décisif pour la diffusion du christianisme ; il utilisa indifféremment les règles de la rhétorique pharisienne, grecque ou latine. Cette fois encore, un autre des néologismes qu’il forgea, celui de glossolalie ou « parler en langues », est significatif de son attention aux problèmes de son temps. Ce terme, qui est encore utilisé aujourd’hui par les ethnologues et les historiens des religions, désigne un langage mystique qui crée une forme d’unanimité entre les participants d’un culte sur la base de scansions et d’onomatopées à la syntaxe rudimentaire, susceptibles d’interprétations diverses. Cela existait dans l’Antiquité, en particulier dans le culte d’Apollon ; c’était souvent le charisme des Pythies et autres prophètes qui rendaient les oracles ; c’était aussi celui de certains chrétiens de Corinthe, qui s’exprimaient ainsi lors des assemblées (1 Co 14, 24). Paul ne nie pas l’authenticité de leur inspiration, mais, pour lui, il s’agit d’un charisme mineur : l’Évangile doit être communiqué de façon intelligible pour être accessible à tous. Le langage de la foi est celui de la raison.

Bien sûr, c’est surtout à travers l’outil épistolaire que Paul montre son souci et sa maîtrise de la communication. Qu’il s’agisse de billets de circonstance comme l’épître à Philémon, de polémique violente comme dans l’épître aux Galates ou d’un traité théologique comme l’est l’épître aux Romains, Paul révolutionne le genre. Son mode d’écriture restitue sa présence et toute la force de son discours oral à des communautés qui font le « complexe de l’orphelin » après son départ (1 Th 2, 7-8). Il s’expose personnellement bien plus que ne l’avait fait aucun personnage de l’Antiquité avant lui, racontant sa période pré-chrétienne (Ph 3, 4-6), la révélation du chemin de Damas et sa vocation apostolique (Ga 1, 15-21 ), ses épreuves et ses expériences mystiques (2 Co 11, 16-33 et 12, 1-10). Mais en même temps il prend ses interlocuteurs à rebours des valeurs conventionnelles du monde gréco-romain : alors que la société de son temps fonctionnait largement sur l’apparaître, sur une émulation permanente, sur la visibilité sociale et sur les signes de reconnaissance publique qu’il fallait obtenir par ses talents ou ses générosités, Paul ne cesse se dévaluer. Il est vieux et malade ; c’est un orateur médiocre, c’est un avorton. Il s’agit pour lui de marquer la différence chrétienne : c’est le Christ qui agit en lui, c’est le Christ qui est sa force.

La pratique missionnaire de Paul, sous tous ses aspects, vise donc à engager les chrétiens dans le monde, là où ils les a trouvés et où ils doivent continuer de vivre. Il est donc conduit à valider l’État et la société, tels qu’ils sont. Mais ce choix, lui aussi, a été difficile à faire. Avant d’en arriver à l’énoncé clair et définitif de l’épître aux Romains, à savoir que les autorités de l’Empire sont légitimes et tiennent leur légitimité de Dieu, que l’ordre de l’Empire est l’ordre voulu par Dieu (Rm 13, 1-7), l’épître aux Philippiens révèle les « tiraillements » de l’apôtre tenté de se retirer du monde et même d’en sortir par le martyre (Ph 1, 21-25). D’un côté, Paul affirme que la véritable communauté politique des chrétiens est dans les cieux, d’où ils attendent le retour imminent du Sauveur (Ph 3, 20) ; ailleurs il reconnaît qu’on s’accomplit comme citoyen, conformément à l’idéal antique, mais seulement à condition de rester fidèle à l’Évangile (Ph 1, 27). Il valide ainsi la fonction éthique que l’Antiquité reconnaissait à l’État, peut-être pour éviter la dérive sectaire qui pourrait menacer ces premiers groupes chrétiens, dispersés, éclatés, extrêmement personnalisés, comme il le relève à Corinthe : il y a « ceux de Céphas », « ceux de Paul », « ceux d’Apollos », « ceux de Christ » (1 Co 1, 12)… Paul s’efforce donc d’empêcher ses communautés de se replier sur elles-mêmes. En leur rappelant leur unité dans le Christ et l’universalisme de l’Église à édifier, il commence de les mettre en réseau, d’abord par les échanges épistolaires, qui deviendront une caractéristique chrétienne, puis en reprenant aux synagogues de la Diaspora la pratique de la collecte recueillie dans chaque communauté, rassemblée et convoyée à Jérusalem, et en instituant le principe de l’entraide intercommunautaire (Ph 4, 15-16 et Rm 15, 26).

La personne au cœur de l’universel

Mais la théologie politique de Paul va bien au-delà de la simple validation éthique de l’État comme garant du bien commun. Il repense l’homme et sa place dans la société à la lumière de sa christologie. Certes, il ne remet pas en cause l’ordre social et surtout pas l’esclavage (Rm 13 et 1 Co 7, 20-24), ce que l’on a parfois reproché au christianisme, mais la véritable révolution paulinienne se situe ailleurs. Revenons à l’épître à Philémon qui renvoie l’esclave fugitif chez son ancien maître au mépris de toutes les pratiques de l’époque ; dans une société segmentée à l’extrême selon le sexe, l’âge, la race, la civilisation, le statut politique, le degré de liberté, les chrétiens sont invités à découvrir leur parité dans le Christ. Paul place ainsi la personne au cœur de l’universel : il n’y a plus de distinction entre Juifs et Grecs, entre Grecs et barbares, entre libres et esclaves, entre hommes et de femmes (Ga 3, 28). Une nouvelle fois, il prend l’opinion commune à rebours : pour un philosophe, « mieux valait » être un homme plutôt qu’un animal, un mâle plutôt qu’une femelle, un Grec plutôt qu’un barbare, un libre plutôt qu’un esclave. On dit parfois que les philosophes antiques, en particulier les stoïciens, avaient déjà conçu l’unité du genre humain, mais cela ne pouvait passer, pour eux, que par l’assimilation politique et culturelle : un jour, tous les habitants de l’Empire seraient hellénisés ; un jour, ils seraient tous citoyens romains. Au contraire, dans la pensée et la pratique missionnaires de Paul, aucun prédéterminé de naissance ou de culture n’est exigé pour devenir chrétien.

Paul est ainsi le premier à dissocier religion et culture, intimement liées dans le judaïsme comme dans l’hellénisme. Être Grec, selon l’historien Hérodote au Ve siècle, c’était « honorer les mêmes dieux » (identification par la religion) et « parler la même langue », ce qui différenciait du barbare (identification culturelle). Quand le concept de judaïsme fut inventé au IIe siècle avant notre ère dans un contexte de persécution, ce fut comme un contre-modèle culturel opposé à l’hellénisme autant que comme l’identification religieuse d’un peuple (Yahvé est le seul vrai Dieu). Au contraire, pour Paul, la religion perd toute fonction identitaire même si elle doit rester créatrice de lien social à travers le développement des pratiques d’entraide et de convivialité. C’est justement sur ce point que s’affrontèrent Pierre et Paul à Antioche (Ga 2, 11-15) : après avoir accepté dans un premier temps d’aller manger avec des non-Juifs, Pierre s’y refusa pour rester fidèle aux interdits alimentaires, signes identitaires du judaïsme ; Paul lui répond qu’on ne peut contraindre les non-Juifs à vivre en Juifs. On peut donc être chrétien en vivant en Grec comme en vivant en Juif, quels que soient les particularismes culturels. Encore une fois il n’y a aucun pré-requis pour devenir chrétien : l’Évangile peut donc atteindre toutes les couches d’un monde pluraliste et multiculturel. L’appartenance chrétienne ne repose que sur l’adhésion personnelle au Christ.

Ainsi, Paul introduit la notion de progrès dans le devenir de l’humanité, alors que l’Antiquité fonctionnait sur des schémas de reproduction de l’histoire, en trouvant toujours ses modèles et ses références dans le passé. Mais dans la nouvelle anthropologie paulinienne, le chrétien rentre par son baptême et sa conversion dans un processus d’imitation du Christ, de re-création dans le Christ ; par son action de proche en proche, à travers le jeu des relations personnelles, il participe ainsi à la christianisation de son milieu, la famille et la communauté religieuse fonctionnant, on l’a vu, comme des modèles de proximité. Même s’il n’est pas question de bouleverser l’ordre social, ni les institutions, l’État et la société sont appelés à évoluer.

C’est peut-être sous cet angle qu’on peut réévaluer ou compléter la figure de l’Apôtre des nations. Il ne fut pas seulement l’infatigable voyageur qui propulsa l’Évangile jusqu’aux extrémités du monde, comme l’écrivait Clément de Rome dès 90, mais aussi le véritable artisan d’un monde chrétien, qui sut insérer l’Évangile dans le tissu social du monde où il vivait, en prenant celui-ci à bras le corps, en en saisissant toutes les potentialités et en en sauvant tout ce qui méritait de l’être.

Marie-Françoise Baslez, Marie-Françoise Baslez, historienne des religions, professeur d’histoire ancienne à l’université de Paris XII et professeur invité aux Facultés jésuites (centre Sèvres), est spécialiste de l’histoire de la christianisation aux premiers siècles. Elle est l’auteur de nombreux ouvrages sur ce thème (Comment notre Monde est devenu chrétien, C.L.D., 2008) et d’une biographie de saint Paul, artisan d’un monde chrétien, Fayard 2008.

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