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Autour d’un livre d’Oscar Cullmann : « Les Sacrements dans l’évangile johannique »

Alexis Fogelman

L’auteur

Né en 1902 à Strasbourg dans une Alsace occupée par l’Allemagne, et mort en 1999 à Chamonix, Oscar Cullmann fut l’un des grands théologiens luthériens du XXe siècle.

Formé en théologie et en philologie classique à Strasbourg et à Paris, il enseigna d’abord à la faculté de théologie protestante de Strasbourg (1930-1938), où Louis Bouyer fut son élève, puis à la faculté de théologie de Bâle (1938-1972), tout en donnant des cours à l’École pratique des hautes études (1949-1972), cours dont les mémoires de Hans Küng nous donnent un bref aperçu, et à la faculté libre de théologie protestante (1954-1968). Invité à enseigner dans diverses universités du monde entier (la Sorbonne, Munich, Harvard, Rome), il reçut en 1993 le prix international Paul VI.

Son œuvre s’organise autour de trois thèmes : l’identification de deux traditions chrétiennes primitives, l’histoire du salut, l’œcuménisme.

La première thématique est de loin la moins connue. Cullmann pensait devoir établir une différence entre deux traditions chrétiennes primitives quant au Messie. La première, enracinée dans le judaïsme orthodoxe, se retrouverait dans les évangiles synoptiques. La seconde, celle des tenants d’un judaïsme à tendance ésotérique, contestant le culte du Temple, s’exprimerait dans le quatrième évangile et les œuvres qui s’y rapportent, issues de ce que Cullmann nomme le « milieu johannique ».

La seconde idée-force de Cullmann concerne l’histoire du salut. S’opposant aux théologiens protestants de l’époque, qui réduisaient le message du Christ à l’annonce du Royaume, il développe une théologie qui déplace le centre de gravité de l’histoire de l’avenir vers le présent du Christ. Il forge ainsi une expression chère à Benoît XVI, à savoir le « déjà mais pas encore », qui lui permet d’exprimer la tension entre l’accomplissement définitif de toutes choses en Christ et le fait que la fin n’est pas encore arrivée. Depuis la venue du Christ, le Royaume est présent de manière inchoative – néanmoins cette présence n’atteindra sa pleine envergure qu’à la fin des temps. Cette théologie de l’histoire du salut, Cullmann l’exprime dans Christ et le temps (1946), son livre le plus lu, et dans Le Salut dans l’histoire (1966).

Enfin, on retient également Cullmann pour son engagement en faveur de l’œcuménisme. Avec son humour habituel, Karl Barth, dont il fut le collègue à Bâle, disait de lui que sa tombe porterait pour épitaphe : « Conseiller de trois papes ». Ami personnel de Pie XII, de Jean XXIII et de Paul VI, il fut observateur au second concile du Vatican. Publié en 1986, L’Unité par la diversité défend une position peu commune selon laquelle l’unité ne se fera pas malgré la diversité mais, comme l’indique le titre de l’ouvrage, par elle, chaque Église (catholique, protestante, orthodoxe) faisant partie de l’unique Église, c’est-à-dire du Corps du Christ, et y jouant un rôle unique associé à un charisme particulier. Bien qu’une telle vision soit hautement problématique, s’y exprime un profond souci de préserver les différences entre traditions théologiques et donc de se garder d’un irénisme qui nierait l’importance des divisions doctrinales. Dans cet esprit, Cullmann s’attaqua plusieurs fois à la vague de faux œcuménisme qui suivit le concile, y voyant plus un oubli de toute tradition et de tout référent théologique qu’une tentative de surmonter les divisions héritées du passé.

Visée de l’ouvrage

L’ouvrage dont nous nous proposons de traiter ici, Les Sacrements dans l’évangile johannique, s’inscrit dans le cadre du premier programme de recherche de Cullmann. Ses travaux s’attachant à éclairer le texte et le milieu chrétien primitif l’un par l’autre, il fut rapidement conduit à s’intéresser à la liturgie, publiant en 1944 Le Culte dans l’Église primitive. C’est dans la prolongation de ce travail qu’il publia l’ouvrage qui nous concerne, en 1955, aux Presses universitaires de France.

Le but de l’ouvrage est double : d’une part, il s’agit de comprendre l’originalité et le propos de l’évangile johannique ; d’autre part, celui-ci constitue un document inestimable pour la compréhension du culte chrétien primitif. Nous n’évoquerons ici que le premier point, le second n’étant que peu abordé par Cullmann.

L’originalité de l’évangile de saint Jean se laisse saisir dans l’épisode de la guérison du paralytique de Bethesda, dans la mesure où il s’agit d’un récit de guérison, ce qui fournit un point de comparaison avec les nombreux passages du même type que l’on rencontre dans les synoptiques. Cullmann attire notre attention sur le fait que « d’une part, il contient des éléments étrangers à ceux-ci. D’autre part, il accentue particulièrement tel élément qu’il a en commun avec eux. » (p. 56) L’élément ajouté, qui n’apparaît pas dans les récits de guérison des autres évangiles, réside dans la comparaison entre un moyen de guérison primitif et l’action du Christ. Il n’est désormais plus nécessaire d’attendre que l’ange mette l’eau en mouvement. La guérison n’est plus liée à un lieu déterminé. Le second aspect de notre citation, qui évoque un point commun à toutes les guérisons opérées par le Christ, fait référence au lien entre celles-ci et la rémission des péchés. Le passage du paralytique de Bethesda donne une inflexion particulière à ce thème. Le miracle de l’eau donne une coloration sacramentelle à ce récit. De plus, l’insistance de Jésus quant à la nécessité de ne plus pécher nous rappelle la conscience du pardon impliqué dans le baptême et la gravité des fautes commises après sa réception.

Plus généralement, les questions d’ordre liturgique, loin d’être une préoccupation marginale de l’évangéliste, se retrouvent dans un grand nombre de péricopes, et non des moindres. Cullmann étudie ainsi le baptême de Jésus, les noces de Cana, les entretiens avec Nicodème et avec la Samaritaine, les guérisons du paralytique à Bethesda et de l’aveugle à Siloé, le discours de pain de vie, le lavement des pieds et l’épisode du coup de lance. Bien qu’il soit possible, selon Cullmann, de proposer une interprétation sacramentelle d’autres péricopes de Jean, il reconnaît que tous les passages de cet évangile ne se laissent pas comprendre en référence au culte et aux sacrements.

La centralité de ceux-ci est liée à une question dont l’enjeu est majeur : la légitimité et la continuité de l’Église primitive. « Nous avons déjà fait observer que l’intérêt pour les questions cultuelles, avec lequel l’évangéliste considère la vie de Jésus n’est qu’un aspect, à vrai dire particulièrement important, d’un intérêt d’ordre plus général que manifeste l’évangéliste et qui consiste à essayer de tracer la ligne qui relie le Jésus historique au Christ de l’Église, et ce, en vue de démontrer leur identité. C’est parce que le Christ de l’Église est présent d’une manière particulière dans les sacrements, que cette ligne aboutit dans beaucoup de cas – non tous assurément – aux sacrements. » (pp. 84-85)

Le dessein de l’évangéliste

Les développements les plus intéressants de l’ouvrage se trouvent moins dans l’étude des péricopes que dans la mise à jour du « dessein de l’évangéliste », pour reprendre le titre du premier chapitre. C’est en s’interrogeant sur le sens de l’épilogue de saint Jean que la réflexion est initiée. Si, comme l’écrit l’évangéliste, « Jésus a fait devant les disciples beaucoup d’autres signes qui ne se trouvent pas écrits dans ce livre » (Jn 20, 30), où trouver les principes qui ont présidé au choix des récits ? La réponse se trouve au verset suivant : « Ceux-là ont été écrits pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et qu’en croyant vous ayez la vie par son nom. » Le principe qui guide l’évangéliste dans sa rédaction n’est donc pas historique mais plutôt théologique et ecclésiastique. Il s’agit, pour Jean, de montrer que Jésus (c’est-à-dire le Jésus de l’histoire) est le Christ, autrement dit le médiateur du salut tout entier, passé, présent et futur. Or, dans l’histoire du salut, la période qui suit la résurrection, et dans laquelle vit l’évangéliste, revêt une importance particulière. L’enjeu réside dans la conversion de ceux qui vivent après Pâques. Ceci explique pourquoi aucun autre évangéliste ne revient aussi souvent sur le thème de la foi et de l’incrédulité de ceux qui ont vu les œuvres de Jésus et entendu ses paroles.

La question que pose Jean est la suivante : comment ce qui a été objet de vue peut-il devenir objet de foi ? Il convient de remarquer l’importance accordée à la vue. C’est avec elle que s’ouvre l’évangile (« nous avons vu sa gloire ») et qu’il se clôt (avec l’épisode de l’incrédulité de Thomas). Plus exactement, la problématique johannique concerne l’articulation de la foi et de la vue après Pâques. Comment croire sans avoir vu ? Il est significatif que le récit consacré à Thomas soit le dernier de l’évangile (le chapitre 21 ayant été ajouté plus tardivement). Les paroles du Christ, « Parce que tu m’as vu, tu as cru ; heureux ceux qui croient sans voir ! » (20, 29), s’appliquent à tous ceux qui liront le livre.

Cependant la question se renverse également, chez Jean, en une autre – car la vue ne suffit pas. Beaucoup ont vu mais sans croire. D’où une sorte de balancement, de va-et-vient, entre deux types de textes. D’un côté, ceux qui soulignent la nécessité de la vue. De l’autre, ceux qui insistent sur celle de la foi. Certains nous parlent d’une foi qui naît de la vue (par exemple le disciple bien-aimé qui, entrant dans le tombeau, « vit et crut » (20, 8)). D’autres mettent en scène l’ambiguïté ou l’insuffisance de l’expérience visuelle. Ce qui suit la résurrection de Lazare nous donne une illustration de ces deux tendances. « Beaucoup de Juifs, donc, qui étaient venus vers Marie et qui avaient vu ce qu’avait fait Jésus, crurent en lui. Mais certains d’entre eux s’en allèrent trouver les Pharisiens et leur dirent ce qu’avait fait Jésus. » (11, 45-46) Développant un point différent, la conclusion des noces de Cana évoque ceux qui virent le miracle et crurent en Jésus, mais auxquels celui-ci ne se fia pas.

Tout ceci conduit Cullmann à mettre en lumière la conception johannique de la foi comme acte du cœur. Il s’agit d’un acte intérieur qui fait suite à l’expérience, qu’elle soit visuelle ou auditive. Au chapitre 4, Jésus adresse un reproche à l’officier royal : « Si vous ne voyez pas des signes et des miracles, vous ne croyez pas. » Pourtant, le récit s’achève par la foi de l’officier, foi qui réside dans la confiance à l’égard de la parole de Jésus, et qui précède donc la constatation effective de la guérison du fils. On retrouve aussi des éléments de la critique synoptique de la recherche du miracle au chapitre 6, au sein du discours sur le pain de vie. Les juifs demandent au Christ quels signes il opère (6, 30) et celui-ci répond en déclarant qu’ils ont vu mais sans croire (6, 36). Parfois, la relation entre voir et croire est inversée, ainsi en 11, 40 : « Si tu crois, tu verras la gloire de Dieu. »

Si la foi est un acte du cœur, il ne faut pourtant pas y voir une décision purement sentimentale, d’une part parce que le cœur renvoie, dans l’anthropologie biblique, à ce qu’il y a de plus intime dans la personne, c’est-à-dire au lieu de la décision pour ou contre Dieu, et n’est donc pas seulement le siège des émotions ; d’autre part parce que Jean insiste particulièrement sur l’intelligibilité de la révélation. Paradoxalement, selon le quatrième évangile, comprendre les actes et les paroles du Christ est plus simple à l’époque de la rédaction du texte qu’à celle de Jésus. Les lecteurs de l’évangile ne sont pas désavantagés par rapport aux contemporains du Messie, dans la mesure où ils ont reçu l’Esprit, qui leur livre le véritable sens de la vie de Jésus. Aussi, si les témoignages oculaires sont de toute première importance, ce n’est qu’après la glorification du Christ et l’envoi du Paraclet que se révèle leur signification. Cette idée explique la centralité des discours d’adieux des chapitres 14 à 16. C’est elle qui légitime l’entreprise de l’évangéliste.

Selon Cullmann, deux passages nous livrent la clef de cet évangile : « L’Esprit Saint qu’enverra le Père en mon nom, lui vous enseignera tout et vous rappellera tout ce que moi je vous ai dit » (14, 26) ; « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter à présent. Quand il viendra, celui-là, l’Esprit de vérité, il vous guidera vers la vérité tout entière. » (16, 12-13) Cullmann commente : « Au cours de son récit, l’auteur ne craint pas de rappeler constamment à ses lecteurs que ceux qui ont vu ces événements n’ont saisi leur véritable portée qu’après la mort et la résurrection du Christ. » (p. 17) Dès le deuxième chapitre de l’évangile, il nous est dit que ce n’est qu’après la résurrection que les disciples comprirent la signification des propos de Jésus sur la destruction du Temple. Les nombreux passages où il est précisé que les apôtres se souvinrent de telle parole de Jésus ou de l’Ancien Testament qui annonçait l’événement décrit sont de la même nature.

La nécessité d’une lecture inspirée par l’Esprit comporte une conséquence importante, à savoir l’omniprésence des mots et des expressions à double sens. Qu’il s’agisse de la « naissance » avec Nicodème, de l’ « eau » avec la Samaritaine, ou bien de phrases entières (par exemple la parole de Caïphe : « Il vaut mieux qu’un seul homme meure pour tout le peuple et que toute la nation ne périsse pas. » (11, 50)), à la signification dans le contexte d’énonciation s’ajoute toujours un sens lié à l’histoire du salut. « Selon la présupposition implicite du quatrième évangile, l’événement historique contient, au-delà de sa signification immédiate, une indication concernant des faits ultérieurs de l’histoire du salut, faits qui se trouvent ainsi mis en relation avec ces faits fondamentaux uniques de la vie de Jésus. » (p. 25)

L’histoire ayant un sens, il n’est pas possible de la dissocier de son interprétation, et la recherche d’un sens plus profond doit servir, selon Cullmann, de principe d’explication du quatrième évangile. C’est ici que s’insère la thématique des sacrements. En voulant établir un lien entre le Seigneur qui se manifeste dans son Église, en particulier via les deux sacrements du baptême et de l’eucharistie, et le Jésus historique, saint Jean présente les actes et les paroles de celui-ci de manière à rendre explicite l’enracinement de la vie sacramentelle dans les différents épisodes de la vie du Christ.

La conception johannique du culte

Revenons brièvement sur la question sacramentelle. Dans sa conclusion, Cullmann résume les deux traits caractéristiques de la conception johannique du culte.

Premièrement, le Christ est le centre du nouveau culte. La présence divine n’est plus liée au Temple. Ainsi toute adoration devient une « adoration en esprit » et le sabbat se trouve aboli. Le déplacement de centre de gravité du culte a pour conséquence l’obsolescence des anciens moyens de liaison entre Dieu et l’homme. Les diverses purifications rituelles et le baptême de Jean-Baptiste sont remplacés par les sacrements du baptême et de l’eucharistie, dans lesquels le Christ agit et se communique lui-même à son Église.

Deuxièmement, les sacrements sont étroitement liés aux mystères de la vie du Christ. Tout d’abord, la thématique sacramentelle est également dépendante de l’affirmation johannique de l’Incarnation contre le docétisme. C’est bien dans le quatrième évangile que figure le récit de l’incrédulité de Thomas. Le Verbe s’est fait chair et, dans les deux sacrements en cause ici, c’est sous des formes matérielles se référant à des événements historiques (l’eau, le pain, le vin) qu’il nous transmet l’Esprit. Ensuite, le baptême et l’eucharistie sont liés à la mort du Christ, c’est-à-dire à la rémission des péchés obtenue par l’expiation qu’il a accomplie. Enfin, ils sont liés à l’Ascension car c’est dans le don de l’Esprit que le Christ communique sa présence, nous faisant « naître d’en haut » (3, 7).

Conclusion

Les Sacrements dans l’évangile johannique est un livre essentiel pour comprendre le sujet dont il traite – mais aussi pour comprendre le travail de Louis Bouyer sur ce même évangile [1]. Bref, dense et respectueux du texte biblique (il critique régulièrement Bultmann et son programme de démythologisation), il articule une grande érudition, une compétence philologique et des réflexions théologiques profondément traditionnelles propres à nourrir l’intelligence et la foi [2].

Alexis Fogelman, né en 1989, étudiant en M1 de philosophie des sciences.

[1] Le quatrième Évangile, Casterman, Tournai, 1955.

[2] Malheureusement, cet ouvrage – qui, en cela ne fait pas exception au reste de l’œuvre d’Oscar Cullmann – est depuis longtemps épuisé.

Réalisation : spyrit.net