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Autour d’une planche du Grand Catéchisme en images (Maison de la Bonne Presse)

Paul Airiau

La célébrité de la planche illustrant le troisième commandement dans le Grand catéchisme en images de la Maison de la Bonne Presse, paru vers 1889, n’est plus à établir. Qu’elle se retrouve aujourd’hui jusque dans les manuels scolaires du secondaire en dit bien assez sur sa diffusion – encore qu’il serait possible de s’interroger sur la place et la fonction qui lui sont attribuées dans le contexte pédagogique. A ce titre, elle peut être considérée comme exemplaire d’un discours catholique français sur la sanctification du dimanche et, plus profondément, de l’enjeu que ce thème a représenté au XIXe siècle.

Une planche de catéchisme

Commençons par revenir sur cette planche en une analyse rapide. Deux registres s’opposent, le supérieur, avec une église, un monde agreste, aux tons verts et pastels, et l’inférieur, avec une petite ville ou un village comprenant à gauche des boutiques et à droite une fabrique, rouge et noir y dominant. La route qui monte en serpentant unit les deux registres, tout autant que les personnages qui y marchent et que l’église répondant à la fabrique. Une nouvelle opposition peut aussi être dressée entre les personnages passifs ou demeurant sur place (les consommateurs et propriétaires des boutiques, les ouvriers de la fabrique) et ceux qui montent vers l’église. Le rapport au corps peut ici être discriminant : repos à dimension ludique ou licencieuse des hommes attablés au cabaret, travail démembrant et usant de la fabrique, contre la paisible marche, l’effort régulier adapté aux forces des enfants, des adultes et des vieillards, des paysans, des ouvriers et des soldats – de toute la société. Une troisième distinction surgit entre les enfants et les adultes : dans le registre du bas, des adultes isolés ou dominant et exploitant des enfants sans faire eux-mêmes d’efforts, dans le registre supérieur et sur la route, des adultes et des enfants associés harmonieusement, les premiers protégeant les seconds.

On ne reviendra pas ici sur les sources sous-jacentes de cette planche : imagerie populaire, opposition de la voie étroite à la voie large, et de la cité céleste à l’enfer, reprise de l’ascension physique comme métaphore de l’ascension spirituelle renvoyant tant à la Montée du Carmel qu’à l’échelle céleste. On évacuera rapidement les lectures erronées. L’opposition entre un registre rural où se trouve un château antique en ruine, et un registre urbain ne signifie pas qu’il y ait un choix à faire entre une société moderne, libérale et industrielle, et une société d’Ancien Régime, ni que s’opère une discrimination socio-politique favorable à une réaction, aristocratique ou nobiliaire. Ce serait oublier les caractéristiques de l’industrialisation française au moins jusqu’au milieu du Second Empire : une industrialisation en partie rurale, avec l’implantation d’activités notamment métallurgiques dans les petits bourgs et villages, en utilisant et le charbon et de bois et l’énergie hydraulique. La planche renvoie bien à une réalité sociologique, certes en cours d’atténuation, mais encore présente lors de la publication. Même l’organicité du village postulée par le tableau, qui représente dans un même espace, malgré leur distinction nette, l’église et l’usine, converge avec l’expérience vécue d’une communauté villageoise encore puissante.

On oubliera aussi la condamnation du monde industriel qui pourrait être évoquée par la diabolisation iconographique de l’usine. L’observation précise de la fabrique laisse comprendre que, plus que le monde industriel, c’est le fait même de travailler le dimanche qui est vitupéré. Les personnages en blouse ou veste avec leurs enfants, qui s’adressent aux jeunes ouvriers de l’usine, en tendant le bras vers l’église, les appellent à la messe, non à abandonner le travail de la forge pour le travail agricole. Les mouvements s’opposent clairement : des corps et des bras tendus vers la route sinueuse de l’ascension vers Dieu, d’un côté, des corps orientés vers la droite de l’autre, soumis au poids des barres de métal, courbés sous le bras menaçant du contremaître.

En revanche, on abondera dans le sens de toutes les interprétations insistant sur l’hostilité du catholicisme intransigeant du XIXe siècle, dont les Assomptionnistes de la Bonne Presse sont parmi les meilleurs représentants, au monde libéral des bourgeois installés et animés d’une insatiable cupidité, qui les pousse à maximiser le profit en exploitant la force de travail d’ouvriers peu payés, peu protégés, très surveillés, largement sanctionnés, hommes, femmes, enfants finalement empêchés de se livrer à leurs devoirs religieux. Le jugement est finalement moral, bien plus que social. Il permet de comprendre l’association dans la planche de vices apparentés : les travailleurs de l’usine et les buveurs du cabaret, qui, tous, profanent le dimanche. La soif du profit d’un côté, le divertissement avilissant de l’autre, deux formes de résistance à la catholicisation de la société, à sa structuration organique selon les commandements de Dieu et de l’Église. Le discours est donc aussi social, tant il est vrai qu’aucune religion ne peut être force sociale si elle n’est aussi présente dans les processus sociaux. Se comprend alors mieux l’enseigne du cabaret, dans le registre inférieur : c’est l’hôtel des Francs-Maçons. Car des forces hostiles sont à l’œuvre, plus ou moins inspirées par Satan, pour saper les bases de la société chrétienne et détruire les traces demeurant de l’enracinement chrétien de la France et les mécanismes garantissant la perpétuation de l’alliance entre Dieu et la Fille aînée de l’Église.

Bref, la planche revient ainsi, par le biais d’un discours précisément situé dans le temps, à sa logique spirituelle primordiale : il faut servir Dieu et rejeter Satan, il faut, en pratiquant le dimanche, s’inscrire dans le combat spirituel qui, inlassablement, empoigne chacun et toute la société.

L’obsession de la sanctification dominicale

Il n’y a ici que peu d’originalité de la part de la Bonne Presse. Le Grand catéchisme en images se trouve parfaitement en phase avec un catholicisme français qui s’est, parmi d’autres sujets de mobilisation, focalisé tout au long du XIXe siècle sur le respect du dimanche. Plusieurs éléments peuvent ici être rappelés pour souligner l’intensité de la militance catholique destinée à obtenir le respect du repos dominical.

La question n’est pas d’abord industrielle : elle est premièrement rurale, agricole, paysanne. La Sainte Vierge ne s’y est pas trompée, lorsqu’elle apparut à La Salette en 1846 : « Je vous ai donné six jours pour travailler, je me suis réservé le septième et on ne veut pas me l’accorder. […] L’été, il ne va que quelques femmes un peu âgées à la Messe. Les autres travaillent le dimanche tout l’été et l’hiver, quand ils ne savent que faire, ils ne vont à la messe que pour se moquer de la religion. » Le respect paysan du dimanche est un des grands sujets de l’apparition, et il le demeure presque trente ans plus tard lorsque, en 1873, la Vierge apparaît à Auguste Arnaud, vigneron de Saint-Bauzille de la Sylve (diocèse de Montpellier) : « Il ne faut pas travailler le dimanche. » Dans les deux cas, un sanctuaire en surgira.

L’industrialisation donne un nouvel écho à la thématique, dès les années 1830, tout au long du Second Empire, jusqu’après le vote de la loi sur le repos hebdomadaire en 1906. Le catalogue de la Bibliothèque nationale de France recense ainsi plus de 80 instructions ou lettres pastorales ou mandements de carême épiscopaux prenant comme thème principal la sanctification du dimanche, entre 1836 (Albi) et 1914 (Nantes). Certains diocèses y reviennent à plusieurs reprises : Mende en 1837, 1851 et 1856, Belley en 1855, 1873 et 1892, Paris en 1887 et 1896, Meaux en 1895 et 1904, Arras en 1854, 1876, Verdun en 1838 et 1877. On le devine cependant à l’énumération, l’industrialisation n’est pas la seule en cause. La diffusion ou la permanence du travail agricole rural laisse deviner que les évêques luttent non seulement pour le respect d’un commandement divin, mais aussi pour empêcher que la société ne se structure de plus en plus en dehors du cadre chrétien. Le développement des mandements après 1830 correspond d’ailleurs clairement au changement politique de la Monarchie de Juillet : le roi bourgeois et ses agents administratifs cessent plus ou moins de faire appliquer la loi de 1814 imposant aux commerçants et artisans le chômage public du dimanche et des jours fériés (et la fermeture des cabarets pendant les offices religieux…), qui avait été plus ou moins l’objet de l’attention préfectorale sous la Restauration.

Les évêques ne sont d’ailleurs pas seuls à agir en faveur du repos dominical. La propagande catholique contre le travail du dimanche se fait intense à partir de la seconde moitié du siècle. Mgr Jean-Joseph Gaume, abondant littérateur et figure intellectuelle du milieu intransigeant des années 1840-1880, donne ainsi en 1850 La Profanation du dimanche considérée au point de vue de la religion, de la société, de la famille, de la liberté, du bien-être, de la dignité humaine et de la santé. Il réédite l’ouvrage en 1870, et l’insère également en 1878 dans Le Bénédicité au XIXe siècle ou la religion dans la famille. Mais il n’est pas seul dans son combat : Dialogues sur la sanctification du dimanche, sur le blasphème et sur l’usure par l’abbé Georges Brédart en 1824, Repos et sanctification du dimanche par l’abbé Beuret en 1856 (publication du mémoire adressée à l’Assemblée nationale en 1850), Le Jour de Dieu. Réflexions et anecdotes sur la sanctification du dimanche de l’abbé Augustin Albouy en 1859, périodique Le Repos [et la sanctification] du dimanche de 1890 à 1914, La sanctification du dimanche d’un missionnaire apostolique en 1893. Et l’on ne compte pas ici les multiples articles de périodiques et les brochures populaires, comme La Croisade du dimanche (1889) ou la Nécessité sociale du dimanche (1894) de Fénelon Gibon.

Des associations catholiques se font également jour pour mener ce combat : Association pour la réparation des blasphèmes et pour la sanctification du dimanche (Saint-Nizier, 1847), Œuvre du repos des dimanches et fêtes (Paris, 1853), Association pour la sanctification du dimanche (Saint-Brieuc, 1855), Association de prières pour la réparation des blasphèmes et la sanctification du dimanche (paroisse Saint-Vincent-de-Paul du Havre, 1860), Association pour la sanctification du dimanche (Trévoux, 1874), Œuvre de la sanctification du dimanche (1874), Œuvre dominicale de France – Association pour la sanctification du dimanche (aussi appelée Œuvre du repos et de la sanctification du dimanche, Lyon, 1873), Association pour l’observation du dimanche dans l’industrie du bâtiment (Paris, 1886), Ligue populaire pour le repos du dimanche en France (Nord), Ligue des hommes pour la sanctification du dimanche (avec sa revue, en 1906).

Si un lobbying se met ainsi en place à la fin de la Monarchie de Juillet, il échoue à faire voter une loi, même si la Deuxième République, suivie en cela par le Second Empire, édicte des mesures administratives pour supprimer les travaux publics le dimanche. Cette pression catholique se renforce au début de la Troisième République, monarchiste et partiellement catholicisée. Mais la proposition de loi du député catholique Chaurand en 1873 n’aboutit pas, car elle est trop directement antilibérale au plan économique. Est cependant votée en 1874 l’interdiction dans l’industrie du travail des femmes de moins de 21 ans et des enfants de moins de 16 ans. Mais la République républicanisée abolit en 1880 la loi de 1814, suscitant un accroissement de la mobilisation catholique, alors que les partis socialistes connaissent une croissance de leur influence, et que les syndicats font du repos hebdomadaire un élément important de leur action.

Les démocrates chrétiens font du repos dominical la base de toute législation sociale, comme l’abbé Lemire l’explique clairement en 1897 au Congrès catholique du Nord. Les congrès catholiques, qu’ils soient tenus à Paris ou dans le Nord, consacrent systématiquement une étude au respect du dimanche. Les comités catholiques locaux (notamment à Lyon) poussent leurs adhérents à favoriser les magasins fermant le dimanche – car le travail dominical est massif dans le secteur tertiaire, plus encore que dans l’industrie –, à refuser ce jour les livraisons faites par les gares, et à user de leurs éventuels pouvoirs d’actionnaires (notamment des compagnies de chemin de fer) pour imposer le chômage dominical aux employés.

On comprend mieux dans ce cadre de républicanisation anticléricale et de montée du socialisme ainsi que de revendication syndicale la dimension apocalyptique que peut prendre la mobilisation catholique, jusque dans les catéchismes. On comprend aussi mieux combien les évêques peuvent jeter leur poids dans la balance pour catholiciser le dimanche, même dans les régions de chrétienté. Ainsi, dans le diocèse de Cambrai, en 1882, Mgr Duquesnay visite la paroisse d’Estaires : « Mgr, en retournant du collège où il avait donné la confirmation, avait remarqué le marché de légumes, qui est permis tous les dimanches jusqu’à neuf heures. Dans une population réputée aussi catholique, un marché, le dimanche ! Mais c’est un crime impardonnable et sa Grandeur, prenant son texte de l’évangile du jour, nous dit à la Grand-Messe : Non potestis Deo servire et Mammoni. Je fus chargé de refuser l’absolution aux acheteurs et aux vendeurs. » [1] La vigueur de la sanction, alors que le ligorisme [2] s’est largement implanté dans un clergé français désormais militant, à la spiritualité italianisée, et promouvant un Dieu d’amour miséricordieux, dit bien l’importance de l’enjeu pour l’évêque. Il est spirituel, et il faut trancher clairement entre Dieu et Mammon.

Mais ce souci de trancher dans le vif, qui diffère de la stratégie suivie par d’autres catholiques, moins favorables à une intervention étatique et que l’on retrouve dans les milieux inspirés par Frédéric Le Play, ne débouche sur rien, si ce n’est ouvrir un espace de débat et de légitimité à la revendication législative des syndicats et des groupes et partis socialistes. C’est cette mobilisation politique qui permet, en 1906, après que la séparation des Églises et de l’État a été consommée, et sans doute parce qu’elle a été enfin consommée, le vote d’une loi libérale sur le repos hebdomadaire, sans aucune connotation religieuse.

Faut-il faire un rapprochement entre ce qui fut et ce qui est désormais notre lot, dans une France du « travailler plus pour gagner plus » ? On relèvera seulement quelques points. D’abord, que les catholiques ne sauraient, s’ils veulent obtenir que l’État établisse une législation qui puisse à sa manière consoner avec les commandements de Dieu, oublier qu’ils sont une minorité, et qu’un minorité n’est efficace que si elle agit comme telle : par le lobbying organisé qui sait argumenter et agir. Ensuite, que cette action ne peut oublier la désolante réalité : le repos hebdomadaire demeure un acquis social, dont le bénéficiaire n’est pas forcément libre de décider le jour où il en profitera mais que, en tout cas, il investira de significations qui lui absolument propres et dont il n’est pas sûr qu’elles convergent avec celles de ses concitoyens, ni avec le salut dont on pense qu’il a absolument besoin. Enfin, que, in fine, l’enjeu est bien proprement spirituel : rendre à Dieu ce qui lui est dû, apprendre et pratiquer la dépossession de son temps, de son travail, de sa personne, en associant le respect du sabbat et le culte dominical, dans un double impératif spirituel à dimension eschatologique : le repos en Dieu sera le propre du temps d’après la parousie, mais il est déjà goûté ici-bas. Cette dimension indispensable ne mérite-t-elle pas d’être avancée, par delà tous les arguments sociaux, anthropologiques, familiaux, économiques, utilisées depuis le début du XIXe siècle, pour converger avec ceux qui ne sont pas chrétiens, si nous voulons un jour réussir à renverser la situation ?

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Le troisième commandement


Bibliographie publiée sur le sujet

Pour l’histoire du repos hebdomadaire, Robert Beck, Une histoire du dimanche de 1700 à nos jours, Paris, Éditions de l’Atelier, 1997.

Pour le cas du catholicisme, Histoire Économie et Société, 2009, n° 3, « Combats autour du repos hebdomadaire (19e-20e siècles) » :

– Séverine Blenner-Michel, « Sanctifier le dimanche ou le vain combat de l’épiscopat français au XIXe siècle »

– Mathieu Bréjon de Lavergnée, « Le repos du dimanche : un exemple de lobbying catholique en France au milieu du XIXe siècle »

– Bruno Béthouart, « Les syndicats chrétiens et le repos du dimanche (1887-1964) »

– Isabelle Saint-Martin, « La sanctification du dimanche : un combat par l’image ».

On ajoutera Daniel Moulinet, Laïcat catholique et société française. Les Comités catholiques (1870-1905), Paris, Les Éditions du Cerf, coll. Histoire religieuse de la France, 2008, pp. 113-115, 356-358, « Dictionnaire des personnes citées » et « Dictionnaire des œuvres citées » (Annexes sur CD-Rom).

Sur le Grand catéchisme en images de la Bonne Presse, et la planche n° 33 : Isabelle Saint-Martin, Voir, savoir, croire. Catéchismes et pédagogie par l’image au XIXe siècle, préface de Ségolène Le Men, Paris, Honoré Champion, coll. Histoire culturelle de l’Europe, n° 5, 2000, pp. 119-173, 510-517 et planche hors-texte 3.

Paul Airiau, marié, huit enfants, né en 1971. Diplômé de l’IEP de Paris, agrégé et docteur en histoire, enseignant dans un établissement public (ZEP) de l’Académie de Paris.

[1] Mémoires d’un curé d’Estaires. 1882-1906. Jules-Hippolyte Boëdt, Steenvoorde, Houtland Éditions Rééditions, 2000, p. 19.

[2] D’après saint Alphonse de Ligori, dont la Théologie Morale commence à avoir en France au début du XIXe siècle une réelle audience, après les rigueurs du jansénisme.

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