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Avant-propos de l’"Evangéliaire selon la récitation orale des Apôtres"

P. Frédéric Guigain

La découverte de l’oralité évangélique est encore toute récente ; elle fut l’œuvre de quelques pionniers intrépides qui n’eurent pas peur d’affronter l’incompréhension.

Il y a déjà plus de cinquante ans que Marcel Jousse, s.j., appliquait aux Évangiles les méthodes de mémorisation propres aux civilisations orales, conservées encore notamment en Afrique et au Moyen-Orient, et rendait ainsi à la parole des Apôtres ses accents de théâtralité et son rythme mimétique, grâce auxquels elle put se graver avec tant de facilité dans les cœurs des premières communautés chrétiennes.

Encore le faisait-il sur le fondement du texte transmis en grec, puis restitué en araméen. C’est proprement à ce présupposé de méthode que s’attaqua en premier lieu Pierre Perrier, faisant justice à l’évidence selon laquelle l’oralité des Apôtres ne pouvait exister que dans leur langue maternelle et dans un contexte culturel qui avait déjà élaboré une riche pratique mnémotechnique, - à laquelle précisément le Seigneur lui-même ne craint pas de confier la Parole du Salut -, en sorte que les textes occidentaux ne pouvaient être compris qu’en dépendance au texte oriental canonique dont la pratique orale avait traversé les siècles.

Ainsi parut finalement, en ces décennies, le résultat tant attendu de l’analyse orale de la Peshitta : la restauration des colliers de décompte sur le fondement desquels les Apôtres transmirent la Bonne Nouvelle et dont les Eglises orientales de langue araméenne ont scrupuleusement conservé la mémoire récitative. Pierre Perrier y propose une analyse structurelle et contextuelle sans précédent des Évangiles, capable de donner aux péricopes un éclairage et un ordre systématique insoupçonnés, dont on ne peut raisonnablement discuter la validité de fond, ni nier les acquis en intelligibilité.

De fait la Peshitta contient entre les lignes un complexe système signalétique, encore aujourd’hui inexploité, qui, au-delà de son usage liturgique, constitue une description comparative unique des Évangiles et vaut largement nos synopses modernes élaborées à partir de l’écrit. En effet, non seulement les perles de décompte se trouvent précisément délimitées en vertu de leur articulation interne, mais encore chaque rupture de la mémoire, due aux différences de la récitation selon les évangélistes, est reportée à l’intérieur de la perle en question dans chacun des Evangiles. Ainsi se constitue, pour ainsi dire, une polyphonie mnémotechnique où chaque péricope est toujours nécessairement récitée en tenant à l’esprit l’ensemble des harmoniques théologiques des divers évangélistes. Viennent encore signalées de la même manière les différentes ruptures dans le tressage et « ordrage » des colliers, si bien qu’il est loisible de percevoir la genèse de la composition de la Bonne Nouvelle par les Apôtres, jusqu’à la forme précisément dans laquelle elle nous est parvenue.

Une fidélité ingénue à la Peshitta telle qu’elle se présente, l’attention portée à des éléments bien connus mais jusqu’ici laissés hors de l’analyse (interponctuation et astérisques) préserve donc de tomber dans l’arbitraire des choix quand la logique prévue fait défaut dans le texte ; mieux, elle révèle des enchaînements catéchétiques inattendus, et met à l’improviste en évidence une série de petits principes d’ordrage secondant toujours l’ordre thématique, qui loin d’appesantir la mémoire en simplifient plutôt la structuration, en évitent l’atomisation, et permettent de délimiter les perles à l’intérieur des colliers avec le plus de sûreté possible.

Il est impossible désormais de prétendre avoir une certaine intelligence des Évangiles en faisant l’impasse sur le texte de la Peshitta ; cela équivaudrait à vouloir écrire une thèse sur l’œuvre de Shakespeare à partir de la traduction française. Or c’est ce que l’on a fait jusqu’ici, soit par pure ignorance, soit par choix délibéré. Il est pourtant sans conteste qu’une langue n’est pas faite de simples concepts, mais que sa puissance de signification est indissolublement liée au matériau phonétique dont elle use pour former l’expression. Si donc on a rendu évident que jamais le texte évangélique n’a obtenu autant d’expressivité que lorsqu’il est récité en araméen, on a suffisamment démontré qu’il a été originairement composé en cette langue (quelle que fût l’importance que l’on attribue à l’adaptation dialectale véhiculaire). Marc lui-même, premier traducteur connu de la récitation orale, n’a-t-il pas laissé dans la langue originale plusieurs phrases, par ailleurs d’aucune importance théologique particulière, justement parce qu’au-delà de la simple signification le grec était impuissant à rendre l’émotion contenue dans l’expression originale ?

Que l’on prenne un épisode de la plus haute intensité dramatique comme celui de la guérison du paralytique de Capharnaüm, où nul ne peut rester indifférent à la force des paroles de Jésus : « Lève-toi, prends ton grabat et rentre chez toi ! », on ne peut manquer non plus de noter la platitude de la traduction des langues européennes ou même sémitiques en comparaison avec le concis et rocailleux araméen : «  qu m, sh qu l aars okh wzel lvait okh  ! ». La redondance des sons en rythme binaire, sur une syntaxe ternaire, donne à la phrase une résonance sans pareille, qui ne démontre pas seulement le processus ordinaire de composition de la langue à même le matériau sonore, mais encore une intention explicite d’exploiter ce même processus à des fins mnémotechniques.

Dans la Peshitta, les jeux phonétiques et rythmiques de la phrase n’appartiennent jamais seulement à l’ordre poétique (en outre exceptionnel), mais constituent proprement en soi un ordre structurel. Elles servent, entre autres choses, à repérer le rythme ternaire qui forme la matrice rédactionnelle primitive de la récitation orale. Un exemple typique, à la fois simple et immédiat, est donné par la perle du baptême du Christ, où le texte traduit raconte la venue de Jésus au Jourdain pour se faire baptiser par Jean, la descente de la colombe de l’Esprit depuis les cieux ouverts et la voix du Père désignant son Fils bien-aimé, de manière linéaire et sur un ton quasi monocorde, là où l’araméen ne manque pas de mettre en relief la charpente interne de la perle par des assonances différenciées qui se passent de commentaire : « wahwo byaomo tho honun, e tho yeshua men nosra th daghlylo, we th eemez b yu rd non men yu ha non / wm eh do das l eq men mayo , h z o das td eq sh mayo , wru ho akh yaono dn eh tath aalaoy / wq o lo hw o men shmay o , atu b er ha bibvo bo kh est bvi th. »

L’ignorance de ce principe a conduit jusqu’à l’incapacité de percevoir le sens théologique des phrases les plus simples. C’est en effet un lieu commun de l’analyse littéraire des Évangiles de distinguer entre les phrases rédactionnelles et les phrases proprement dites de contenu. Ainsi, dans la péricope de la guérison de la belle-mère de Pierre, on tient habituellement pour rédactionnelle une phrase comme celle-ci : « Et ils sortirent de la synagogue et se rendirent à la maison de Simon et André avec Jacques et Jean ». On considère que les phrases de contenu ne viennent que dans la suite avec le récit de la guérison. Et, certes, rien de plus plat et dépourvu de sens apparent en français (et en grec) ! Or, il n’en est pas du tout de même dans la Peshitta : la phrase est en fait construite selon un rythme ternaire bien marqué : « Et ils sortirent de la synagogue — et ils allèrent à la maison de Simon et André — avec Jacques et Jean », lequel, loin d’en faire une pure phrase rédactionnelle, en fait plutôt une admirable synthèse théologique de la fondation de l’Église par Jésus (rupture avec le judaïsme-domus, et entrée dans l’ecclesia-colonnes de la communauté), synthèse qui ne peut échapper à l’auditeur alerte à la métrique du souffle spécifique à l’araméen.

Cet ouvrage de vulgarisation ne se présente donc pas comme une relation écrite scientifique sur l’oralité et n’offre aucun apparat critique. Il se veut une première tentative pratique de rendre au mieux sur papier ce que fut primitivement l’Évangile des Apôtres : une récitation orale ecclésiale et mnémotechnique. A titre de simple lectionnaire, il se donne pour tâche de mettre comme à portée de main des fidèles ou des communautés le premier degré de l’analyse orale de la Bonne Nouvelle, soit celui de l’analyse interne de sa structure comparative, dont le texte de la Peshitta démontre évidemment l’élaboration progressive ; un ouvrage ultérieur devra en exposer l’analyse génétique externe, notamment à partir du fonds vétéro-testamentaire écrit et oral de l’époque apostolique, au prix toutefois de l’inévitable séparation des Évangiles. La présentation du texte sur la page, les titres et les sigles qui l’accompagnent, visent ainsi à rendre tangible et possible encore aujourd’hui une telle récitation, en mettant en relief la composition midrashique de la récitation, la scansion respiratoire de la mémoire et l’inflexion théologique qui lui est attachée.

P. Frédéric Guigain, Après un D.E.A. en philosophie à la Sorbonne, Frédéric Guigain a été ordonné prêtre dans le diocèse maronite de Jbeil-Byblos (Liban) en 2001. Il a alors assumé diverses tâches pastorales au Nigéria (Port-Harcourt), en Italie (Albano) et au Liban (diocèse de Jbeil). Il est actuellement vicaire en paroisse à Amchit (Liban), chargé de la chancellerie de l’évêché, et aumônier du comité diocésain pour la pastorale de la jeunesse.

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