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Bérulle au XXe siècle

P. Michel Gitton

Pierre de Bérulle, Visiteur des carmélites de France, fondateur de l’Oratoire de France, aumônier de la reine Henriette d’Angleterre, cardinal de la sainte Église romaine, pourrait faire partie de ces nombreux ecclésiastiques auxquels s’intéresse une poignée d’historiens sans que son nom parvienne jamais aux oreilles du lecteur moyen. Je me souviens d’avoir fait allusion à lui, dans les années 60, devant une classe de khâgne, et d’avoir récolté une franche hilarité, tous mes camarades croyant que je parlais de Bérurier, le héros des romans alors à la mode de la série San Antonio de Frédéric Dard...

Pourtant cette méconnaissance a commencé à céder un peu après. La collection de poche « Foi Vivante » a publié dans les années 80 trois volumes de textes de notre cardinal et les éditions du Cerf ont entrepris de fournir l’édition des Œuvres Complètes, qui compte déjà onze volumes. En 1980, lors de son premier voyage en France, le pape Jean-Paul II recevait du président Giscard d’Estaing un splendide volume relié des œuvres du cardinal de Bérulle (dans la seule édition existant à l’époque, celle de Migne, datant de 1856) ; dans la note qui l’accompagnait, le secrétariat de l’Élysée mettait en valeur l’auteur, comme représentant éminent de la culture et de la spiritualité françaises [1].

À vrai dire, Bérulle avait cessé d’être tout à fait un inconnu depuis que Henri Brémond avait présenté ce qu’il était le premier à appeler « l’École française de spiritualité ». Dans sa magistrale Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis les guerres de religion jusqu’à nos jours [2], il faisait faire connaissance avec toute une pléiade d’auteurs qui avaient illustré le XVIIe siècle français, parmi lesquels Bérulle, Condren, Olier, Bourgoin et beaucoup d’autres.

C’est auprès de lui à coup sûr que le jeune Maxime Charles apprit à connaître celui qui fut pour lui plus qu’un maître, une référence constante [3]. Mais il bénéficia bientôt d’un accès direct au texte de notre oratorien grâce à la compilation due à l’abbé Migne, qu’on a mentionnée plus haut et qui avait déjà, dans l’indifférence générale, fourni une ample moisson de textes de Pierre de Bérulle.

De leur côté, les oratoriens, refondés au XIXe siècle à l’initiative du P. Joseph Gratry (1805-1872), pouvaient difficilement ignorer la personnalité de leur premier père. Le patronage de Bérulle, quelque peu méconnu jusque là, redevint à l’ordre du jour dans les années de l’entre-deux-guerres, amenant à se poser la question de la béatification de Pierre de Bérulle. Le dossier, naguère engagé à la mort de celui-ci, mais arrêté, dit-on, par l’opposition de la Compagnie de Jésus, fut repris. Mais une nouvelle opposition, née cette fois-ci de l’ordre des carmes déchaussés, semble avoir eu raison de cette tardive et timide tentative.

Il faut dire que, dans ces années de l’après-guerre 14-18, l’ordre des Carmes, alors en pleine expansion, profitait des nouvelles dispositions prévues par le Code de Droit canonique de 1917 pour reprendre le contrôle des carmels féminins français, mettant fin à l’exception française qui, depuis Bérulle, confiait la direction des carmels féminins à des prêtres séculiers choisis par l’évêque. Ce régime, qui avait assuré les grandes heures du Carmel français jusqu’à la Révolution et durant tout le XIXe siècle, était jugé contraire aux intentions de la grande Thérèse, qui avait voulu confier ses filles aux Pères carmes. Il allait de pair avec une spiritualité initiée par Bérulle et qui se marquait entre autres par une oraison structurée, rythmée par la cloche. La vie quotidienne y était régie par le Papier d’indiction qu’il avait inspiré. La manière même de dire l’office sur trois notes (par souci d’éviter toute complaisance dans la musique !) venait de lui. Tel est le Carmel que connurent sainte Thérèse de l’Enfant Jésus et la bienheureuse Élisabeth de la Trinité.

L’École française au pilori

Paradoxalement ce qui a le plus contribué à la célébrité de Bérulle et de l’École française dans les milieux ecclésiastiques fut de devenir le repoussoir de la modernité théologique. À partir de 1945, l’École française devint la cible préférée de tous ceux qui voulaient aller dans le sens d’une religion ouverte à la sécularisation. Peu avaient lu les œuvres de l’oratorien, mais c’est chez lui que se trouvait, à n’en pas douter, le concentré de tout ce avec quoi on voulait en finir. Son exaltation du sacerdoce surtout paraissait à l’opposé du virage qu’on était en train d’opérer : l’aura sacrale dans laquelle il voulait faire vivre le clergé semblait un démenti de la volonté clairement affichée dans ces années-là de faire du prêtre un homme comme les autres, engagé dans la vie, chargé d’« incarner » l’Église dans un monde en gestation.

Jacques Maritain, dans un article paru en 1971 [4], portait la contradiction au cœur de la pensée de Bérulle. Celui-ci, faute de rigueur théologique, aurait confondu, dans l’ « état » sacerdotal, ce qui est une grâce fonctionnelle liée à une mission objective et ce qui est un appel à la sainteté, un état de vie, comme celui des religieux. Or c’est là que Bérulle, refusant par avance cette opposition, ouvrait une voie inédite : dans l’économie du Nouveau Testament, Dieu n’agit pas par des fonctionnaires, et, lorsque le Christ accepte de partager sa propre mission d’Envoyé consacré avec de pauvres hommes, c’est en les vidant d’eux-mêmes, pour qu’ils deviennent les instruments conjoints de sa divinité. Cette saisie est si haute qu’elle surpasse en sainteté objective (pas toujours actualisée, malheureusement !) tous les appels entendus par les hommes et les femmes qui ont voulu se consacrer à Dieu [5].

Dans le même esprit, on reprocha souvent au cardinal de Bérulle d’être le champion attardé d’une vision hiérarchique de l’Église héritée du pseudo Denys l’Aréopagite. Alors que Yves Congar flétrissait ce qu’il appelait une bureaucratie sacrée, une « hiérarchologie », qu’il opposait à la saine ecclésiologie que les catholiques, selon lui, étaient en train de redécouvrir, Bérulle parlait encore des ordres sacrés dispensant les dons divins, un peu comme des vasques successives par lesquelles Dieu répandrait sa grâce sur le bon peuple chrétien ! Ceux qui s’en prenaient ainsi à l’héritage dionysien n’avaient pas repéré que, chez Bérulle comme chez Denys, les paliers successifs de la hiérarchie n’ont de consistance que pour transmettre ce qu’ils ont reçu et s’effacer devant la lumière qui les traverse, si bien que le plus haut hiérarque est paradoxalement celui qui se dépouille le plus complètement pour laisser passer le don plus grand dont il est dépositaire.

On a prétendu que le concile Vatican II, en mettant en valeur le sacerdoce commun des fidèles, avait voulu rompre avec la vision hiérarchique traditionnelle. Mais le Concile dit seulement :

Le sacerdoce commun des fidèles et le sacerdoce ministériel ou hiérarchique, qui ont entre eux une différence essentielle et non seulement de degré, sont cependant ordonnés l’un à l’autre : l’un et l’autre, en effet, chacun selon son mode propre, participent de l’unique sacerdoce du Christ. (1964, Lumen Gentium, n. 10)

La majorité des interprètes a conclu de cette phrase que seul le sacerdoce des fidèles était destiné à reproduire la consécration et l’offrande victimale du Christ, les prêtres ministériels n’étant là que comme moyen pour permettre aux baptisés de réaliser leur vocation, en leur dispensant la parole et les sacrements, ceci ne valant évidemment que pour le temps de ce monde [6]. Mais une autre interprétation, plus proche de la pensée du cardinal de Bérulle, consisterait à dire que le sacerdoce des prêtres est la première communication que le Christ a faite de sa qualité de médiateur, et qu’elle est destinée à s’étendre ensuite sur tous les baptisés, qui participent à la mission sacerdotale, eux aussi étant destinés à être médiateurs, pour que le monde croie.

Dans ces années de l’après-guerre, la loi de l’Incarnation était un thème à la mode, qui inspirait une spiritualité pastorale dont la Mission de France fut l’exemple privilégié. Elle était conçue sur le modèle des intellectuels russes de la fin du XIXe siècle, qui « allaient au peuple », voulant contribuer à sa rédemption par leur enfouissement dans les masses ouvrières et paysannes. Le Verbe s’était fait chair pour rejoindre les hommes coupés de Dieu, loin de vouloir leur donner des leçons, il se faisait l’un d’entre eux sans titre et sans privilège, il vivait et mourait parmi eux comme un pauvre pour les aider à retrouver le sens de leur dignité et leur montrer un autre visage de Dieu.

Sur ce chemin, l’« Apôtre du Verbe incarné » qu’était Pierre de Bérulle ne pouvait être qu’un gêneur. Pour lui, l’Incarnation, loin d’abolir le néant de l’homme devant Dieu, la nécessité de l’adoration, etc., les renforçait plutôt. Dans sa célèbre méditation sur le « dénuement de subsistance de l’humanité du Christ », n’allait-il pas jusqu’à dire que son humanité – celle que Jésus a saisie dans le sein de la Vierge pour la faire sienne – était comme dépouillée, ouverte, n’ayant pas « sa propre et ordinaire subsistance » (puisque, à la différence de nous, elle ne se boucle pas, au plan humain, sur une « personne », Jésus n’ayant pas de personne humaine autonome) ? S’il ne fait pas de difficulté à reconnaître que Dieu, en Jésus, s’abaisse pour nous diviniser, il soutient que ceci s’opère par un abaissement symétrique du côté de l’homme, qui n’est envahi par Dieu qu’à condition d’être totalement consacré, c.-à-d. vidé de lui-même, anéanti dans son autonomie. Et c’est cela, pour lui, l’Incarnation.

On comprend que l’École française, pour avoir défendu ces vues, ait paru suspecte aux maîtres à penser de ces années-là. Il fallait être le P. Bouyer pour oser affirmer, dans un article de 1962 [7], que l’Incarnation comportait deux mouvements, un mouvement descendant et un mouvement ascendant et qu’on s’égarait en prétendant y voir juste une assomption de l’humain, simplement humain :

La « loi de l’incarnation » qu’ils nous opposent, en effet, ce n’est pas, comme ils le croient, de prendre l’humanité en bloc, l’humanité profane, pour la consacrer sans aucun autre changement qu’une illumination de sa nature profonde par la grâce. La « loi de l’incarnation », c’est, tout au contraire, de produire une nouvelle sacralité, une consécration renouvelée, par la mise à part d’une humanité qui, pour être toute à Dieu, ne soit nullement à soi. Telle est, en effet, l’humanité du Dieu fait homme, et c’est par là qu’elle peut nous sauver. Ainsi, sans doute, mais ainsi seulement, se prépare une finale consécration de l’humanité entière dans le corps du Christ, comme dit saint Paul. Encore, cette humanité sauvée devra, elle aussi, d’une certaine manière, se renoncer à elle-même pour être unie au Christ. Ce n’est pas autrement qu’en participant à la croix du Christ qu’elle pourra être intégrée à son corps mystique, et par là renouvelée, régénérée.

L’intérêt de Maxime Charles pour le cardinal de Bérulle ne fut pas anodin. Les deux points sur lesquels s’est appuyée sa résistance au progressisme chrétien (le culte de l’humanité du Christ et la sacralité du sacerdoce) ont trouvé chez le maître de l’École française plus que des appuis. On peut se demander si sa découverte précoce de ce courant de pensée n’a pas orienté définitivement sa propre réflexion dans un sens qui le vaccinait contre les ferments de décomposition qui se sont révélés par la suite. Là où plusieurs tenants du néothomisme n’ont pas été, dans ces années difficiles, à l’abri de certaines déviances, la lecture de Bérulle se révélait féconde.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

[1] L’auteur de cet article a été mêlé à ces faits, qui n’ont guère été remarqués dans la presse, à notre connaissance.

[2] Henri Brémond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis les guerres de religion jusqu’à nos jours, t. 1, L’Humanisme dévot (1580-1660), t. 2, L’Invasion mystique (1590-1620), première édition, Bloud et Gay, 1916.

[3] Michel Emmanuel, dans sa thèse Devenir Prêtre dans l’entre-deux guerres, a consacré de nombreuses pages à l’influence bérullienne sur le jeune Maxime Charles (IIIe partie, ch. 17, § 1), pour d’autres échos, cf. infra, article de Donatien du Thuyt, note 15.

[4] Approches sans entraves, Fayard, Paris, 1971, p. 510-531.

[5] Cf. l’article « Sacerdos alter Christus, L’École française a-t-elle encore quelque chose à nous dire ? », du P. Gilles de Raucourt, dans Résurrection, no 137 (nouvelle série, juillet-août 2010), p. 19-32.

[6] Entre beaucoup d’autres : Daniel Bourgeois, L’un et l’autre Sacerdoce, Desclée, Tournai, 1991. La même perspective anime des travaux d’exégèse comme celui du cardinal Albert Vanhoye, Prêtres anciens, prêtre nouveau dans le Nouveau Testament, Parole de Dieu, Le Seuil, Paris, 1980.

[7] France Catholique n° 803, du 20/4/1962.

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