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Bérulle et Charles : quand l’École française descend dans la rue

P. Gérard Pelletier

Réfléchir à l’influence du Cardinal de Bérulle et de l’« École française » de spiritualité sur la pensée de Mgr Charles pourrait paraître chose facile, tellement il y faisait lui-même référence, et aimait s’entretenir sur ce sujet avec ses confrères prêtres et les séminaristes. Mais le thème n’est pas sans comporter quelques risques. D’abord parce que l’on a beaucoup écrit sur Bérulle pendant notre période : or Mgr Charles semble avoir conservé un regard plus personnel, plus original et direct, n’ayant cité que les œuvres du cardinal. Ensuite parce que sa vie apostolique invite à déborder du cadre strictement bérullien, pour regarder les autres grandes figures de 1’Eglise qui le suivirent, un saint Jean Eudes notamment. Enfin parce que le thème du sacerdoce ne fut hélas pas tout à fait irénique durant notre période... Mais ce sont là autant de questions qui méritent d’être traitées, car il sera fructueux pour notre vie ecclésiale de retenir ce que Mgr Charles nous a laissé de plus central dans sa vie de pasteur. Sans pouvoir étudier à nouveau la pensée de Pierre de Bérulle, nous chercherons à cerner les conditions de la rencontre entre les deux personnages, puis nous parlerons de leurs spiritualités, comparées dans leurs deux composantes essentielles : le mystère du Verbe incarné et le sacerdoce.

Histoire d’une rencontre

On ne peut laisser de côté le fait que le jeune Maxime Charles suivit les cours du petit séminaire de Conflans, puis fut au séminaire des Carmes l’élève des Sulpiciens. Si le déclic ne se fit pas directement grâce à eux, c’est néanmoins dans l’esprit de l’École française, dans la tradition spirituelle héritée de Monsieur Olier, qu’il apprit à pratiquer l’oraison, à vivre la liturgie... Cela mérite d’être souligné, même s’il faudrait par ailleurs mener une étude sur les évolutions de cette tradition spirituelle dans l’enseignement des séminaires, derrière les apparentes continuités.

Mais sur le plan intellectuel, il aimait évoquer le rôle d’un directeur jésuite et des cours de philosophie à Conflans du P. Petit. Il en garda toujours une bonne connaissance de la philosophie cartésienne, kantienne, en sortant des cadres de la néo-scolastique. Quelques traités de psychologie figurant encore dans sa bibliothèque témoignent de son intérêt pour les sciences humaines. Il aimait aussi lire les livres d’histoire.

La rencontre décisive se fit par le biais d’un séjour de vacances : le P. Legendre emmenait l’été quelques séminaristes « au vert » dans le Finistère, à Garlan. Or la propriété était voisine de celle du général Weygand (de son prénom Maxime !), qui conseilla un jour au jeune M. Charles de lire L’histoire littéraire du sentiment religieux en France de H. Brémond : le volume sur l’École française est de 1921, cette lecture serait de l’été 1926. Ce fut la rencontre décisive avec Bérulle, même si elle se faisait par l’intermédiaire d’un auteur contesté : l’enthousiasme de Brémond ne laisse pas indifférent, et si son esprit anti-jésuite nous lasse, il nous est facile de reconnaître la pensée véritable de l’auteur qu’il étudie.

M. Charles revint sur le sujet en 1932 : alors séminariste aux Carmes (trois ans avant l’ordination sacerdotale), il rédige en devoir de vacances une étude sur « le prêtre d’après le cardinal de Bérulle » (obtenant la note 16/20). Le fait qu’il ait gardé toute sa vie ce cahier d’écolier de 78 pages prouve le prix à ses yeux de ce travail. Qui plus est, il est amusant de constater, après lecture attentive que les deux articles que Mgr Charles publia ensuite dans Résurrection [1] sur le sacerdoce sont la reprise pure et simple, en deux parties, de ce devoir ! C’est dire combien l’éclair du départ demeura la référence essentielle, le point auquel on revient quand il faut traiter de la question (au-delà de l’intérêt pratique qu’il y a à faire rapidement un article par cette méthode ! ! !). Il faut remarquer que ce travail est étayé par la lecture de l’édition des œuvres complètes du cardinal, chez Migne.

On dit aussi que le jeune séminariste, puis le prêtre, ne manquait pas de faire partager à ces camarades cette passion pour Bérulle, en leur faisant des conférences, en les emmenant dans des pèlerinages durant les vacances : c’est l’époque de la fameuse « abbaye voyagère », reprenant les paroles de Bérulle qui nommait ainsi sa suite durant ses nombreux déplacements [2].

Sur les traces d’une fidélité

Nous aurons à définir plus loin les grand axes de la spiritualité bérullienne pour les comparer à celle de Mgr Charles, mais il est d’abord utile d’évoquer encore quelques aspects plus biographiques.

Le thème de la vie commune des prêtres, cher à l’Oratoire, tant chez Philippe Néri que chez Bérulle, fut toujours présent dans sa vie : dès l’installation à la Sorbonne, il veillera à vivre en partageant la prière et l’apostolat avec ses confrères. Le cardinal Lustiger décrit ainsi le climat :

« Nous logions dans un appartement. à cinq, mais comme des « moines » chacun n’avait qu’une très petite chambre, les repas étaient pris en commun. Notre vie était rythmée par la prière de l’office. Nos maigres ressources financières étaient mises en commun. Notre action apostolique était concertée et réfléchie ensemble dans la prière... » [3].

Cela se retrouvera à Montmartre : le recteur de la basilique institua chaque midi un temps d’adoration des chapelains, suivi du repas et des vêpres. Le conseil, la session annuelle, les repas mêmes étaient compris comme un temps de partage des éléments essentiels du sacerdoce ministériel. On raconte qu’un chanoine régulier de l’Immaculée Conception, de passage à Montmartre, remarqua que la vie des chapelains correspondait à l’idéal de leur fondateur, dom Gréa ! Mgr Charles s’en était en effet inspiré : il continuait à saisir les occasions de faire découvrir aux prêtres et aux séminaristes la pensée de Bérulle.

Plus largement, Mgr Charles était intéressé par tout le XVIIe siècle. Il est ironique, au regard de l’histoire [4], qu’il se trouva fondateur et directeur d’une aumônerie de la Sorbonne qu’il appela « Centre Richelieu », du nom du fondateur de l’université. Le buste de Richelieu et le portrait de Bérulle trônaient dans le salon de Mgr Charles, donnant les deux aspects d’une personnalité et de sa conception de l’apostolat. Plus largement encore, il ne détestait pas lire un Bossuet, un Condren et son Traité du sacrifice, Olier et son Traité des Saints Ordres, la philosophie de Malebranche... Il est certain que M. Charles ne mena en rien la vie d’abbé de cour, qui fut un peu celle de Bérulle, et que son goût de la mission le rapproche plutôt de saint Jean Eudes. Il garda à cœur de faire face au défi de son temps : sa première nomination de vicaire à Malakoff correspondait bien au désir des jeunes prêtres de sa génération d’évangéliser la banlieue ouvrière. Il ne rata pas une occasion de toucher le plus de gens possible durant la guerre, et suivit avec intérêt l’action du cardinal Suhard sur la Mission de Paris, tandis qu’il fondait le Centre Richelieu dans une période d’effervescence politique du monde étudiant après la Libération.

Un maître revu et corrigé ?

P. Cochois donnait quatre critères du bérullisme : l’esprit de religion de son théocentrisme, son christocentrisme mystique, son sens vécu de la souveraineté de la Mère de Dieu et son exaltation de l’état de prêtrise [5]. On peut discerner une concordance globale de ces critères avec la pensée de Mgr Charles, encore que sur le point de la dévotion mariale, une certaine réaction contre la dimension envahissante qu’elle occupait alors l’ait rendu distant et silencieux. Il y revint à la fin de sa vie dans le chapelet quotidien.

Mais force est de constater que son intérêt pour Bérulle ne l’amena pas à engager des études approfondies sur la question, et qu’il eut une tendance à dédaigner les travaux de ses contemporains [6]. La force de cette pensée lui semblait insuffisamment mise en valeur. Il faut donc pousser l’analyse plus loin, pour essayer de mettre en lumière ce qu’il y avait d’original, au double sens du terme, dans l’utilisation que faisait le prélat du cardinal...

Bérulle et les « états » du Verbe incarné

La spiritualité bérullienne prend son départ dans une conscience très vive de la grandeur du Dieu Trinité : il ne s’agit pas de partir de la création pour aller au divin, il s’agit bien de prendre le temps de contempler la gloire divine, et ensuite d’aller de la vie divine au créé. Bérulle a été marqué par la mystique rhéno-flamande, d’où un sentiment toujours vif chez lui du néant qu’est l’homme, si Dieu ne lui donne pas d’être par sa seule action. Puis s’est ajouté le rôle de la mystique plus attachée à l’humanité du Christ de sainte Thérèse d’Avila : au lieu de rester dans un pur extatisme et d’attendre une « déification » par grâce. Bérulle s’attache à contempler dans le Christ le Fils éternel qui, joignant l’opération intra-trinitaire et celle de la création, se fait homme pour se révéler et nous sauver. C’est un résumé parfait de ces deux tendances que nous retrouvons dans la dernière œuvre du cardinal, symboliquement restée inachevée : la Vie de Jésus, entre l’histoire de la préparation du monde et celle de notre salut dans le Christ, ne s’emploie qu’à décrire cet « instant » si crucial de l’Incarnation, de ce « commerce » divin où le Fils vient en ce monde, tandis que la Vierge et l’ange vivent ce mystère de grâce.

Mais là où saint Ignace prend le temps de faire une composition de lieu, Bérulle commence directement par le mystère de la personne du Verbe incarné. Derrière chaque mot des évangiles, il s’attache à percevoir les « états », c’est-à-dire les éléments de la vie intime du Christ, en son humanité assumée par la divinité, qui, par la condition éternelle du ressuscité, nous sont toujours connaissables par les dons imprimés en nous au jour de notre baptême. La richesse du mystère de l’union hypostatique est le pivot de la spiritualité chrétienne en général, mais Bérulle nous y fait découvrir de nouvelles richesses dans la largeur, la hauteur, la profondeur... de l’amour divin rendu si proche de nous. II met particulièrement en relief le « dénuement de subsistance », c’est-à-dire l’absence dans la personne du Christ d’une subsistance propre et indépendante de la nature humaine, source de notre humilité et de notre recherche de l’adhésion au Christ, et la qualité du Fils de « parfait adorateur » du Père en toute perfection et liberté, parce que en tout amour, la condition humaine est, dans le Christ, offerte au Père dans l’adoration véritable. Le sens du sacerdoce et de la prière chrétienne en sont bouleversés.

Quand la psychologie prend le relais

Ce mouvement théocentrique et christologique inspirait toute la prédication de Mgr Charles. Mais il nous faut poser une remarque d’importance : Bérulle définissait une théologie et une spiritualité dans un climat où la métaphysique jouait un grand rôle, même dans son attachement à l’humanité du Christ. Il y a pour lui une réduction du psychologique à l’ontologique [7]. Mgr Charles, lui, reprend les mêmes bases, mais dans le développement de sa pensée, la métaphysique s’estompe au profit d’un regard sur le Verbe où la psychologie prend une place plus importante, plus adaptée à notre époque. La doctrine bérullienne de « l’adhérence » aux états du Verbe incarné (il suffit de prendre le terme en un sens dynamique, en sachant qu’elle naît de la contemplation [8]) passe chez Mgr Charles par un regard profond et fin sur la psychologie humano-divine du Christ.

Il suffit, pour s’en rendre compte, d’évoquer l’importance du pèlerinage en Terre Sainte dans sa vie et son apostolat : il fallait faire goûter à tous l’existence du Sauveur, faire toucher les lieux mêmes de notre salut, par le moyen de la démarche personnelle et de la liturgie. Le questionnaire du manuel du pèlerinage sur « la personnalité humaine du Christ » est un bon témoin :

Avez-vous entrevu son caractère, les modalités de son intelligence, de sa volonté, de son affectivité ? Sentez-vous l’importance de ses attitudes religieuses ? Comment expliquez- vous les progrès de son enfance, ses ignorances et sa science, son accord total avec Dieu et sa liberté [9] ?

On peut aussi citer un article de Résurrection où il justifiait cette utilisation du « psychologique » :

« Il existe dans l’homme un domaine de l’esprit et du cœur, un domaine de l’âme doué de ses mécanismes propres. Sans doute, par un excès de subjectivisme, on a voulu tout expliquer par eux... Ce n’est pas une raison pour hésiter à parler de la psychologie de Jésus, que les chrétiens appellent par ce mot inspiré de la Bible, le cœur... depuis saint Thomas d’Aquin (IIIa Pars), qui fut un maître trop ignoré en ce domaine, on n’a pas assez étudié la psychologie du Christ [10] ».

Il nous faut à présent passer à l’étude du rapport de cette spiritualité à celle du Cœur du Christ.

Nouveaux regards sur le Sacré Cœur

Cette contemplation du Christ devait logiquement trouver un nouveau point de départ par la nomination de M. Charles à la basilique du Sacré-Cœur, lieu d’une adoration eucharistique permanente. Il faut savoir qu’à son arrivée, la prière consistait en récitation, chaque heure, de prières déterminées (acte de consécration, litanies, etc...). Sa première révolution fut de faire le pari de l’adoration silencieuse, avec l’aide de feuilles de méditations qui proposaient des extraits de l’Écriture. Or, par sa connaissance du Cardinal de Bérulle, Mgr Charles pouvait revenir aux sources même de la dévotion au Cœur du Christ. Alors que prévalait une mystique de la Rédemption, où, dans l’esprit des apparitions du Seigneur à sainte Marguerite Marie, il fallait aimer et offrir en réparation pour ce Cœur qui avait tant aimé le monde, le nouveau recteur proposa un retour vers une mystique de l’Incarnation, attachée à la contemplation des états du Verbe incarné. La Rédemption passe par l’attention à toutes les attitudes du Christ, et surtout son désir suprême de sauver l’humanité. Ce n’est pas un mysticisme abstrait, mais au contraire le moteur de notre adhésion au Christ qui emporte nos décisions et notre désir de le servir dans tout apostolat.

On retrouve alors la portée du culte rendu au Cœur du Christ. Le cœur, organe des sentiments et de la vie qui bat en nous, est vu comme le siège des sentiments et des attitudes intérieures du Christ. Il est donc le moyen de désignation le plus facile, le plus compréhensible pour tous, il est un pont entre nous-mêmes et la vie intérieure de l’Homme-Dieu. Par le « cœur à cœur » de notre prière, ce Sacré-Cœur est le lieu d’identification et de concentration où notre adhérence au Seigneur est possible, par grâce. C’est l’adhésion de notre mémoire, de notre volonté, de notre intelligence, emportées par la beauté de ce qui est entrevu de la figure du Christ (ce n’est pas un hasard si la théologie de H.-U. von Balthasar rencontra un grand succès auprès de la basilique).

Il est aussi essentiel que cette adoration du Christ se fasse à travers l’oblation sacramentelle de celui-ci dans l’Eucharistie. Le Christ a offert sa vie, et continue de nous la donner par les sacrements, de façon suprême dans celui de l’autel. Nous avons besoin de la médiation d’un corps. Mais par ailleurs, la référence au Cœur du Christ permet d’éviter que l’adoration eucharistique ne devienne la contemplation passive d’un objet inanimé [11].

C’est au contraire une mystique de l’apostolat que l’adoration du Cœur eucharistique suscite, car nous sommes amenés à vouloir faire connaître ce mystère d’amour : l’adoration eucharistique est bien le foyer du corps mystique qu’est l’Église.

C’est ce même mystère de la vie du Christ que la liturgie déploie dans l’année : l’adoration et la liturgie sont inséparables. Si Bérulle aimait les fêtes et en créa même plusieurs pour honorer tel ou tel aspect de Notre Seigneur, ce n’est pas chez lui que nous trouverons la racine du désir qu’a eu Mgr Charles de permettre à tous de saisir le sens et la portée des mystères célébrés, d’abord en expliquant la liturgie au fur et à mesure de son déroulement, puis, dès que cela fut possible, en la traduisant en français. Là aussi, d’une certaine façon, l’attention humaniste aux personnes l’emportait sur les abstractions ontologiques, mais sans rien sacrifier du mystère, grâce à la beauté des cérémonies. La Semaine Sainte est par excellence le moment où l’essentiel de notre foi peut être vécu dans le mystère pascal du Christ, et l’on sait comment le P. Charles profita des réformes de Pie XII pour organiser de véritables retraites spirituelles, dans le cadre de pèlerinages de Semaine Sainte, en Italie ou en Espagne.

Il faudrait parcourir les publications de la revue Résurrection durant cette période montmartroise pour étudier comment l’attachement à ce regard sur le Christ eucharistique influença les positions prises par Mgr Charles face aux débats théologiques d’alors. On peut simplement retenir les numéros 30 sur « l’Homme-Dieu », qui se veut être une réponse aux théologiens de la mort de Dieu (il comporte un article du P. Benoist sur Bérulle...), et 48 sur « Jésus de l’histoire et Christ de la foi », réponse à l’école de Bultmann [12].

Cette dimension que nous venons de décrire est sans doute le lieu le plus caractéristique du déploiement pastoral que Mgr Charles fit subir à la dévotion, il faut bien le dire assez élitiste, du cardinal de Bérulle. Avoir osé proposer à tout baptisé d’entrer plus avant dans la vie intérieure du Verbe incarné restera l’audace qui lui vaut la reconnaissance émue de bien des adorateurs.

Une spiritualité du sacerdoce

L’union hypostatique forme pour Bérulle la consécration sacerdotale de la nature humaine du Christ. Elle est saisie de toute la vie, elle fait de lui le seul vrai prêtre, habilité à offrir à Dieu une offrande acceptée parce que conforme à sa volonté. Le prêtre, élu à son tour et consacré par l’onction de l’Esprit Saint, doit ratifier par sa vie entière le don qui lui a été fait : il y a une portée sacerdotale de l’adhérence. Il importe aux yeux du monde, et pour notre vocation propre, que la hiérarchie d’ordre et la hiérarchie de sainteté correspondent (on est à l’époque des bénéfices...). Aussi, si tout baptisé est appelé à ratifier dans sa vie les dons de la grâce, le prêtre doit par une grâce spéciale remplir un office éminent : assurer la présence sacramentelle du Christ à son Église et par là sanctifier les âmes, pour que le mystère de l’Incarnation puisse continuer à se déployer jusqu’à la fin des temps. L’attachement à l’offrande eucharistique implique en effet qu’il y ait, parmi les hommes, des personnes habilitées à rendre présent le Christ. « Par le sacerdoce du Christ, nous revêtons la personne du Christ et opérons en son nom et place : ainsi se réalise comme une merveilleuse assomption de notre personne par le Christ, afin que nous opérions les merveilles du Christ ». Cela amène le prêtre à être, vis-à-vis du Christ, « entre ses mains comme organes de son Esprit et instruments de sa grâce, ainsi qu’il est en son humanité l’instrument joint personnellement à sa divinité [13] ».

L’ordre reçu suscite donc une unité dans la vie du prêtre, conforme à celle du Christ : unité de mission, de vie intérieure, de service, d’autorité, d’enseignement, enracinée dans l’union avec le Seigneur. Tout cela pour conduire les âmes vers les biens éternels, pour être un médiateur qui s’efface devant celui qu’il révèle. D’où l’importance, dans l’École française, de la direction spirituelle, « l’art des arts », science divine où chacun doit s’effacer pour laisser Dieu agir en personne. La fondation de l’Oratoire avait pour objectif de rétablir en l’Église cette haute idée du sacerdoce, en créant une congrégation de « simples prêtres » destinée à jouer un rôle de modèle.

Reprise carliste

Pour étudier comment Mgr Charles reprenait cette pensée bérullienne, il est juste de donner un passage de l’éditorial du Résurrection n 13 : l’attention portée à la liberté de la personne humaine, conforme aux exigences de la pensée contemporaine, vient se mettre en surimpression sur la doctrine classique.

Quelle est la raison de cette médiation ? Peut-être est-elle une réponse au délicat problème des rapports de Dieu avec la liberté humaine. La lumière et la puissance divine veulent atteindre l’homme sans l’anéantir, sans le bousculer, sans même le froisser. A travers une humanité intermédiaire, celle du Christ, celle des prêtres, celle de l’Église tout entière, elles le touchent de façon plus discrète et plus adaptée. De plus, elles réclament de lui une attitude plus objective ; devant l’altérité, c’est-à-dire la présence concrète du médiateur, l’homme perçoit la réalité du partenaire divin qui, pour répondre merveilleusement à ses propres besoins, n’en est pas pour autant la projection fallacieuse. Seulement, le risque est grand. Hors la réussite extraordinaire de l’unique médiateur Jésus-Christ, les hommes et le peuple de Dieu transmettent mal le signe que Dieu fait aux hommes. Ceux-ci seront toujours tentés d’excuser leur refus sur l’imperfection des moyens de transmission. Mais cette difficulté est elle-même génératrice d’un contact où l’homme a plus sûrement sa place. La grâce qui s’avance par le médiateur le rend capable de discerner à travers les déficiences de la transmission l’intention de Celui qui l’appelle et qui consent, dans son immense amour, à cette humiliation pour mieux le rencontrer [14].

Quelques lignes plus loin, Mgr Charles laissait apparaître ce qu’était pour lui la beauté exigeante du ministère sacerdotal :

Et puis, il ne faut pas tricher ne pas amenuiser le but à atteindre, ne pas en détruire le sens ou en rechercher surtout les apparences ; avant tout avancer dans l’union à Dieu, motif et moyen de tout sacerdoce, voir et servir Dieu dans les autres uniquement. Car il n’y a pas d’autre récompense à attendre, mais elle est merveilleuse, que la réalisation de la parole de Jésus à ses apôtres : « Je ne vous appelle plus serviteurs, mais amis » (Jn 15, 15).

Un sacerdoce très apostolique

De fait, si le prêtre est instrument conjoint du Christ, M. Charles eut une façon très active d’en utiliser les multiples possibilités. Bérulle eut aussi une vie active de fondateur et de négociateur à la cour de France, mais il n’eut pas directement l’expérience de l’apostolat des masses. L’audace du P. Charles fut de rassembler les chrétiens en grand nombre, par l’intermédiaire de missionnaires laïcs qui, par la formation théologique et la direction spirituelle, pouvaient démultiplier les possibilités de rencontre des hommes avec le Seigneur. C’est ainsi qu’une spiritualité d’élite pouvait devenir le lot du peuple chrétien dans son ensemble et sa diversité. On pouvait parler en ce sens d’une « politique de la mystique ».

Il faut souligner cependant que la question du rapport entre le sacerdoce ministériel et le sacerdoce commun des baptisés, remis en lumière par Vatican II, souffre parfois chez Bérulle de l’ambivalence du vocabulaire utilisé. Il est curieux de noter que le cahier de 1932 servit à rédiger l’article de Résurrection n° 13, en 1960, et celui de Résurrection n° 61, en 1979. Or la partie qui traite de la différence entre les deux sacerdoces parut fort heureusement dans le premier, et ne fut pas reprise dans le second : on peut penser que le concile, en précisant les choses, rendait moins adaptés certains termes du cardinal. Mgr Charles, par ses méthodes et sa pensée, a en tout cas contribué à faire avancer le dossier de la place du laïcat dans l’Eglise, en lui donnant toute sa place dans l’apostolat.

Conséquences pratiques

Il reste à considérer les implications pratiques que cette spiritualité sacerdotale faisait envisager : en 1932, dans son devoir, M. Charles en reprenait déjà trois à Bérulle : la vie commune des clercs, le fait de mêler la piété à l’enseignement, la fuite d’une trop grande proximité avec les fidèles. Nous avons déjà évoqué son attachement pour la vie aussi monastique que possible des communautés sacerdotales dont il eut la responsabilité ; nous pourrions ajouter que ses dernières paroles dans une homélie furent, le jour de la Saint Jean Eudes 1993, pour insister sur les bienfaits de celle-ci. Elle a l’avantage d’assurer à ses membres de meilleurs moyens de sanctification, elle les provoque à la charité fraternelle et assure une meilleure organisation de la disponibilité pastorale. Pour le fait de mêler la piété et l’enseignement, tous ceux qui ont entendu Mgr Charles prêcher garderont le souvenir de la façon dont il alliait les sciences sacrées à un humour et une finesse dans la connaissance de l’homme qui faisait goûter à chacun la saveur des réalités divines. C’est aussi de cette façon que Bérulle convertissait les protestants ! Pour ce qui est de garder la distance vis-à-vis des fidèles, le jeune abbé remarquait, dès 1932, que Bérulle ne vivait pas dans une optique d’apostolat des masses. Mais la vie commune des clercs a justement l’avantage de leur éviter une dispersion trop grande dans le superflu de ce monde...

Il reste à traiter, en conséquence de ce que nous venons d’évoquer, d’un problème si délicat qu’on ne peut l’aborder qu’avec prudence. Un paradoxe traverse l’œuvre de Bérulle et de sa postérité, au regard de l’histoire : pour réformer et rétablir dans sa grandeur la condition du prêtre diocésain, il fonda... une congrégation de plus ! Même si c’était le moyen incontournable à cette époque d’agir sur l’ensemble du clergé en montrant l’exemple, l’École française pouvait un jour s’en trouver prisonnière. M. Charles tirait de cette École des idées précises sur l’exercice du ministère sacerdotal : il aida en cela de nombreux séminaristes et prêtres. Mais s’il en eut plusieurs fois la tentation [15], il ne franchit jamais le pas et ne fonda rien ; certains le regretteront sans doute, d’autres verront là une fidélité logique à un idéal du prêtre diocésain, destiné à tous ceux que le Christ appelle au service de son peuple. Nous avons pu évoquer, trop rapidement bien sûr, celui qui resta la source première d’inspiration de Mgr Charles dans sa vie sacerdotale, celui qui lui indiqua comment un prêtre peut vivre sa relation au Christ et à ses fidèles. La personnalité du jeune abbé était assez forte pour qu’il y imprime une remise à jour plus difficile à opérer qu’il n’y paraissait à première vue : c’est sans doute là une grande réussite d’avoir su acclimater la mystique d’un prélat du XVIIe siècle avec l’apostolat des foules, dans ce désir impérieux de conduire l’ensemble des fidèles du Christ vers la sainteté. On pourrait oser dire que Mgr Charles a rendu au cardinal de Bérulle une nouvelle jeunesse, et que sa spiritualité perdurera pour une part grâce à lui. Nous disions en commençant que la question du sacerdoce n’était pas aujourd’hui irénique. On permettra au tout jeune prêtre que je suis de penser qu’il serait temps de parler un peu moins de nous, car il n’y a pas tant de conceptions différentes possibles de notre ministère : il y a un seul sacerdoce, celui du Christ. Laissons Lui le soin de nous rendre conforme à ses desseins. C’était là toute la sagesse de Bérulle.

P. Gérard Pelletier, né en 1964. Prêtre du diocèse de Paris, Séminaire français de Rome. Maîtrise d’histoire. Prépare une maîtrise de théologie.

[1] Charles M., « Spiritualité sacerdotale d’après Bérulle et Bourgoing », Résurrection, n° 13 (1960/1), pp. 41-47, et « Prêtre seulement d’après Bérulle », Résurrection, n° 61 (1979/4), pp. 47-66 (article sous le pseudonyme de Denys Dutertre).

[2] On en trouve un témoignage dans Coloni Mgr M., « Institution et charismes », in La politique de la mystique, Paris, Critérion, 1984, p. 106.

[3] Lustiger J-M., Le choix de Dieu, Paris, éd. de Fallois, 1987, p. 224.

[4] Bérulle, de dix ans l’aîné de Richelieu, travailla avec le ministre dans un climat de confiance, et reçut nombre de missions à Rome ou en Angleterre au nom de la cour de France. Mais les différences entre les deux personnalités et les divergences politiques eurent raison des bonnes relations. Voir Cochois P., Bérulle et l’École française, coll. « Maîtres spirituels », Paris, Seuil, 1963, p. 44-48.

[5] Ibid., p. 146.

[6] Pour citer les principaux : Dajens J., Bérulle et les origines de la restauration catholique, 1575 -1611, Paris, DDB, 1952 ; Dupuy M., Bérulle, une spiritualité de l’adoration, Paris, Desclée, 1964 ; Id., Bérulle et le sacerdoce, Paris, Lethielleux, 1969 ; Orcibal J., Le cardinal de Bérulle, évolution d’une spiritualité, Paris, Cerf, 1965.

[7] Cochais P., op. cit., p. 76.

[8] Pour en savoir plus : Guillen Preckler F., État chez le cardinal de Bérulle : théologie et spiritualité des états bérulliens, Rome, P.U.G., 1974.

[9] Charles M. (dir), Terre Sainte, vivre la Foi dans les pas du Christ, Paris, Droguet-Ardent, 1980, p. 143.

[10] Charles M., « Les chances d’un culte », Résurrection, n° 39 (1972), p. 95.

[11] Ibid., p. 96-97.

[12] [N.D.L.R.] Résurrection 30 et 48 (ancienne série).

[13] Cité par Cochais P., op. cit., p. 129.

[14] Charles M., Éditorial de Résurrection, n° 13 (1960/61), p. 3-4

[15] Cf. Coloni M., op. cit.

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