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Biographie d’un journal : La Croix (Yves Pitette)

Paris, Perrin, 2011, 334 p. ; notes, bibliogr.
Paul Airiau

Si La Croix avait été l’objet d’un colloque pour son centième anniversaire en 1983, il manquait une étude d’ensemble consacrée à son histoire. C’est ce vide qu’entend combler Yves Pitette, lui-même journaliste du quotidien.

L’indécrottable universitaire ne manquera pas d’émettre un certain nombre de réserves, non tellement factuelles qu’historiographiques – et l’on ne verra pas là seulement la morgue du spécialiste envers le profane ou la rancœur de l’abonné aux publications confidentielles en direction de celui qui par fonction est lu largement. Y. Pitette a du mal à comprendre ce que fut le catholicisme intransigeant et intégral dont La Croix fut une des principales expressions françaises. Il a du mal à comprendre également comment, de cette matrice intransigeante, La Croix a pu passer de la défense religieuse des années 1880-1920 à la démocratie chrétienne dans les années 1950-1960. Aussi peut-il réussir à juger que Pierre L’Ermite, l’abbé Edmond Loutil, un des piliers du journal pendant des décennies, a des idées « en général très conservatrices et manichéennes, nationalistes » (p. 129), ou que le P. Vincent de Paul Bailly peut étonnamment conjuguer « l’utopie de la France chrétienne […] contre l’évidence […] avec sa passion jamais démentie pour les sciences et les progrès techniques. Homme de foi mais piètre penseur, il est franchement conservateur, pour ne pas dire archaïque dans ses idées religieuses, extrêmement manichéen dans sa vision du monde » (p. 66). C’est méconnaître que Pierre L’Ermite provient du mouvement catholique lancé par Léon XIII, et qu’il est de ces prêtres qui, jeunes et contre leurs aînés curés, voulurent sortir des sacristies pour reconquérir le monde et restaurer une société chrétienne – soit exactement le projet de Léon XIII. C’est aussi méconnaître combien le catholicisme a pu s’engager en faveur de la technique ou de la technologie, fort rapidement assumée ne serait-ce qu’en raison de son utilité apostolique.

Quant à l’interprétation de la politique de Pie XI, elle laisse un peu pantois : « À la suite de Pie XI, Léon Merklen croit plutôt à la force d’un esprit plus évangélique, à la conversion intérieure et à la transformation des esprits, à l’effet d’entraînement du témoignage comme action apostolique et à la démocratie. La Croix passe du politique d’abord de l’Action française à un engagement de tous les jours fondé sur l’Évangile, pour construire de l’intérieur un monde nouveau. Échanger le combat contre les “ennemis de l’Église” pour le témoignage d’un christianisme désintéressé, et rayonner d’un esprit évangélique, tel est le credo de l’Action catholique. » (p. 126) Comment ne pas voir ici la rétroprojection des militants d’Action catholique des années 1960-1970 sur le projet de Pie XI, en fait destiné à instaurer toutes choses dans le Christ et cela parce que, comme le proclamaient 80 000 jocistes pour leur dixième anniversaire en 1937 au parc des Princes : « Il faut qu’Il règne sur nous » ? Comment oublier la condamnation, réitérée par Pie XI, du libéralisme économique, la condamnation des institutions corruptrices, la lutte nécessaire contre la franc-maçonnerie, la mise sous contrôle hiérarchique des militants catholiques afin de constituer une force efficace et agissante subvertissant la société moderne pour aboutir, un jour, à des institutions chrétiennes ?

Mais passons sur ces vétilles historiographiques, qui pourtant interrogent sur la capacité des historiens à faire comprendre ce qu’ils établissent, ou sur la capacité des lecteurs, notamment des journalistes, à comprendre ce qu’on leur explique en long, en large et en travers depuis plus de quarante ans. Passons aussi sur les affirmations voulant que La Croix des années 1970-1980 fut toujours fidèle au pape, notamment à Jean-Paul II (p. 323 : « L’incroyable médiatisation du pape polonais a bien servi le quotidien catholique, qui le lui a bien rendu. La fidélité au pape, axiome de base du journal […] », contredite pourtant lorsqu’est rappelé que le bilan par le journal des cinq ans de pontificat du pape, fort critique, valu à la rédaction en chef un télex fort sec des ténors de l’épiscopat français (p. 290), ce qui conduisit les journalistes à renoncer à publier des lettres de lecteurs hostiles à la position hiérarchique sur la contraception. Passons également sur la manière dont est présentée l’évolution des années 1960-1980, qui suit en gros celle des militants d’Action catholique, et qui amène un certain nombre d’abonnés « conservateurs » à condamner les positions du journal, qu’ils jugent politiquement trop à gauche ou religieusement progressistes : La Croix n’aurait pas varié dans ses positions, c’est la perception qu’en avaient les lecteurs qui aurait changé. Cela évite toute interrogation (même s’il est reconnu que la majorité de la rédaction était plutôt favorable à la gauche dans les années 1970, p. 268-269), notamment sur les dernières années, où les membres de la rédaction sont assez largement oubliés au profit du rédacteur en chef – pourtant, comme le reste de la presse catholique, les journalistes de La Croix ont connu un renouvellement de génération, et de sensibilité religieuse, au milieu et à la fin des années 1990.

Mais passons donc, pour retenir les points positifs. L’ouvrage propose, par-delà l’étude des positions exprimées dans les colonnes de La Croix, l’histoire d’une entreprise de presse. On trouvera ainsi beaucoup d’informations, malheureusement fort dispersées au sein de chapitres à la hiérarchisation et à la structure trop peu claires à notre goût, sur les relations avec les Augustins de l’Assomption (à l’origine du journal), les finances, les abonnés, les employés (les religieuses à la composition, p. 27, finalement remplacées par des ouvriers du Livre C.G.T., p. 271, soit tout un symbole résumant bien une évolution), les moyens techniques, les contraintes éditoriales, les journalistes, les relations avec les lecteurs (toujours soignées). La machine économique et humaine est ainsi bien présente, et l’on perçoit les changements de génération et d’approche dans la manière de faire du journalisme. Au militantisme peu spécialisé des premières décennies succède une première professionnalisation dans les années 1930, accentuée dans les années 1950-1960, accomplie enfin dans les années 1970-1990 – soit en décalage par rapport au reste de la presse. La Croix s’intègre ainsi au système journalistique français, bénéficiant en particulier d’aides gouvernementales compensant la faiblesse de ses ressources publicitaires, au nom du pluralisme.

Bref, une histoire qui en apprend autant sur La Croix que sur la perception que les catholiques ont de leur propre histoire – et donc déjà, à ce titre, un objet d’histoire en lui-même.

Paul Airiau, marié, huit enfants, né en 1971. Diplômé de l’IEP de Paris, agrégé et docteur en histoire, enseignant dans un établissement public (ZEP) de l’Académie de Paris.

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