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Blessures et gloire des corps

Laurence Henry

L’article 16 du Code civil [1] nous dit que « la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie. » Avec les très nombreuses exceptions que nous connaissons heureuses (don de sang, d’organes qui seront toujours gratuits,…) ou malheureuses (avortement, manipulations sur l’embryon, prostitution…). À cet article s’en ajoute un autre non écrit, mais présent dans la jurisprudence, qui établit l’indisponibilité du corps. Cette indisponibilité interdit à tous de disposer de son propre corps comme bon lui semble. Le corps est protégé contre les utilisations abusives de son propriétaire/locataire mais également contre les intrusions externes. Ainsi il ne peut être ni vendu, ni donné et cet interdit concerne la totalité et les parties du corps avec ici encore les exceptions liées à ce principe.

Le principe d’indisponibilité du corps va bien au-delà de celui d’inviolabilité du corps. L’inviolabilité du corps entraîne l’impossibilité pour le corps de faire l’objet d’un droit patrimonial [2]. Il est fait rappel également du respect dû au corps. L’inviolabilité, bien que la loi la lie à la non-patrimonialité, évoque l’idée d’une enveloppe qu’on ne peut franchir, qu’on ne peut forcer sans le consentement de la personne. C’est une forteresse, pas si fortifiée que cela, que la loi peine à défendre, ainsi que l’homme lui-même. Une part des alinéas qui suivent introduisent certaines exceptions, principalement celles que nous qualifierons d’heureuses : la chirurgie, le don de sang, d’organe, etc… Le dernier alinéa [3] précise que ces dispositions sont d’ordre public. Elles défendent publiquement ce qui est de l’ordre du plus intime chez l’homme. Les actes commis sur le corps de l’autre iront sur la place publique, s’ils contreviennent à ces règles, non seulement parce que ces actes touchent le corps, un objet non patrimonial, mais également parce qu’en touchant ce corps que l’homme est et possède tout à la fois, ils blessent, ils atteignent la personne au plus profond d’elle-même. Le Code civil redonne ainsi au corps une certaine sacralité, mais les exceptions viendront bien vite l’objectiver pour ne prendre en compte que la part matérielle de ce corps, ou peut-être pour maîtriser l’éventuelle part sacrée consentie à ce corps, pour augmenter la maîtrise sur son essence et donc sur l’homme.

Lorsqu’on parle du corps indisponible, on le place dans une situation externe, dans une situation de contemplation du lieu où il évolue. Il serait comme hors de la cité et de son foisonnement commercial et placerait la personne en dehors des affres de la convoitise. Il serait posté sur une hauteur surplombant le monde lui permettant de s’extraire du tumulte sans risquer de blessure. Tout à la fois hors et dans la cité, il n’est disponible pour rien ni personne mais disponible seulement pour rendre un esprit présent, pour le faire vivre et lui permettre de manifester son être, mais aussi son souci, sa préoccupation pour l’Autre, son humanité. Son corps est indisponible à tout et à tous et parfois à lui-même, parce que le corps n’est pas séparable de l’esprit et que l’esprit ne l’est pas du corps. Lorsqu’il est indisponible à lui-même, que la loi oblige à ce qu’on porte secours à un homme, s’il attentait à sa vie, alors, de la même manière que pour le principe d’inviolabilité, le législateur vigilant remettra les choses d’aplomb et donnera à l’homme les outils pour pouvoir disposer de son corps, soit comme d’un bien dont il faudra prendre soin, soit comme d’un outil, d’une machine, d’un apparat, d’un accessoire de mode utilisable par le propriétaire ou par une tierce personne. Notre corps comme apparat, notre corps comme objet que l’on expose est bien l’objet de soins excessifs et éloigne l’homme de son Créateur, en le coupant de la possibilité du don puisqu’il est ramassé sur lui-même et tout satisfait de son Précieux [4].

Le corps nié, ou la spirale du néant

La jeune fille [5] anorexique va tomber dans sa maladie bien souvent par souci esthétique, mais pas uniquement. Pour être belle et donc aimable, en capacité d’être aimée, elle pense qu’il lui faut être mince, très mince. Ainsi elle montrera sa capacité à se maîtriser, donc sa volonté. Car, c’est bien connu, les « gros » n’ont aucune volonté. Elle sera belle, volontaire, tenace pour exister, pour être reconnue. Elle existera par son corps qui sera le reflet de ce qu’elle veut montrer au monde, mais il exposera aussi ce qu’elle ne veut surtout pas montrer, ou bien ce qu’elle n’a pas encore compris, sa misère affective et existentielle. Son corps doit être modelé selon sa volonté, il doit obéir à ses exigences. Au début de la maladie, le corps est l’objet de ces soins excessifs qui en font un objet d’idolâtrie. Capucine [6] a été l’objet de moqueries au collège sur son physique. Elle n’était pourtant pas grosse, ni même rondelette, mais à cause de cela, à cause de ce rejet de toute sa personne réduite à un corps, à un objet, elle a arrêté les goûters, puis a diminué les repas discrètement pour que ses parents ne s’aperçoivent de rien. Le corps est ici un poids dont je dois m’affranchir, et qu’importe la souffrance physique, elle me rendra plus fort. Le corps contraint la liberté de l’esprit, la vie de l’esprit. Comme les Anciens, pour qui le corps est un poids, un lieu de perdition, puisqu’il entraîne les hommes dans les pires débauches, puisqu’il est le lieu de la tentation. Il faut donc s’en libérer, pour enfin accéder à la vraie vie, celle de pur esprit. Capucine a 15 ans aujourd’hui, elle ne tient pas debout toute seule, il lui faut un corset pour tenir son dos. Elle n’est finalement pas très forte. Sa maigreur est effrayante et son corps est celui d’une petite fille, sa croissance et sa puberté s’étant arrêtées depuis longtemps. Capucine est enfermée dans sa maladie. Elle se retrouve paradoxalement prisonnière de son corps qui ne lui obéit plus et dont elle veut tant se défaire. Ce corps qu’elle ne voit que comme laid et source de ses malheurs. Elle mange mais ne reprend pas de poids. Comme Pauline, qui en est à sa troisième hospitalisation en psychiatrie. Sa maladie est née aussi d’une profonde blessure, mais familiale cette fois. Elle ne s’entend pas bien avec ses parents, et sa grande sœur, encore mineure, s’est convertie à l’islam, a rejoint un groupe radical et est partie de la maison. Puis revenue, mais très militante. Il fallait que Pauline trouve sa place, ou se fasse toute petite. La maladie est si présente et si ancrée dans son psychisme qu’elle maigrit encore plus chaque fois qu’elle mange. En sortir est un combat si rude qu’elle n’est pas sûre de vouloir en sortir. Elle est mieux à l’hôpital où l’on prend soin de son corps, où elle est câlinée, bercée, touchée pour reprendre contact avec elle-même, que chez elle. Elle sait qu’elle peut mourir, mais cela n’a plus aucune importance pour elle.

Des blessures d’une profondeur insondable entraînent ces petites demoiselles dans un cercle vicieux dont elles se retrouvent prisonnières. Ces jeunes filles doivent réapprendre à aimer leur corps. Elles doivent le réinvestir, puisqu’elles l’avaient en quelque sorte posé à côté d’elles pour se libérer de son emprise. Elles réapprennent que, sans corps, elles ne sont pas. Elles réapprennent, ou apprennent, que leur corps est source de plaisirs, de joies, de réjouissances, qu’il est un instrument pour aimer et être aimé, pour aider à combler ce vide infini qu’elles ont voulu remplir avec un néant alimentaire et avec la force de leur seul esprit. Capucine, Pauline et leurs compagnes d’hospitalisation ont voulu montrer qu’elles pouvaient se détacher des contraintes corporelles avec un peu de volonté et donc s’auto-suffire, en particulier d’un point de vue affectif. Pourtant la blessure est bien là. Je veux être aimée et aimée en retour et la douleur de l’absence de cet amour est si forte que je préfère me détacher de celui qui me fait si mal, de mon corps. Je veux sentir que l’on m’aime, que j’ai de la valeur mais il y a eu une cassure. En ne nourrissant pas leur corps, elles se détachent d’un lieu de souffrance ou de péché, de ce lieu qui n’est plus que chair et n’est jamais corps. Une jeune femme est devenue anorexique suite au décès de son premier-né. Elle partageait un repas avec des amies, lorsqu’elle a appris que son enfant allait être transféré en urgence de la crèche à la réanimation. Matthieu est mort deux jours après et sa mère porte, en même temps que son deuil, la culpabilité de ne pas avoir été là. Elle se punit de son absence, de n’avoir pu être une mère selon son propre idéal. Son corps ne peut plus être le lieu du plaisir du repas partagé ni pris seule. Elles malmènent leur corps, seules, mais leur souffrance finit par s’afficher et devient publique. Elles crient leur désir d’amour par l’exposition de leurs corps décharnés.

Le corps vendu ou la division de soi

Le corps est un lieu de souffrance dans d’autres situations où il est malmené. Selon la loi il ne peut être vendu ou loué [7], il ne peut donc être l’objet d’une maternité de substitution [8] ; et de même la prostitution devrait être illégale, tout comme la pornographie.

En France, la prostitution n’est pas pénalisée, seul le racolage et le proxénétisme le sont. L’article 16 ainsi que l’article 16-5 du Code civil qui prévoit que « les conventions ayant pour effet de conférer une valeur patrimoniale au corps humain, à ses éléments ou à ses produits sont nulles », pourtant rappelé avec insistance par le Parlement dans sa résolution n°3522, réaffirmant la position abolitionniste de la France en matière de prostitution [9], ne semble être pris en compte dans cette instrumentalisation du corps. Mais, bien que la prostitution ne soit officiellement pas légalisée, les prostituées doivent cependant déclarer leurs revenus comme professions touchant des bénéfices non commerciaux et revenus assimilés [10]. Ni interdite, ni légale, mais taxée et donc source de revenus, même s’il est assez insignifiant, pour l’État. Le législateur préfère fermer les yeux et saupoudrer de temps à autre un texte réaffirmant ses bonnes intentions, sa bonne volonté. Corps salis, objectivés, totalement désacralisés, cette mise à disposition publique de son propre corps nécessite de le poser à côté de soi, d’une autre manière encore que Capucine et Pauline ne l’ont fait. Il faut séparer, et c’est ici un besoin vital, son corps de son esprit pour survivre, se morceler pour tenter de rester soi et pour arriver à se retrouver après l’échange commercial, pour embrasser ses enfants, pour être une mère, une femme, - soi, tout simplement.

Karol Wojtyla, dans Personne et acte, insiste sur l’intégration de la personne dans ses actes, donc sur une cohérence entre ses actes et sa conscience, tout en rappelant l’obligation morale pour tout homme de faire le bien. Faire ce qui est bon va au-delà d’une nécessité morale, car aller dans le sens contraire entraine la désintégration de la personne. Karol Wojtyla définit l’intégration de la personne comme « la réalisation et la manifestation du tout et de l’unité sur fond d’une certaine complexité » [11], l’unité du corps et de l’esprit de la personne [12]. L’intégration est une concordance entre les actes posés par la personne et sa conscience. Quand l’acte posé est bon, il permet à la personne, à son être, d’être. Elle est ainsi rassemblée et non dispersée. Elle n’est pas écartelée, occupée à tenter de rassembler, de lier entre elles les diverses justifications de son acte et ainsi « la personne se révèle et se traduit au travers de l’acte, et l’acte au travers de la personne » [13], la personne est réellement elle-même dans ses actes posés en toute liberté. Jocelyne, rencontrée il y a plusieurs années, avait de nombreuses années d’exercice derrière elle de ce qu’on nomme « le plus vieux métier du monde ». Elle avait passé la cinquantaine et pratiquait toujours. Elle regrettait de n’avoir pas eu d’enfants, mais avait fait ce choix pour leur éviter de vivre une vie désordonnée. C’était sa manière de se retrouver, de retrouver un peu de cohérence entre sa conscience et ses actes, d’éviter la désintégration perpétuelle. Elle parlait de ses premières années, où étudiante et n’ayant pas le sou, elle s’était résolue à se vendre. Jocelyne parlait de son dégoût d’elle-même, de la nécessité de se fermer pour que les yeux et les oreilles de son esprit ne perçoivent rien de ce que qu’elle faisait vivre à son corps. Plusieurs années après, cette mécanique psychique était intégrée par son corps et faisait partie de sa vie.

La loi incohérente voudrait mais ne peut pas. Elle voudrait défendre mais n’en a pas les moyens, tant elle pose ses incohérences de-ci de-là. Elle voudrait bien défendre ces personnes au corps meurtri, ces personnes dépossédées de leur corps, mais n’y arrive pas. Ces femmes et ces hommes au corps rendu à l’état d’outil n’ont pas posé en toute liberté des actes de destruction de leur propre corps, de désintégration de leur être. Ils n’ont pas eu la possibilité de choisir le bien ou ne l’ont pas cru possible. Notre corps rend gloire à notre Créateur par les actes que nous posons, lorsque notre esprit est habité par l’Espérance. Mais lorsque la petite Espérance est devenue si petite qu’elle n’est plus audible, lorsqu’elle parait avoir été remplacée par la douleur et le désespoir, seule la rencontre avec le Christ lui redonnera toute sa place, seule la rencontre avec le Christ nous fait nous reconnaître comme infiniment dignes, aimables et beaux, parce qu’infiniment aimés de Dieu qui est miséricorde. Alors notre corps blessé reprend sa place, unifié avec l’esprit, lui aussi blessé parce que le corps l’a été, et qu’il y a parfois consenti, ou qu’il n’a pas su trouver les moyens de se défendre. Ainsi, dans cette réintégration d’elle-même, la personne pourra se révéler dans ses actes et révéler quelque chose de la gloire de Dieu. Réintégrée en elle-même, parce que réintégrée par la miséricorde de Dieu dans la maison du Père comme l’enfant prodigue, et, parce qu’elle a réintégré la maison du Père, elle peut être à nouveau réintégrée en elle-même. Du cercle vicieux qui emprisonne, nous sommes passés au cercle vertueux auquel Dieu nous fait participer, en toute liberté.

Laurence Henry, mariée, cinq enfants, formation d’infirmière, enseignante en philosophie, consultante, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

[1] http://www.legifrance.gouv.fr/affichCode.do ?idSectionTA=LEGISCTA000006136059&cidTexte=LEGITEXT000006070721

[2] Art. 16-1.

[3] Art. 16-9.

[4] J. R. R. Tolkien, Le Seigneur des anneaux, Pocket, 2012.

[5] Le féminin sera employé car les cas exposés concernent dans leur très grande majorité des femmes, mais des hommes peuvent tout aussi bien être concernés, cependant d’une manière un peu différente.

[6] Les prénoms ont été modifiés.

[7] Art. 16-5 du Code civil.

[8] Art. 16-7 du Code civil.

[9] http://www.assemblee-nationale.fr/13/ta/ta0782.asp

[10] La pornographie quant à elle représente un chiffre d’affaire de 57 milliards de dollars dans le monde. On peut alors douter d’une véritable volonté de l’interdire.

[11] Karol Wojtyla, Personne et acte, Paris, Parole et Silence, Collège des Bernardins, 2011, p. 218.

[12] Ibid. p. 219.

[13] Ibid., p.203.

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