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Blondel, Pascal, ou la conversion de la raison

Simon Icard

“Deux excès.
Exclure la raison, n’admettre que la raison.”
B. Pascal, Pensées, Fr. 214 (183-253) [1].

Les rapports entre Foi et raison se posent de manière cruciale dans toute entreprise apologétique. Le genre de l’apologie, entendue au sens d’une œuvre qui propose au lecteur un chemin de conversion en lui montrant la véracité de la religion chrétienne, suppose une confiance étonnante en la raison humaine, capable, malgré les séquelles du péché originel, et si elle accepte de se laisser conduire par l’Esprit-Saint, de découvrir le Christ, Logos éternel de Dieu en qui toute raison trouve son origine et sa finalité. Pourtant, l’apologie se propose un but qui engage plus que la seule raison : passer de la spéculation à l’acte de foi demande une adhésion volontaire du cœur [2] au mystère [3] que l’intellect reçoit comme vérité. Conduire par la raison à ce qui transcende la raison, tel est le paradoxe de toute apologie.

Ce paradoxe n’est pas immédiatement perceptible dans des textes apologétiques isolés extraits d’une œuvre, et qui se contentent de donner une série d’arguments. Si l’on considère la preuve onto-théologique de saint Anselme [4], ou les cinq voies que propose saint Thomas d’Aquin pour remonter jusqu’à l’existence de Dieu [5], il semble que l’on reste dans un domaine purement spéculatif. Pourtant, de l’idée de “quelque chose dont rien de plus grand ne peut être pensé” ou de celle d’un “premier moteur non mû” à l’amour de Celui qui est mort pour nous, il y a un saut vertigineux qui est celui de la foi. La démonstration permet de lever les obstacles intellectuels qui entravent la conversion, elle ne se substitue pas à la rencontre de l’âme avec Dieu.

Dans les ouvrages apologétiques qui entendent accompagner le lecteur au seuil de la conversion, la question de la place de la raison dans l’acte de foi est posée de façon plus explicite. Les Pensées, fragments d’une Apologie de la religion chrétienne que Pascal n’a pas eu le temps d’achever, sont parcourues par le dialogue fictif de l’apologiste et du libertin. L’action [6], thèse universitaire de philosophie dans laquelle Maurice Blondel affronte la question du sens de la vie, s’achève sur la perspective d’un acte de foi posé comme accomplissement des conclusions que le philosophe a posées :

À la philosophie de montrer la nécessité de poser l’alternative : “est-ce ou n’est-ce pas ?”(...) A elle de prouver qu’on ne peut, en pratique, ne point se prononcer pour ou contre ce surnaturel : “Est-ce ou n’est-ce pas” (...) Elle ne peut aller plus loin (...). Mais s’il est permis d’ajouter un mot, un seul, qui dépasse le domaine de la science humaine et la compétence de la philosophie, (...) il faut le dire : “c’est”.

Une fois affirmée la nécessité de se poser la question de la Foi et développés les arguments en faveur de celle-ci, reste à fonder en raison l’acte de foi lui-même.

Cette étape ultime de l’apologie est l’aboutissement d’un long parcours où la seule raison a été conviée. La chose est manifeste chez Blondel, car L’action est une œuvre strictement philosophique. L’introduction fait table rase de tout préjugé, et le philosophe se donne pour règle de progresser par étapes, en affrontant les solutions qu’impose la raison : “(...)tout est mis en question, même de savoir s’il y a une question”(p. XXII). La méthode inductive de Blondel prend le risque de ne brider en rien la raison humaine.

On retrouve dans les Pensées un souci identique. Pascal écrit au fragment 232 (200-347) : “Toute notre dignité consiste (...) en la pensée. (...) Travaillons donc à bien penser. Voilà le principe de la morale.” Mais plus sensible à la faiblesse de la raison, aveuglée depuis la chute, Pascal croit qu’en la laissant sans entrave, elle ne peut que conclure à sa propre incapacité à résoudre le mystère de l’existence. Le lecteur, “lassé et fatigué par l’inutile recherche du vrai bien” pourra alors “tendre les bras au Libérateur” (fr. 524-631-422). Blondel et Pascal, avec deux méthodes très différentes, laissent une autonomie pleine et entière à la raison, pour poser l’acte de foi comme étape ultime.

C’est donc à la raison elle-même d’affirmer la nécessité de l’acte de foi. Pascal l’écrit au fragment 205 (174-270) : “Il est (...) juste qu[e la raison] se soumette quand elle juge qu’elle doit se soumettre.” Le passage de scio à credo constitue bien une rupture, car la raison accepte d’autres lumières que les siennes ; mais le saut dans la foi est fondé en raison. C’est pourquoi le “pari” pascalien (fr. 680-426-542) n’est pas un acte fidéiste [7]. L’apologiste montre au libertin qu’il ne peut s’abstenir de se prononcer pour ou contre Jésus-Christ, et que le choix le plus conforme à la raison est de se tourner vers le Sauveur. Tout le raisonnement du passage repose sur les règles de probabilité découvertes par Pascal, et dont les libertins joueurs se servaient pour augmenter leurs gains. L’apologiste donne un fondement rationnel à la conversion de l’incroyant. C’est ce que fait Blondel dans la dernière page de L’action où il affirme l’impossibilité pour la raison de ne pas s’affronter à l’alternative être et néant, sens et non-sens : “cette unique et universelle question qui embrasse la destinée entière de l’homme s’impose à tous avec cette absolue rigueur.”

L’acte de foi ne saurait être posé au mépris de la raison : la découverte de Dieu l’appelle au contraire à sonder toujours plus le mystère qui lui est donné à contempler. Cette vocation ne peut se réaliser que si la raison accepte de se laisser convertir.

Simon Icard, Né en 1975. Chercheur au Laboratoire d’études sur les monothéismes. Il a publié Port-Royal et saint Bernard de Clairvaux. Saint-Cyran, Jansénius, Arnauld, Pascal, Nicole, Angélique de Saint-Jean, Paris, H. Champion, 2010.

[1] La numérotation des Pensées correspond à l’édition Sellier (Bordas, classiques Garnier, Paris, 1991) ; suivent les numérotation des éditions Lafuma (l’intégrale, Seuil, 1963) et Brunschvicq.

[2] Dans la tradition biblique, patristique et mystique, le “cœur” n’est pas seulement le siège des sentiments, mais ce qu’il y a de plus intime en l’homme, où se noue la rencontre avec Dieu. Que l’acte de Foi engage notre “cœur” ne veut pas dire qu’il est une simple effusion sentimentale ; c’est tout l’être de l’homme - liberté, volonté, raison, corps, sentiments- qui est en jeu. De plus, notons que si l’on touche la raison par des arguments, on rend “Dieu sensible au cœur” par une parole qui n’obéit pas aux seules lois rationnelles, car “le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point” (Pascal, Pensées, fr.680- 425-604). Pour persuader, l’apologiste doit s’adresser à l’entendement et à la volonté, c’est-à-dire “convaincre et agréer” (Pascal, De l’esprit géométrique, l’Intégrale, Seuil, 1963) : le genre apologétique ne peut faire l’économie d’une rhétorique au service de la grâce (cf. article de Christophe Bourgeois).

[3] Le terme de “mystère” ne désigne pas quelque chose que la raison ne peut atteindre, mais ce qui en Dieu nous est donné à contempler, et donc à penser.

[4] Au chapitre II du Proslogion (Œuvres complètes, tome 1, édition du Cerf, 1986, traduction par le père Corbin s.j.), saint Anselme de Cantorbery remonte de l’essence de Dieu à son existence. Son raisonnement est le suivant. Tout homme, même incroyant, a dans son intelligence l’idée de “quelque chose dont rien de plus grand ne peut être pensé”. “Mais certainement cela dont plus grand ne peut être pensé ne peut pas être dans la seule intelligence. En effet, s’il est au moins dans la seule intelligence, qu’il soit aussi dans la réalité peut être pensé ce qui est plus grand. Alors, si cela dont plus grand ne peut être pensé est dans la seule intelligence, cela même dont plus grand ne peut être pensé est cela dont plus grand peut être pensé. Mais certainement, ceci ne peut être. Quelque chose dont plus grand ne peut être pensé existe donc, sans le moindre doute, et dans l’intelligence et dans la réalité.” Cette preuve de l’existence de Dieu a connu un immense succès, mais il fut critiqué par des théologiens, comme saint Thomas d’Aquin qui reproche à saint Anselme de partir d’un nom divin sans en faire une critique au préalable, et par des philosophes, comme Kant. La question de savoir si l’argument de saint Anselme a une valeur purement apologétique, au bien s’il est destiné à une méditation sur Dieu par un croyant reste problématique, même si la seconde solution semble la plus pertinente.

[5] Dans la Somme Théologique, saint Thomas d’Aquin, reprenant un appareil conceptuel aristotélicien, propose cinq voies pour remonter jusqu’à l’existence de Dieu. La plus célèbre est celle qui consiste à partir du mouvement pour remonter à l’idée d’un premier moteur non mû.

[6] L’action, version de 1893, réédition aux presses universitaires de France, collection Quadrige, 1993.

[7] Le fidéisme consiste à croire sans tenir compte de la raison.

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