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Bonnes feuilles

Frère Aloïs , Laetitia Calmeyn , Marguerite Léna
Avec la permission des éditions Parole et Silence, nous publions ici trois extraits des Conférences de Carême de 2015 à Notre Dame de Paris ; au milieu d’autres témoignages passionnants, elles nous permettent d’entendre trois « voix » très différentes qui s’accordent dans le même hommage rendu à l’appel multiforme de Dieu.

1. Laetitia Calmeyn : le prix de la virginité

Lorsque la Bible parle de virginité [1], c’est pour désigner la part réservée à l’époux, que seul l’époux peut découvrir (cf. Dt 22, 19-29). Ainsi, selon le code de l’Alliance, « si quelqu’un séduit une vierge non encore fiancée et couche avec elle, il versera le prix et la prendra pour femme. Si son père refuse de la lui donner, il versera une somme équivalente au prix fixé pour les vierges » (Ex 22, 15-16). Le livre de l’Exode nous apprend qu’il y a un prix fixé pour les vierges, mais sans en mentionner le montant. Jusqu’où l’Écriture porte-t-elle cette énigme ? L’Apocalypse nous livre une indication précieuse. Au sujet des 144000 hommes vierges qui, avec l’Agneau, chantent un cantique nouveau sur le Mont Sion, saint Jean précise : « ils ont été pris d’entre les hommes, achetés comme prémices pour Dieu et pour l’Agneau » (cf. Ap 14, 1-4). Il y a donc un prix fixé qui, au terme de l’histoire, semble avoir été payé. Mais quel fut le montant de ce rachat ? Quelle est donc, selon la Bible, la valeur de la virginité ?

Aux yeux des prophètes, la virginité se présente comme un point de repère pour évaluer la fidélité ou l’infidélité à l’Alliance de Dieu. C’est ainsi qu’Amos dénonce l’idolâtrie du peuple : « Elle est tombée, la vierge d’Israël, elle ne se relèvera plus » (Am 5, 2). En s’adressant à Jérémie, le Seigneur parle d’une grande blessure qui blesse la vierge : « Tu leur diras cette parole : que mes yeux ruissellent de larmes, nuit et jour, sans s’arrêter, car d’une grande blessure est blessée la vierge fille de mon peuple, d’une plaie profonde » (Jr 14, 17). La vierge tombe, elle est blessée, elle souffre d’une grande plaie et le prophète se lamente : « A quoi te comparer… fille de Jérusalem ? Qui pourra te sauver et te consoler, vierge, fille de Sion ? Car il est grand comme la mer ton brisement ; qui donc va te guérir ? » (Lm 2, 13). Si la mer symbolise la mort, quel est donc ce brisement ? (…)

C’est en se référant à la vierge que le Seigneur révèle, par la voix du prophète, l’épreuve du péché, l’abîme dans lequel se trouve le peuple, la brisure d’une humanité, la mort à laquelle elle est vouée. Ce qui surprend, c’est qu’après sa chute, même blessée, brisée, il est en effet toujours question de la vierge. Plus profondément que le péché, à travers cette brisure aussi grande que la mer, il y a quelque chose qui apparaît, une parole qui vient comme éclairer les abîmes. La Parole de Dieu portée par les prophètes, le regard divin dont ils sont les témoins, nous révèlent une création nouvelle. Ainsi entendons-nous par la voix de Jérémie : « De nouveau je te bâtirai et tu seras rebâtie, vierge d’Israël. De nouveau tu te feras belle, avec tes tambourins, tu sortiras au milieu des danses joyeuses. » (Jr 31, 4) Et le prophète Isaïe annonce : « Comme un jeune homme épouse une vierge, ton bâtisseur t’épousera. Et c’est la joie de l’époux au sujet de l’épouse que ton Dieu éprouvera à ton sujet » (Is 62, 5). Blessée, brisée la vierge d’Israël sera guérie, rebâtie et épousée par son créateur. Malgré la blessure du peuple, de l’humanité, ce que la virginité exprime, c’est l’espérance d’un salut, la portée toujours actuelle du Verbe créateur. Créé, l’homme ne cesse d’être donné à lui-même. Nous n’avons pas toujours conscience de ce don. Cette non-conscience est la part secrète, cachée, virginale de notre humanité que seul Dieu peut révéler, annoncer, féconder et transfigurer.

Le questionnement d’Alix [2], l’abîme qu’il signifiait, l’attente humaine qu’il révélait se trouvent éclairés par la voix des prophètes qui oriente notre regard vers cette vierge d’Israël. C’est à la lumière de l’Alliance que la blessure de la vierge, de l’humanité, apparaît comme un chemin de réconciliation de l’homme avec Dieu, de consécration [3]. Si la consécration nous donne part à la virginité de la fille de Sion, cela ne se vit qu’en acceptant de se laisser traverser par sa blessure, par cet abîme que la venue de l’époux révèle, par sa mort sur la croix : c’est le choix du célibat pour le Royaume. La virginité apparaît ainsi comme la part de notre humanité, de l’humanité, que le Seigneur se réserve malgré toutes les fautes commises. Cette part est le reflet du choix de Dieu, l’annonce d’un salut déjà là et à venir. Elle nous renvoie à la non-conscience de cette Présence divine qui nous précède, en nous l’indiquant par-là même. Elle signifie ce lieu secret, caché, où l’humanité se reçoit de Celui qui la crée et la recrée. Un peu comme les ermites et les moines qui choisissent le désert pour chercher Dieu, la virginité signifie la part la plus désertée de notre humanité : là où on se retrouve seul avec le Seigneur, là où, tout en le cherchant, on se laisse trouver, ou plus précisément, « séduire », selon l’expression du prophète Osée (cf. Os2, 16).

Comment cela peut-il se faire ? Pour tenter une réponse, ou pour éclairer davantage encore la question, je vous propose de nous référer à ce moment fondateur pour l’Ordre des vierges, à ce passage de l’Écriture qui laisse apparaître à nouveau le sens de la virginité. Il s’agit du récit de l’Annonciation selon saint Luc [4]. Cette histoire aux allures exceptionnelles est au fond très réaliste. Elle décrit à merveille ce que représente la consécration au quotidien : « Réjouis-toi comblée de grâce, le Seigneur est avec toi » (Lc 1, 28). La présence du Seigneur, la consécration, s’exprime à travers la joie qu’il communique. La joie de Dieu prophétisée par Isaïe (cf. Is 62, 5) devient celle de l’épouse à qui l’époux créateur se révèle. Bouleversée, Marie se demande ce que signifie cette salutation (cf. Lc 1, 29). Le bouleversement exprime comment la nature humaine se laisse surprendre par la grâce qui lui est faite, par cette nouveauté qu’elle perçoit tout à coup autour d’elle, qu’elle éprouve en elle. Si les sciences, la poésie, la musique ou l’art sont capables d’éveiller notre attention sur une réalité que nous n’avions pas encore perçue, ô combien la Parole de Dieu nous éclaire-t-elle à partir du fond de cette réalité.

Puisqu’elle est au principe de toute création, de notre propre création, elle suscite notre responsabilité, cette capacité que nous avons de répondre non seulement de notre humanité, mais aussi de la grâce qui lui est faite. Marie exprime sa liberté non pas à travers une forme de connaissance du bien et du mal (cf. Gn 2-3), mais plus simplement en cherchant la signification de la salutation, c’est-à-dire en s’accordant à la parole de Salut qui résonne en chacune des réalités qui l’entourent. C’est après que l’ange lui a annoncé l’incarnation du Verbe et son règne sans fin que Marie évoque sa virginité : « Comment cela peut-il se faire puisque je suis vierge ? » Parce qu’elle se porte déjà sur la manière dont le dessein divin se réalise, la demande de Marie se présente comme une réponse ; une réponse qui laisse apparaître sa virginité, qui est aussi « la forme de vie que le Fils de Dieu prend en entrant dans le monde [5] ». « L’Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre ; c’est pourquoi l’être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu » (Lc 1, 35). Il y a quelque chose de beau, de grand, d’incompréhensible qui se vit, quelque chose d’entier, de réel, de plus profond que l’abîme du mal dénoncé par les prophètes. Cette ombre à laquelle Marie a dû être confrontée représente la dimension mystique, cachée des noces. Il s’agit du secret de Dieu, de ce Verbe qui se fait chair et à la lumière duquel la jeune femme ne cesse d’accéder à la grâce de salut faite à l’humanité. Depuis Ève jusqu’à Élisabeth, il y a tant de signes qui révèlent cette grâce qui la comble, ce Verbe qui se fait chair. Le consentement de Marie au dessein de Dieu sur elle est réel : « Voici la servante du Seigneur. Qu’il me soit fait selon ta Parole » (Lc 1, 38). C’est cette Parole qu’est Jésus qui, comme un glaive, transpercera l’âme de la Vierge (cf. Lc 2, 35). Cette blessure, prophétisée par Siméon dans le Temple, n’exprime plus d’abord la souffrance humaine provoquée par le péché, mais l’amour de Dieu qui s’y révèle.

L’adhésion de toute sa personne au salut donnera à la Vierge de magnifier le Seigneur (cf. So 3, 12), c’est- à- dire d’annoncer ce qui lui apparaît à l’ombre du Puissant, tout comme au cœur de son être, et qui jusque-là n’avait peut-être pas été assez perçu : « … [la] miséricorde [de Dieu] s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent… » (Lc 2, 50). Ainsi se vit la consécration au quotidien : dans la joie du salut et la grâce du service. On ne peut témoigner de la miséricorde que si on se laisse traverser, non pas d’abord par l’abîme du péché, du mal, mais par Celui qui le porte en chacun de nous et dont on découvre le visage en s’abaissant, en écoutant toujours plus profondément cette Parole de vérité désormais inscrite dans le cœur de tout homme. Telle est l’obéissance quotidienne vécue par la vierge consacrée, une obéissance qui lui donne d’être elle-même, d’être libre. Ce qui décide de tout dans sa vie, c’est cette relation d’Alliance avec Celui qu’elle « préfère à tout » et en qui « elle possède tout [6] ». Ce passage de l’Écriture vous éclaire-t-il davantage ?

Ce qui est certain, c’est qu’il permet d’entrevoir pourquoi cette vocation est difficilement compréhensible : « le Puissant te prendra sous son ombre ».

L.C.

2. Marguerite Léna : l’appel apostolique

« La première pensée de l’œuvre à faire m’est venue, je crois, en 1898. (…) Je fis connaissance d’une jeune fille qui venait d’un couvent de Notre-Dame. Elle était très pieuse : elle avait une statue de la Sainte Vierge dans sa chambre. Trois mois après environ qui me dit brusquement : « Madeleine, on m’a fait lire (Anatole) France et (Ernest) Renan, je ne crois plus, j’ai ôté la statue de la Sainte Vierge qui était dans ma chambre ». Cette parole me perça le cœur, je me dis : « Il faudrait pourtant qu’il y ait une maison où des jeunes filles catholiques puissent faire leurs études supérieures sans que de telles choses arrivent », et, en un éclair, tout le projet de l’œuvre à faire se présenta à mon esprit. C’est là, je crois, la première impulsion que Notre Seigneur m’a donnée. Je ne puis, sans émotion, revivre cet instant. Je revois le moindre détail de cette salle de cours, j’entends l’accent de la voix de Louise, je retrouve en mon cœur la même angoisse… [7] »

Ce jour-là, dans la vie de Madeleine Daniélou, jeune étudiante de 18 ans, a retenti l’appel apostolique.

Comme il avait retenti dans l’âme de saint Dominique, encore chanoine d’Osma en Castille, s’écriant dans la nuit : « Mon Dieu, ma miséricorde, que vont devenir les pécheurs ? » Comme il avait retenti dans celle de Just de Bretenières, un des missionnaires martyrs en Corée canonisés par Jean-Paul II, lorsque, encore enfant, il creusait un trou dans le sable et disait à son frère : « J’entends, j’entends les Chinois qui m’appellent ». Comme il continue de retentir, aujourd’hui encore, dans le secret de nos vies et dans le cœur de l’Église.

Pourtant, dans notre monde complexe, largement sécularisé, nous constatons une sorte de raréfaction ou d’effacement de la vie consacrée apostolique dans le paysage social et ecclésial. La radicalité de la consécration est-elle plus difficile à percevoir dans des vies qui sont « dans le monde » sans être « du monde » que dans le retrait d’un monastère ? Un engagement pour l’Évangile en pleine pâte humaine, en plein vent du monde, ferait-il peur ? Le cri des pauvres de ce temps serait-il devenu inaudible ? À vrai dire, la vie consacrée ne fait pas nombre ; elle fait sens. Elle n’attend pas une visibilité médiatique ; sa visibilité est d’ordre sacramentel. Elle ne se définit pas par des fonctions, mais par une onction. J’aimerais témoigner ici de la joie que le Seigneur réserve à celles et ceux qu’il consacre et envoie ainsi, sans arme ni armure, forts de sa seule Parole, vers leurs frères en humanité. Ils ne sont pas seuls ni livrés à eux-mêmes : au seuil de sa Passion, le Christ a prié pour ses apôtres ; il a demandé pour eux à son Père le don de sa joie en plénitude (Jn 17,13). À la suite du pape François, serviteur et témoin de « la joie de l’Évangile [8] », je voudrais attester que cette prière du Seigneur ne cesse d’être exaucée dans nos propres vies consacrées.

M.L.

3. Frère Alois : la communion dans la différence

J’aborde maintenant le deuxième exemple de cette parabole de communion que nous sommes appelés à réaliser à Taizé, mais qui est aussi vécue par beaucoup d’autres. Il y a parmi nous une grande diversité, non seulement d’origines confessionnelles, mais aussi culturelles. Nous venons de toutes les régions d’Europe, et aussi d’Afrique, d’Asie, des deux Amériques.

Aujourd’hui, une telle pluralité culturelle est de plus en plus présente partout. Mais voilà que la mondialisation est aussi perçue comme une menace. L’unification des espaces économiques et politiques suscite des peurs. Des tensions ou même des conflits violents peuvent naître pour des questions de langue, d’identité.

Alors, à Taizé, nous souhaiterions que l’harmonie de notre vie soit un signe de communion non seulement entre confessions, mais aussi entre les différents visages de la famille humaine que nous représentons.

Tous ceux qui cherchent à réaliser une telle harmonie savent que c’est un chemin difficile. Et que pourtant un enrichissement mutuel est possible. Car notre identité ne se trouve pas seulement dans notre origine, mais dans le Christ que nous avons tous revêtu.

Nous, les frères, habitant sous le même toit, nous voudrions tout partager. Mais je ne le cache pas : malgré la foi qui nous est commune, malgré une rigueur et une clarté dans la vocation, il peut arriver que nous ne réussissions pas à éviter des éloignements qui demeurent. Dans une vie commune, il y a des différences de caractères, c’est évident ; nous pouvons être maladroits, et même faire des fautes, c’est évident aussi. Mais il peut y avoir quelque chose d’encore plus profond, qui ne dépend pas entièrement de nous : une distance trop grande entre les visages variés de l’humanité que nous portons, distance accentuée parfois par les blessures de l’histoire entre nos pays et continents. Dans certaines de ces situations, nous sommes démunis, nous n’arrivons pas tout de suite à combler la distance.

Que faire avec la tristesse qui peut alors nous envahir ? Ne pas en rester là, mais en tirer une conséquence. Nous voulons, en dépit de tout, vivre la recherche d’unité et la réconciliation. Cela nous renvoie au Christ : lui seul peut unir vraiment tout. En cela nous voudrions le suivre, et le suivre aussi loin que possible. Nous sommes prêts à souffrir pour cela.

Les attentions fraternelles, on peut les manifester en grande simplicité. On peut faire des pas pour les renouveler : ne pas avoir peur de l’autre, ne pas juger, ne pas se sentir tout de suite jugé, ne pas interpréter les choses de manière négative, en parler quand il y a une question. Et surtout ne jamais refuser notre communion fraternelle.

Ainsi la communion n’est pas une réalité parmi d’autres, à côté de beaucoup d’autres. Elle est le cœur de notre vocation et tout le reste suit.

Alors même les fragilités et les imperfections deviennent une porte par laquelle Dieu entre dans notre vie. Les ronces qui entravent notre marche commune alimentent un feu qui éclaire le chemin. Quand, dans la prière commune, nous regardons vers sa lumière, elle nous devient peu à peu intérieure. Le mystère du Christ devient le mystère de notre vie. Nos contradictions intérieures, nos peurs, demeurent peut-être. Mais, par l’Esprit Saint, le Christ vient pénétrer ce qui nous inquiète de nous-mêmes, au point que les obscurités sont éclairées. Notre humanité, nos différences ne sont pas abolies, Dieu les assume, il peut leur donner un accomplissement. Et nous voilà libres d’avancer jusqu’au don de nous-mêmes pour ceux que Dieu nous a confiés.

Ce que je viens d’exprimer peut paraître grave. Mais c’est aussi, paradoxalement, la source d’une joie profonde, celle d’aller jusqu’au bout de l’appel évangélique auquel nous voudrions répondre.

Fr. A.

[1] Cf. La traduction de la Septante.

[2] Alix, 4 ans, demande à l’auteur, juste avant la célébration eucharistique où elle reçut la consécration des vierges : « Pourquoi veux-tu te marier avec Jésus ? Il est mort sur la croix. »

[3] Benoît XVI, Jésus de Nazareth, tome 2, Éditions du Rocher, 2011, 108-113.

[4] La Tradition voit en Marie le prototype des vierges chrétiennes. Selon les Pères, le désir de donner à Dieu tout leur être avait eu dans la Vierge Marie et son « oui » la première réalisation extraordinaire. Cf. Benoît XVI, Discours aux participantes du congrès de l’Ordo Virginum, le 5 mai 2009.

[5] Cf. Vita Consecrata 16.

[6] Rituel de la Consécration des vierges, n. 24.

[7] Madeleine Daniélou, Relation de 1930. Cf. Blandine-D. Berger, Madeleine Daniélou 1880-1956, Paris, Cerf, 2002.

[8] Cf. Pape François, Exhortation apostolique post-synodale La Joie de l’Évangile, 24 novembre 2013, Bayard/Cerf/Fleurus-Mame.

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