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C’est aujourd’hui le jour du salut

Paul Airiau
Nous ne savons rien, Giovanni, il faut seulement nous préparer au pire. [1]

De la perversion

L’Église de France souffre aujourd’hui, n’ayons pas peur de le dire, d’une perversion de son vocabulaire qui n’est pas anodine.

Le mot « évangélisation » a en effet perdu sa signification propre pour acquérir une regrettable polysémie qui en fait un mot insignifiant, constamment redéfini et flottant au gré des choix individuels. Cependant, un sens global s’impose aujourd’hui : « évangéliser » c’est vivre l’Évangile, se convertir, adhérer personnellement et individuellement au Christ, conformer sa vie à l’Évangile, suivre le chemin de vie qu’il nous a offert. « Évangéliser » ne veut donc plus dire que « se convertir » au sens quadragésimal du terme – un terme qui s’applique donc à ceux qui sont déjà chrétiens et vivent déjà autant qu’ils le peuvent dans l’Esprit.

Depuis que Jean-Paul II a relancé la fortune du terme « évangélisation » dès l’aube de son pontificat (avec l’expression « nouvelle évangélisation » utilisée à Nowa Huta le 9 juin 1979, lors de son premier voyage en Pologne), et davantage encore depuis 1989 et la chute du bloc soviétique, ce vocable est ainsi partout, mais sans avoir le sens que le pape entendait lui donner. S’il ne négligeait pas la dimension de la nécessaire conversion individuelle, il la reliait immédiatement à la nécessaire annonce du salut à ceux qui ne le connaissent pas ou plus. Ce second élément de la définition a très largement disparu, au profit d’une conception quelque peu étonnante. En effet, à lire ou à écouter un certain nombre d’interventions, c’est à croire qu’il suffirait de vivre authentiquement l’Évangile pour que notre lumière brille immédiatement aux yeux des hommes et qu’ils rendent grâce à Dieu pour ce que nous sommes. Certes. Mais, si tel était le cas, cela se saurait et les églises seraient pleines. Qu’à cela ne tienne : puisqu’elles se vident, c’est que nous ne sommes pas assez saints. Il nous faut donc cultiver notre jardin et nous convertir, et ainsi les hommes viendront spontanément nous demander : « Mais quel est donc le secret de votre bonheur ? »

De l’illusion

Et l’on évacue ainsi l’annonce de la foi… Car il y a là une double illusion. La première est de croire que les actes, eux, ne mentent pas, alors que les paroles ne disent pas le vrai. C’est à croire que la parole est tellement dévalorisée, après cinquante ans d’espérances eschatologiques portées par les militants et les responsables politiques, après cinquante ans de discours ecclésiaux dévalorisant la proclamation qui rend témoignage de l’espérance qui est en nous, qu’elle n’est plus crédible, qu’elle n’est plus capable d’être le vecteur privilégié de la vérité. Aussi les actes l’ont-ils supplantée, avec une conséquence qu’il ne faut pas négliger. En effet, l’on est désormais enfermé dans ses actes, irrémédiablement, et l’on n’en peut plus sortir. L’antique et chrétienne distinction entre le pécheur et son péché a disparu, détruite par une objectivation qui fait souffrir. Car qu’est-ce qui m’enferme donc dans mes actes, si ce n’est le regard et le jugement d’autrui, si ce n’est cette objectivation absolue faite par ceux qui voient, déniant toute faille intime entre l’acteur et sa volonté – car il est tellement vrai que je ne fais pas ce que je veux et que je fais ce que je ne veux pas. Comment dans ces conditions pouvoir annoncer la libération et le salut, le pardon des péchés, si l’acte dit irrémédiablement et définitivement la vérité ? Comment désormais pouvoir pardonner ?

La seconde illusion est plus directement spirituelle. Elle consiste à croire que les hommes demeurent suffisamment vivants spirituellement pour percevoir et comprendre que nous sommes différents et n’agissons pas comme eux parce que nous sommes baptisés. C’est oublier l’état d’aveuglement spirituel dans lequel le péché originel nous a plongés et dont on ne peut sortir effectivement que par le baptême. C’est oublier aussi que la foi d’un baptisé peut être morte si elle n’est pas entretenue. Bref, c’est tracer des plans sur la comète et refuser de regarder la réalité en face : les hommes vivent spontanément à la surface d’eux-mêmes, telle est la normalité, et ne peuvent pas percevoir, si l’on ne les secoue pas d’une manière ou d’une autre, si l’on ne le leur dit pas, qu’ils sont spirituellement morts. Notre seul avantage, si l’on peut dire, est de savoir que nous ne sommes pas différents, mais que par grâce nous sommes sauvés – et cette connaissance nous poursuit encore et toujours, torturant notre conscience et notre cœur sans nous laisser de paix jusqu’à ce que nous reposions en ce « je ne sais quoi que l’on atteint d’aventure ».

Aussi, au nom de ce sain réalisme spirituel, faut-il maintenir fermement ce qu’est le sens du mot « évangélisation » : annoncer directement et explicitement le salut en Jésus-Christ à ceux qui ne le connaissent pas, n’en vivent plus ou mal.

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De l’engagement ici-bas

Cela ne dispense cependant pas de s’interroger sur les perspectives ouvertes pas une telle définition.

Jusque dans les années 1950-1960, l’évangélisation (on parlait alors encore de « mission ») était comprise comme devant aboutir à une correspondance de l’Église à la société. Tout le christianisme dans toute la vie, c’est-à-dire non seulement dans chacune des vies personnelles mais aussi dans l’ensemble des structures sociales – créer les conditions permettant à chacun de réaliser son salut. Cette dimension, quasiment messianique, voire presque millénariste, du projet chrétien porté par les papes a été enterrée par Vatican II. Elle a été remplacée par une perspective plus eschatologique, qui peut comprendre des traits tout autant millénaristes, mais spiritualisés, une espèce de quasi-joachimisme (à la façon de Joachim de Flore) dont la « Nouvelle Pentecôte » de Jean XXIII ou la « civilisation de l’amour » de Paul VI et le « Nouvel Avent » de Jean-Paul II sont des expressions. Le trait à noter ici est le passage par pertes et profits des conditionnements sociaux, du rôle médiateur dans la christianisation et l’évangélisation que peuvent jouer un certain nombre de fonctionnements institutionnels ou sociaux.

Cette dimension n’est cependant pas à négliger. Car il ne faut pas se faire d’illusions. Il existe aujourd’hui, en France et dans le monde, des mécanismes sociaux qui sont objectivement des obstacles à l’évangélisation, soit qu’ils empêchent le déroulement d’une vie chrétienne normale (le travail du dimanche, davantage désormais dans les services que dans l’industrie, et grand thème du XIXème siècle catholique au point de se retrouver dans le Catéchisme illustré de Léon XIII publié par la Bonne Presse), soit qu’ils font considérer comme normaux, légitimes et moraux des actes et des pratiques opposés au christianisme et au bien de l’homme (le divorce, l’avortement, contre lesquels Jean-Paul II s’élève régulièrement). Il n’en reste pas moins que ces mécanismes, qui nous sont aujourd’hui imposés, ne pourront pas être inversés avant quelque temps, voire jamais. Il ne reste comme seule possibilité que la résistance, par l’action socio-politique – et il ne faut donc pas la négliger ; on notera, au passage, que la Congrégation pour la Doctrine de la Foi semble bien avoir pris son parti de la situation, en promouvant finalement une attitude de protestation prophétique en politique, avec sa « Note doctrinale sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique » du 16 janvier 2003.

Mais si l’action socio-politique est donc désormais peu fructueuse, que reste-t-il à faire ? Attendre les cosaques et le Saint-Esprit ? Pourquoi pas, après tout. A moins qu’il ne soit aussi possible de sortir définitivement de la perspective de la co-extension de l’Église à la société, qui continue de manière sous-jacente à animer nombre de chrétiens, y compris lorsqu’ils se font les partisans d’une modernisation poussée du christianisme ou seulement d’une transaction avec un certain nombre de faits modernes – l’enjeu serait que le christianisme continue à jouer un rôle même minime dans une société qui marginalise toute institution religieuse. Est-il en effet nécessaire que l’Église joue un rôle dans la société ? Faut-il se plier aux injonctions d’une modernité qui ne voit dans les religions qu’un moyen de contrôle et d’ordre social, parmi d’autres, agissant là où l’État a échoué ou ne veut pas s’engager ? Faut-il continuer sur la ligne stratégique qui prévaut depuis 1789 dans le catholicisme, et qui consiste à présenter l’Église comme nécessaire au bien de la société et comme devant être reconnue en tant qu’institution sociale nécessaire au nom du droit naturel, quelles qu’aient été les manières dont cette position a été articulée, défendue et présentée ?

Du martyre

Il est donc temps d’ouvrir une autre voie. Ou plus précisément, d’accepter que soit pleinement légitime au sein de l’Église une autre voie. Car le souci de la co-extension de la société à l’Église, quoi qu’on en pense, n’est pas totalement dénué de pertinence. Il a permis à l’Église d’imposer à la modernité une transaction avec ses principes de privatisation du religieux (au double sens d’une absence de rôle dans l’organisation de la sphère publique – il n’y a plus de religion d’État – et de livraison de ce qui doit être cru au tribunal de la conscience individuelle autonome). Après tout, que sont les accords du Latran si ce n’est précisément cette opération ? Et le Saint-Siège n’est-il pas la seule institution religieuse à se voir reconnaître une réelle souveraineté temporelle à l’ONU ? Quoi qu’il en soit de ces considérations de passage, affirmons donc une voie qui mène à Rome et qui ne fait de tort à personne, quoiqu’elle soit actuellement jugée de traverse. La seule nouveauté possible, c’est l’annonce kérygmatique. La seule solution efficace, ce n’est pas la communication, les coups médiatiques, les opérations ponctuelles de mobilisation des forces pour que l’on parle de Dieu – quand bien même ces opérations ne sont pas illégitimes puisqu’elles témoignent d’une certaine manière de l’Évangile, et même si elles traduisent l’inéluctable marginalisation catholique en France contemporaine. Non. C’est l’abandon des plans de communication à la manière politique et commerciale, qui mobilisent les forces et les énergies au profit de structures bureaucratiques qui s’auto-entretiennent ainsi. Non. C’est l’évangélisation directe et immédiate, sans préalable, d’aucune sorte, quelle qu’elle soit. C’est très précisément, par le contact individuel recherché et provoqué, par l’interpellation verbale de celui qui n’a rien demandé, l’entrée dans le rapport interpersonnel, le combat spirituel, le corps à corps où l’évangélisateur joue le rôle de l’ange et l’évangélisé se découvre Jacob pouvant devenir Israël.

Telle est l’action nécessaire, pour la gloire de Dieu et le salut du monde. Qu’on me permette de l’écrire. Il est temps d’évangéliser le monde, en sachant pertinemment, et plus que jamais, que nous n’avons et n’aurons jamais aucune maîtrise des résultats, que notre situation est désormais structurellement incertaine au sein de la société des individus et que l’évangélisation n’a pas à se projeter dans le temps. C’est ici et maintenant le temps favorable, c’est aujourd’hui le jour du salut. La mort et la résurrection de Jésus le Christ doivent être annoncées aux hommes de ce temps, afin qu’au moment où elles leur sont annoncées, le salut arrive pour eux. Il faut faire s’opérer, par la prédication kérygmatique, un jugement partiel de ceux qui l’entendront. Rude responsabilité j’en conviens, rude exigence tout autant, qui réduit l’évangélisateur à un rôle purement instrumental, à une pure médiation qui doit à celui qu’elle transmet d’être pleinement transparente, complètement immédiate, absolument sainte – qui impose à celui qui s’y livre la sainteté, l’humilité et l’imploration de la miséricorde divine pour tous ses péchés.

Tel est bien aujourd’hui ce qui est nécessaire. Peu importe le futur qui n’est pas encore , peu importe le passé qui est mort, seul compte le présent du salut.

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De l’espérance

Et les résultats donc ? A vrai dire, l’on n’attend plus de résultats. Si le passé catholique de France peut bien nous apporter quelque chose, c’est l’absence d’espoir humain, et l’enracinement dans la seule espérance. Rien dans la situation présente ne peut nous apporter l’espoir qu’un jour la situation sera renversée, avant notre mort, ou d’ici un petit siècle. Je noircis le tableau volontairement ? Certes, le constat peut toujours être relativisé. Les Français continuent à se dire à 70% chrétiens. Les valeurs dominantes sont largement inspirées par le christianisme – dans un rapport d’ailleurs ambivalent. Les Églises sont ponctuellement capables de mobiliser une proportion de la population bien supérieure à celles d’autres organisations. Et le succès des JMJ de 1997 a presque été une révélation pour nombre de responsables ecclésiaux qui ont d’un coup découvert qu’ils n’étaient plus voués à courir derrière un peuple qui entendait bien faire sa vie sans eux. Mais…

Mais la pratique dominicale est sans doute inférieure à 5% – elle a suffisamment diminué pour que les sondeurs estiment qu’une pratique régulière consiste à aller à la messe au moins une fois par mois (et le chiffre atteint alors 8%). L’espoir de renouvellement du clergé diocésain est de son côté quasi nul. Quant à la capacité de l’Église à quadriller le territoire français, elle est en voie de disparition (nombre de diocèses ont entamé le regroupement des paroisses). Bien sûr, de nouvelles pratiques apparaissent, bien sûr, de nouveaux engagements se font jour, bien sûr, les « communautés nouvelles » sont dynamiques, bien sûr, la quantité n’est pas la qualité, bien sûr, le nombre de baptisés adultes croît régulièrement. Mais que sont 2 500 à 3 000 baptisés de la nuit de Pâques face aux 200 à 300 000 enfants qui chaque année ne sont pas baptisés – qu’ils soient d’origine chrétienne proche ou lointaine, ou issus d’autres religions (car ceux-là, pourrait-on, aurait-on le droit de les abandonner ?) La rupture de transmission qui affecte l’ensemble de la société française touche plus particulièrement l’Église. Et la disparition progressive des grands-parents chrétiens ne sera pas compensée par l’arrivée de nouvelles générations issues du baby-boom, parmi les plus déchristianisées.

Même si l’on noircit le tableau, la France est donc un pays de mission. La chrétienté française est morte depuis longtemps, et son cadavre ne bougera plus. Il y a déjà plus de cinquante ans qu’on le dit et l’écrit, il serait temps d’en tirer toutes les conséquences. Les réformes de structures, quelles qu’elles soient, ne feront que retarder le moment inéluctable de la dissolution de l’Église qui est en France. Les diocèses tomberont en poussière les uns après les autres, et le dernier évêque n’aura personne pour l’enterrer. Il n’aura plus qu’à se coucher seul, triste et las dans son cercueil en attendant la mort – et aucun passant charitable ne scellera la fin du christianisme français, car plus personne ne saura ce qu’il était. Bref, il nous faut évangéliser, en n’attendant rien d’autre que la Parousie. Seule cette visée peut désormais être légitime et réaliste, seule elle peut nous enraciner dans l’action paisible, calme et tranquille, seule elle nous donnera la lucidité nécessaire à l’action résolue.

Théologie de circonstance, dira-t-on, repli sur une ligne de défense ultime pour pouvoir encore conserver quelque chose. Théologie de plus fondée sur l’idée implicite que la pratique sacramentelle régulière, c’est-à-dire hebdomadaire, est la norme, et que cette norme nécessaire, qui dans l’état actuel des choses ne peut être atteinte et ne pourra sans doute plus jamais l’être, ne peut être remise en cause, au risque autrement de dissoudre la vérité d’une vie chrétienne dans l’appropriation purement subjective. Tout cela n’est pas complètement faux – même si la ligne de défense repose sur un équilibre difficile à maintenir, sur un fil très fin tendu entre Ciel et Terre. Certes, je viens de faire ici la théorisation de ce qui reste possible à espérer, de ce qui reste vraisemblable – rien, à la différence des théologies qui se félicitent de l’appauvrissement humain du christianisme et de sa faiblesse institutionnelle et sociale, y voyant tout à la fois le retour aux origines, la fidélité à ce qui aurait dû être toujours et la seule voie de salut. Et je l’assume. J’entends bien l’assumer, cette lucidité rigoureuse et douloureuse. Je veux mourir, les yeux ouverts, et faire face. « Qui vive ? », la question se pose encore et toujours, elle se posera encore et à jamais.

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De l’habitude

Évangéliser, évangéliser, évangéliser, sans préalables, sans espoir, sans fin. Est-ce à dire pour autant qu’il faut ignorer la société à laquelle on s’adresse, les hommes que l’on entend sauver ? Non pas bien au contraire. Mais il faut savoir poser sur eux, et donc sur nous, le regard pertinent, sans concession, le regard vrai – celui qui tue pour ressusciter. « Et donc sur nous ». Oui, en effet, c’est nous aussi qu’il faut regarder. Nous sommes de notre temps, nous sommes des êtres sociaux, et nous ne saurions échapper aux conditionnement qui font notre identité – si ce n’est, précisément, par cela seul qui nous peut distinguer : le baptême vivant en nous.

C’est donc de nous qu’il faut parler maintenant, et l’on parlera ainsi aussi des autres, des morts-vivants. Première chose à poser, nous sommes modernes, intrinsèquement, indissociablement, intimement, jusqu’aux moelles et même au-delà. La modernité, en tant qu’état social (individualisme, autonomie, impératif du bonheur, bureaucratisation, primat de l’activité économique, spécialisation des champs d’activités et des domaines sociaux, etc.), est plus qu’une tunique de Nessus pour nous, elle est de notre chair et de notre sang, elle est en nous, non pas comme un virus, ni comme un bacille ou n’importe quel micro-organisme agresseur. Non, elle est même plus qu’en nous : elle est nous, elle est notre état, elle est notre statut, notre vie, notre existence. Elle est une imprégnation qui aboutit à une fusion intime. On n’échappe pas à sa date de naissance ni à sa société, à son caractère définitivement social. Né dans la modernité, on ne peut qu’être moderne, structuré et travaillé par l’aspiration à l’autonomie, d’une manière ou d’une autre, obligé de traiter avec cette habitude profondément enracinée depuis les premiers contacts après la naissance, et que seule la mort peut faire disparaître. La protestation construite contre la modernité par le catholicisme depuis deux siècles est donc un combat contre soi-même, intrinsèquement, et le refus absolu n’empêche en rien de voir jouer des logiques modernes – rien de plus prégnant que l’habitus de sa société, c’est-à-dire la sienne propre et personnelle.

Or, parmi cette imprégnation, il est une dimension que nous ne voyons pas, qui nous échappe, que nous n’observons pas, tant elle est effacée, invisible, trop proche de nous, trop quotidienne, ignorée de notre raison et traitée par nos réflexes, nos habitudes et notre corps. Nous sommes les adorateurs de l’idole monstrueuse et terrifiante qui s’est levée, un Baal innommable, le Mammon redoutable. La société de consommation, d’abondance et de confort s’est instaurée. Non pas qu’il soit mauvais que l’on possède des biens matériels et que l’on en jouisse, que l’on bénéficie de conditions de vie confortables et que l’on n’ait pas à se soucier (pas trop tout au moins) du lendemain. Mais la situation est telle aujourd’hui que la consommation, l’abondance et le confort sont devenues nos idoles. Nous nous engonçons chaque jour davantage dans la matière, dans la manipulation des objets, des choses, des biens, de nos affaires, de nos trucs, qui nous encombrent le corps, le cœur l’âme et l’esprit – sans compter que nous ne savons qu’en faire ni où les ranger. Et nos discours sur l’inaliénable dimension spirituelle de l’homme et la lutte nécessaire contre l’extension infinie des logiques marchandes dans tous les domaines de la vie ne sont jamais que les misérables cache-sexe de notre vie réelle. Les nombreuses contraintes de la vie moderne (déplacements, dissolutions des solidarités sociales, complexité administrative, nécessité de décider par soi-même, obligation de la liberté et injonction au bonheur, etc.), ne sont supportées que parce qu’elles permettent d’obtenir le bon argent qui permet le loisir, la distraction, la possession jalouse et jouissive du temps, la jouissance de soi par l’intermédiaire de la jouissance des choses. Regardons les choses en face : le temps et l’argent libérés sont-ils utilisés réellement au développement spirituel, servent-ils à faire correspondre l’homme avec l’Archétype ? On peut en douter, car le travail sur soi-même imposé par la modernité en utilisant toutes les ressources de l’esprit et de la matière est loin d’avoir débouché sur une fréquentation assidue des églises qui nécessiterait la distribution de billets d’entrée à tour de rôle – et cet indicateur sociologique, quelle que soit sa dimension arbitraire calquée sur les obligations imposées par l’institution ecclésiale et son absence de prise en compte de l’autonomie individuelle, demeure encore le plus efficace pour mesurer l’emprise objective sur la société.

De l’homme moderne

Entendons-nous bien. Il n’est pas question ici de vitupérer par plaisir contre la société de consommation. Il ne s’agit pas de transformer cette société, de vouloir, par la bande, revenir à un projet de coextension de l’Église et de la société, d’entendre agir dans notre monde et de s’engager pour lui. Il s’agit simplement de prendre conscience d’un phénomène peu perçu encore, si ce n’est éventuellement au plan du réaménagement symbolique qui entraîne. L’arrivée de l’abondance de la nourriture et des biens, la fin (relative) de la peur du lendemain, grâce à la croissance économique permise par les performances techniques et organisationnelles du capitalisme (révélées au passage par les deux guerres mondiales), ont coïncidé en Europe occidentale, peu ou prou, avec l’effondrement du catholicisme. Jusqu’alors, le capitalisme ne pouvait être efficient qu’au prix d’une certaine ascèse, d’un certain effort, d’un certain temps. Désormais, tel n’est plus le cas. Abondance, facilité, évidence, l’effort a disparu, le travail est mort. Nous n’avons plus de puritains, juste des austères qui se marrent.

L’homme a changé, sa structuration intérieure n’est plus la même que celle qu’il avait avant. Il est entré dans un autre paradigme, dans un autre epistémé, dans un autre univers. Il est différent de ce qu’il était. Entouré par les choses qu’il possède, achète et vend, il danse avec elles, les manipule, les déplace, les isole, les met en avant. Elle font partie de sa mémoire, tactile, visuelle, olfactive, corporelle. Elles sont une extension de son corps, de son être, de sa personnalité. Elles lui sont une interface, une manière d’entrer en contact, un mode de définition. Elles sont son être, car elles sont ses repères stables et choisis. Elles sont investissables, d’affection, de haine, de plaisir, tout en pouvant être interchangeables. Bref, elles sont de la matière, une forme du corps qui peut n’avoir jamais de fin, d’autant plus qu’elles sont disponibles à volonté, achetables sur une impulsion, consommables rapidement, et jetables enfin. Elles passent et se renouvellent, invisibles mais omniprésentes, plus nous-mêmes que nous-mêmes bientôt.

Il y a ici, je pense, une rupture réelle entre un monde qui était évangélisé, qui était culturellement chrétien, et un monde qui ne l’est plus et ne le sera plus – le nôtre, à la fois celui qui est notre être et celui qu’il nous faut évangéliser : terrible perspective. Ce monde athéogène a congédié Dieu, en a pris congé même plus précisément, poliment, mais sans espoir de retour – sans désirer le retour plus précisément, sans que personne d’ailleurs l’ait un jour décidé pour tous ou que tous se soient mis d’accord pour ce faire, mais simplement parce que cela s’est fait, fruit d’une dynamique que nul ne peut contrôler et qu’on peut juste espérer un peu infléchir. Et il y a une profonde différence entre ne jamais avoir été chrétien et avoir été chrétien. Notre monde ne veut plus nous entendre, car il ne veut que la Terre – et il l’a : il consomme, possède et jouit, soutenu par sa Providence, l’État.

Mais l’État a-t-il jamais sauvé qui que ce soit de la mort ? Et seul notre corps entrera dans la mort, même s’il est intubé, perfusé, écouté, scanné, IRMisé et je ne sais quoi d’autre. Seul, limité à sa propre corporéité, seul, circonscrit dans les limites de sa peau tendue sur les chairs, les nerfs et les os, sans appendices, devant assumer sa nudité finale, comme au jour de la naissance.

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De la conversion

Que faire donc ? Pas de préalable à l’évangélisation, ai-je posé comme principe. Pas de co-extension à la société, pas de projet : l’action. Je ne renie rien, je signe. Même je persiste et j’accentue. L’évangélisation directe est précisément aujourd’hui la solution nécessaire, non seulement à la conversion du monde, mais aussi à la nôtre – et conditionne donc tout résultat évangélisateur.

Elle est en effet le moyen qui permet de déshabituer, car elle n’est pas habituelle. Elle crée un espace autonome où il n’y a pas de règles comportementales déjà intégrées inconsciemment. A ce titre, elle libère des contraintes sociales et laisse la place libre à l’efficace du verbe et de la rhétorique. Après tout, les habitudes modernes étouffent le spirituel, font vivre l’homme à la surface de lui-même, loin de ses profondeurs originelles, et c’est cela que l’évangélisation court-circuite. Certes, bien sûr, toutes les conversions actuelles au christianisme ne procèdent pas de l’évangélisation directe, nombre d’entre elle sont socialement organisées et partiellement conditionnées. Dans un certain nombre de conditions, l’on sait bien que l’on est plus sensible au questionnement spirituel. La prise de décision de l’institutionnalisation sociale d’un couple (par le mariage ou le baptême d’un enfant), la confrontation à la mort ou à la souffrance physique et morale, la déstabilisation sociale par le chômage, bref tous les moments où il y a « déshabituation », soit parce que l’on ne connaît pas les habitudes à mettre en place, soit que l’on perde les habitudes existantes, sont propices à la conversion. Mais ces moments ne sont maîtrisables en rien par l’Église, elle peut seulement accueillir ceux qui viennent lui en faire part et leur proposer alors une démarche religieuse. Par contre, dans l’évangélisation directe, l’Église reprend la main, et sollicite ceux qui n’ont rien demandé. Alors on peut espérer contourner les habitudes – espérer seulement : nombreux sont les évangélisateurs qui pourraient témoigner combien d’aucuns demeurent engoncés dans leur esclavage habituel.

En effet, si l’évangélisation restaure la parole, elle est l’extension dans le temps et l’espace de la Parole donnée par le Père pour le salut du monde, si elle est le moyen qui permet de réveiller spirituellement, de faire sourdre l’aspiration au bonheur et à un bonheur céleste, si elle prend en compte l’idéologie céphalocentrique (mon moi à moi qui prend ses décisions de manière autonomes comme il le veut quand il le veut) et l’illusion de la possession d’un soi autonome non conditionné (c’est à moi qu’on parle et on parle intellectuellement pour délivrer un message qu’on m’estime capable de prendre au sérieux), si elle les subvertit afin de détruire le bonheur terrestre lamentablement terrestre sous-jacent chez tous les pécheurs que nous sommes et proposer le vrai bonheur, elle n’est qu’un pauvre moyen pour de pauvres pécheurs, qui espère cependant saper par la base le fonctionnement social... Elle suppose donc une autre conversion, antérieure celle-là, une conversion au long cours – car elle vise, elle, la conversion immédiate. A étudier ce que je suis, ce que nous sommes, ce qu’est notre monde, il est bien un point fondamental à mettre en avant pour que soit, non pas possible, mais réalisée l’évangélisation, et pour que vivent chrétiennement ceux que Dieu nous donnera à christianiser.

Pœnitentiam agite. L’ascèse est notre obligation, pour que nous retrouvions notre corps, simple, sans extensions illimitées, et pour que notre esprit l’investisse enfin de nouveau, loin de toute dispersion dans la matière et les choses. Elle est l’impératif moderne par excellence, elle est ce dont nous avons spirituellement besoin, pour pouvoir être ici et aujourd’hui de vrais chrétiens– pour pouvoir assumer l’abondance et les changements qu’elle suscite en nous. Et l’évangélisation peut être un élément structurant, voire structurel, de cette ascèse. Dans l’évangélisation, nous ne sommes plus qu’un corps vêtu, et bientôt plus qu’un visage. Car c’est le visage qui est l’acteur de l’évangélisation. Les choses sont alors loin, car elles sont éloignées, quand bien même elles seraient présentes. Le visage empêche qu’elles agissent, qu’elles définissent, que la somme de matière qu’elle représente s’assimile au corps. L’évangélisation restaure, redresse et reconstruit, vivifie et spiritualise, surtout lorsqu’elle est pauvre comme aujourd’hui. Elle est donc chemin de sainteté, et de celle qui est nécessaire aujourd’hui : l’ascèse, la seule forme de substitution au martyre qu’on ait jamais trouvé dans le christianisme.

Le combat spirituel se trouve donc à la fin de notre parcours. Est-ce étonnant : l’évangélisation n’est-elle pas aussi un combat spirituel, l’empoignade du démon pour l’expulser du monde dont il est le Prince – dont il n’est que le Prince. Combat de nous-mêmes contre nous-mêmes, combat contre Satan, ses pompes et ses œuvres, combat ascétique, l’évangélisation est une grande chose.

*

Il nous faut donc effectivement cultiver notre jardin, et annoncer hic et nunc le jour du salut. Nous avons à profiter du temps de la patience de Dieu, ce don gratuit qui nous est fait pour la conversion de tous les hommes et la nôtre. Le Royaume est déjà là, et il doit l’être encore et davantage par la proclamation du salut. Aussi l’évangélisation est-elle nécessaire afin que se révèle un jour la plénitude de la gloire de Dieu. Nous nous devons nous aussi aux œuvres du Père, à la glorification de Dieu par ce qu’il fait. Aussi l’évangélisation n’est-elle finalement qu’un sacramental de la liturgie, cet espace-temps particulier qui est l’éon propre du chrétien, ici et maintenant, pour aujourd’hui.

Paul Airiau, marié, huit enfants, né en 1971. Diplômé de l’IEP de Paris, agrégé et docteur en histoire, enseignant dans un établissement public (ZEP) de l’Académie de Paris.

[1] François Schuitten, Benoît Peeters, La Tour (Les Cités obscures), Tournai, Casterman, 1987, planche 53, case 5.

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