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Catherine Pickstock : la modernité contre la liturgie

Une étude du livre After writing. On the liturgical consummation of philosophy
Jérôme Levie

Catherine Pickstock, philosophe anglicane, analyse, dans ce livre central pour le mouvement Radical Orthodoxy, ce qu’elle nomme spatialisation, id est l’émergence progressive du paradigme immanentiste et techno-capitaliste du réel en vigueur aujourd’hui. Elle suit la critique heideggérienne de la métaphysique de la présence mais, en discutant Foucault, Certeau, Bataille, et surtout Derrida, montre que la pensée postmoderne, loin de remettre en cause la modernité, la prolonge dialectiquement en n’interrogeant pas ses postulats sur le réel et la subjectivité, postulats imposant des dichotomies entre présence et absence, vie et mort, écrit et oral. Socrate, loin d’être l’ancêtre de la « présence à soi » (Foucault) logocentrique, fut l’adversaire de la marchandisation du monde, opposant aux sophistes une vision liturgique de la cité et de l’identité. L’auteur étudie les étapes historiques de la spatialisation du sujet, du langage, de la nature et de la cité, et situe ses racines dans des dérives de la théologie et de la pratique liturgique elles-mêmes. À ce rationalisme humaniste, et au nihilisme qui est son expression ultime et gouverne jusqu’à notre langage actuel, elle oppose un paradigme liturgique accomplissant la philosophie socratique, paradigme qu’elle décrit à partir du texte central de la cité liturgique médiévale, le rite romain.

Des sophistes à Descartes, à l’absolutisme baroque et à Derrida

La réflexion de l’auteur a un enracinement platonicien fort, mais sa lecture s’oppose à celle de Derrida. Pour elle, dans le Phèdre, Socrate, face à une volonté de contractualisation des liens amoureux ou civiques, défend un eros et un savoir non possessifs auxquels la philosophie ressortit. Il attaque l’écrit comme fétichisation d’un savoir niant son origine et sa dépendance envers la subjectivité et l’enracinement, savoir spatialisé car fixe, toujours disponible. Ce rationalisme sophistique qui supprime incarnation et réalité, et finit par mercantiliser l’amitié et le dialogue, se retrouve chez Derrida, qui attaque l’oralité socratique, car il la prend pour une manipulation inorganique, quand elle est en fait profondément liée à l’inspiration divine, à la tradition. L’instrumentalisation sophistique du langage implique un nihilisme épistémique et ontologique associé aux valeurs du marché, structure le savoir en unités inamovibles, faits vérifiables et circonscriptibles, tous homogènes. Cette épistémologie classificatoire éradique l’inconnu par le spontanéisme et l’anticipation de toute éventualité par calcul d’un réel devenu purement manipulable. Sa prétendue clarté empiriciste est une illusion mensongère.

Socrate prône une citoyenneté non contractuelle, liturgique, ludique ; la vraie patrie, celle de l’éthique doxologique de la constance renouvelée, est intérieure, tout en respectant les spécificités du lieu : il ne s’agit pas d’une identité fixe, écrite, d’un rôle référé à un logos philosophique désincarné. Si l’art ironique, virtuel, est banni, c’est au profit de la mimesis socratique, émulation au bien, louange et participation à lui – l’orateur sincère est préféré au pur rhéteur sans intérêt pour la vérité et l’âme de l’interlocuteur. Cette mimesis évite la crispation monadologique du soi sur lui-même et la dispersion postmoderne. Le stockage écrit du savoir, tel un capital qui a peur de se perdre, ou sa représentation comme idéal fétichisé inapprochable (par exemple chez Derrida), interdit l’accès au Bien que permet la vie philosophique en le discernant en ses figures dans l’immanence, traces et signes, qu’il déborde toujours. Entre absence et présence, le Bien se manifeste non comme objet visible mais par la tension, l’attraction érotico-philosophique vers lui, qui nous garde dans le mouvement corporel et narratif du temps. Seul le dialecticien – ni sophiste ni sceptique – peut assimiler une nouveauté temporelle authentique, différent lié au même par anamnesis sur fond d’unité. Loin de la certitude scripturaire d’un soi possédant le passé comme présent, ou d’une épistémologie fondationnelle, la vraie clarté vient de l’élucidation toujours partielle du mystère transcendant, connaissance révérentielle de l’intérieur qui n’abolit pas la distance. L’intériorité socratique n’est pas une vie décorporée faite de pure présence, une monade sanctuarisée dont l’extérieur menacerait la pureté ; elle s’ouvre à l’extérieur sans besoin de violation : la connaissance de soi est aussi connaissance du Bien et de ses médiations. Là où la séduction auto-érotique, rationalisée, du regard sophistique, contrôle et s’approprie son objet, la dialectique, extase de la raison antithétique à la sécurité capitalistique, dépasse la dichotomie intérieur/extérieur, la perte de soi et l’ouverture au don reçu et à la communion étant constitutives du soi.

Descartes décrit une cité convertible, mercantile, prévisible car immunisée contre l’autre, soumise à une loi de pur arrangement spatial niant les traditions coutumières ; une intériorité se défendant contre l’impureté et l’incohérence – obéissant à la métaphysique selon Derrida, préservant l’intériorité identique à soi, la présence monadique – soumet le réel à une mathesis universalis, économique car facilement saisie et transmise sans référent temporel, obtenant la sécurité méthodologique au prix d’une interprétation fractale et classificatoire d’un réel indifférencié, impassible. Le penseur bannit les préjugés et les voix de la tradition, n’acceptant que les sources passives, vérifiables, imprimées, du savoir ; la mémoire, qui assurait la temporalité du savoir, le jugement d’analogie et la continuité du sujet, n’est plus que stockage énumératif. Ce nouvel ordre civique, formel et homogène, remplace la réalisation intrinsèque du Bien par contagion interpersonnelle ; la mathesis, science une et générale, impose in petto une ontologie objective réduisant le réel à une extensio homogène, mécanique, espace abstrait du temps et du langage, ersatz d’éternité. L’être, séparé de sa source donatrice, n’est plus le don de participation à l’actualité infinie de Dieu ; l’objet n’est plus connu tel qu’il apparaît mais en une vision interne à la pensée. La matière, déspiritualisée, disparaît : l’idéal immanent d’un objet intemporel isolé aboutit au nihil.

Le sujet cartésien n’est pas basé sur la cohérence d’une ouverture au Bien mais est un ego présent à soi, seul donné indubitable car vidé de tout contenu. Son intérieur n’ouvre que sur lui-même, défendu contre le soleil du bien : ce sujet législateur, maîtrisant la cité et soi-même, est non-liturgique et textuel. Sa cité idéale et abstraite, organisée en composants identiques et inambigus, se réalise en la régulation par Boyle de la pratique expérimentale des philosophes naturels de la Royal Society : seuls les scientifiques reconnus et leurs témoignages qualifiés sur des faits empiristes et reproductibles y sont admis, parler d’entités non sensibles est interdit. La physicalité est réduite à un édifice cognitif basé sur l’évidence expérimentale et géré par une caste de prêtres d’une nature ordonnée par un Dieu dont la causalité et la présence, parodiées mécaniquement, deviennent manipulables, vérifiables empiriquement, permettant la symbiose entre science et capitalisme. De même l’absolutisme baroque, caché en les rituels du théâtre et de l’art, produit une géométrie de l’absence dont le point à l’infini n’est pas le transcendant mais le roi, origine invisible de la sacralité imposée par ses symboles à une société confinée en un spectacle. L’art baroque colonise et règle le réel, mobilisant un chaos apparent pour stimuler le manque du sujet et l’intégrer dans cet espace irréel sans extérieur. La mathesis politique encadrant son action le rend doublement passif, privé de subjectivité vraie, parlé qu’il est par le langage de la spatialité. Les arts modernes recherchent visibilité, exactitude et transparence, le constat et non l’action. Par la simplification de la grammaire et l’insistance sur le nom, qui montre l’objet concret hors d’une narration vécue, le sujet est évincé, se fiant à ce regard soi-disant probe sur un réel dit transparent, sans décoration ni hiérarchie, en fait soumis à la représentation. Il croit à son autonomie créative mais s’autodétruit en déployant un langage qui la nie. Cette organisation sémantique manipule la réalité civique et physique par les nominalisations du langage institutionnel impersonnel, ôte la responsabilité des acteurs et montre un donné réifié, intransitif, à qui il faut obéir inconditionnellement. Le sujet moderne, apparemment actif, est fondamentalement passif ; la célébration postromantique du spontané et de l’immédiat renforce l’impuissance produite par la quête de clarté scientifique. En la cité spatiale, la personne n’est pas rencontrée comme sujet mais comme absence, voire comme auto-annihilation.

L’ancienne familiarité avec une mort intégrée à la vie fait place à une extradition conceptuelle conjuguée avec une représentation qui la fétichise. Cette séparation théorique de la mort et de la vie relève d’une nécrophilie bâtissant un univers parallèle, sans empreinte du temps, fait de res préservables, manœuvrables. Le Je n’est plus narration mais accumulation de réactions et d’objets ; sa vie, immunisée de toute trace de mort, a la stérilité d’une permanence pseudo-éternelle. L’acte libre est impossible : dans ce donné spatial, rien n’arrive jamais sinon l’illusion de l’événement. La réduction séculière du désir à un manque suscitant l’auto-satisfaction par stimuli sous-tend le pouvoir absolu contrôlant les désirs des masses, et la gestion capitaliste des besoins. Produite par l’angoisse de la mort et de l’obsolescence, la quête de sécurité et d’assurance devient une industrie ; la promesse d’annuler tout manque en retenant la présence par répétition du même inaugure l’éthique productrice (socialiste ou capitaliste) de l’accumulation, vers l’extinction de l’agonie de désir en l’ultime objet éternel, possédé par un sujet devenu objet inerte. Ainsi la nécrophobie mène à la mort.

Derrida attaque le signe oral qui, s’agrippant à la vie, favoriserait une vérité antérieure idéale, liée à la maîtrise technique de l’étant ; or l’oral rend possible le signe par l’inscription physique dans le temps, structure un sens ouvert, quand le sens de l’écrit est toujours différé, jamais expérimenté, telle la mort. En exaltant l’écrit, il prône une subjectivité pure qui interdit l’événement temporel, contingent, du vrai, et donc tout sens habité, au profit d’un idéal décorporé, inparticipable. Il lit la vie comme présence à soi menacée par l’altérité, l’opposant au lien à l’extérieur qu’est l’indication langagière, travail de la mort en les signes. L’inconnu, l’invisible, est vu comme pur absent inerte, incapable de nous affecter ; ce temps morne interdit la commémoration du passé, l’anticipation du futur par les modalités du désir, de l’espoir. Le sujet postmoderne regardant le flux du nihil est toujours l’ego moderne, car il s’interdit de vivre un temps offert ni sécuritaire ni dissolvant, et l’ouverture à l’autre par le regard non totalisant de la foi, où l’inconnu reste lui-même : athéisme, réduction de tout à l’identique et de l’identique au rien. Le don unilatéral du nihilisme derridien, visant non le partage mais l’auto-humiliation sacrificielle, masque la cupidité d’une vie rejetant ce qu’elle désire trop, désir nécrophobe d’arriver à la mort avant qu’elle ne nous arrive.

De Duns Scot à Luther : la ruine théorique et sociale de la cité liturgique médiévale

La spatialisation débute par la formalisation scotiste du possible. L’être univoque ne peut saisir la distance du créé d’avec Dieu que comme abîme indifférencié ; la distinction formelle implique, entre réel et rationnel, le site neutre d’un « réel virtuel ». L’abandon de la participation, d’une chose à sa forme, du créé à Dieu, dévitalise l’unité du réel, qui n’est plus liée à sa source mais à un « donné » nécessaire antérieur, royaume plat de possibilité virtuelle, d’actualité partielle : privilège du rationnel sur l’actuel. Là où l’actualité extatique et la différence ontologique de l’être thomasien rendaient possibles ressemblance et proximité, l’univocité produit une différence sans médiation. L’idéal épistémique devient le savoir analytique a priori : à une idée distincte correspondant une res distincte, le monde physique, régi par l’intellect, n’est que l’occasion de la connaissance, qui n’est plus processus ontologique mais représentation désontologisante. La raison pratique mute aussi : la bonitas moralis ne définit plus l’acte volontaire mais s’y ajoute car l’autonomie de la volonté excède l’attrait de tout bien particulier. Faculté autonome, désérotisée et définalisée, celle-ci régit une morale légalisée et un pouvoir auto-légitimé indépendamment de l’horizon du Bien commun et de l’assentiment de la communauté naturelle. La visée des actes individuels n’est plus eschatologique mais purement terrestre, inscrits dans une succession vide dont l’indifférence forme la société séculière, anticipant l’État kantien incarnant la moralité, à qui résister est immoral. Face politique de l’être réifié, le droit divin du monarque mime le pouvoir divin.

Là où le quotidien, même économique, et la liturgie tendaient à s’unir, diffusant la paix, état ontologique reçu de l’autel, par l’action des fraternités et des guildes, l’ordre social n’est plus régi par l’amour, étendu par les mariages et la compaternité spirituelle, mais par une loi toujours plus positiviste. La charité, qui n’était ni devoir légal ni lubie personnelle mais état d’alliance, insertion dans un amour circulant fondé en Dieu, se dégrade en bienfaisance abstraite, civilité humaniste. La fusion liturgique de l’amour et du pouvoir se brise, laissant un amour impotent sans rôle dans l’économie sacrée et un pouvoir abstrait du lien social : atomisme social et autoritarisme sont liés. Le politique colonise le réel, fausse liturgie reléguant la religion dans le domaine inoffensif de l’âme. La réconciliation sacramentelle fait place à une justice légaliste étatique, le lien social se réduit à une pietas civique, rationnelle. La dévotion personnelle à la Croix, aux dépens de la communion des saints, renforce la division entre vie et mort. La vertu chrétienne se redéfinit comme obéissance à l’autorité, restreignant le sens du lien humano-divin instantié en l’Église à la soumission à Dieu sans médiation des saints ni des chrétiens : pour Luther la Rédemption n’est plus une réconciliation par l’incorporation dans le Fils mais l’acceptation d’une transaction judiciaire, expiation pour l’offense à la souveraineté de Dieu ; le schéma actif/passif domine, oubliant la voix moyenne de l’expiation par le Christ médiateur divino-humain nous unissant à la volonté divine. Une fois perdue l’unité des corps historique, sacramentel et ecclésial du Christ, on ne comprend plus le corps social comme formé et reçu dans l’acte eucharistique. La communion ecclésiale attestait la présence, réelle car réalisante, du Christ ; le Corps mystique est défini légalement, contractualisé par le droit canonique, la messe se réduit à la contemplation, à l’élévation, du miracle factuel du corps sacramentel inerte, aboutissement d’un spectacle détaché de l’histoire du salut. La tradition devient un code, une loi requérant interprétation, oubliant la relationalité du temps théologique référant le corps à l’origine apostolique et à la consommation finale. L’économie devient représentative, quantifiant et planifiant le futur par un calcul d’intérêts, en faisant une réalité d’essence virtuelle basée sur un possible scotiste. L’économie n’est plus soumise à l’ordre caritatif ou liturgique ; le temps perd son sens de promesse eschatologique de transformation du créé, le capital favorise une téléologie immanente de l’accumulation.

Le rite romain : quête itinérante d’identité, de paix et de sens

L’auteur décrit ensuite le paradigme liturgique à partir de ce qui fut le centre de la cité liturgique médiévale, le rite romain. Suivant le Phèdre, qui suggérait un lieu d’identité ouvert, critiquant tout rêve d’une origine singulière, l’identité de chaque actant liturgique est insubstituable, mais complexe, décentrée. Dieu, identifié par son lieu Très-Haut, définit son propre lieu car donne à l’espace son motif : donner lieu au culte. Son Nom n’est pas un nom inaltérable, fixe, mais un lieu incertain, un et trine, lieu du trajet trinitaire ; il comprend et ouvre le pèlerinage qui montre l’identification du fidèle par sa localisation en et vers un lieu mobile : l’autel divin, lieu relationnel, dilaté et itinérant, qui unit adorateur et adoré et qui, continuellement transfiguré, s’éloigne indéfiniment. Cette itinérance montre l’incomplétude de l’origine, et une personnalité ouverte au possible et au changement sans se dissoudre ni s’exiler du monde, fondant sa continuité en Dieu. Il y a insécurité déictique : le fidèle n’est jamais hors de Dieu mais a toujours à cheminer vers Lui. En Lui demandant Sa lumière pour le mener à Lui, le Je vocalise l’impossibilité de la liturgie : un trajet vers Dieu ne peut débuter avant sa fin, avant qu’Il ne nous ait rejoints. Or le Christ ouvre le chemin vers l’autel de Dieu et est Lui-même cet autel ; Il résout l’aporie en venant vers nous, créant l’espace kénotique où nous nous insérons. Le début est contemporain de l’arrivée, le chemin est déjà le but.

Le rite est une préparation continuellement renouvelée à la divine présence. Comme il faut déjà être pur pour entrer dans le sanctuaire intérieur de pureté, le rite est prière pour qu’il y ait culte. Pour entrer en présence de Dieu il faut avouer son besoin de purification – et on se découvre déjà-là. Glorification et purification alternent au long du culte, illustrant sa difficulté et sa non-linéarité. Les mouvements réciproques d’offrande, du symbolique puis du réel, où ce qui est offert est en fait reçu, suggèrent une lecture liturgique de l’action, de la subjectivité, comme n’étant achevé que par Dieu, qui unit à Lui l’offrande et la bénit. Pour une topologie mondaine, rien n’arrive en le rite sinon des postpositions ; les recommencements, le but à la fois atteint et postposé, l’impératif du don, jamais suffisant et toujours superflu, semblent dissoudre le sujet et l’acte significatif. Or la liturgie refuse la lecture cartésienne d’un sujet présent à soi, vide face à un objet maîtrisé, et la déconstruction postmoderne qui l’intensifie, réduisant le flux qu’est le sujet à la ponctualité de l’objet. En prônant une subjectivité faite non de donné mais de don, le rite critique l’illusion d’une action manipulatrice de res extérieures soumise à l’opérativité (or le report du but n’est pas échec, car il n’y a pas de don sans distance et celle-ci est don qui couronne l’action humaine) et montre l’identité en un acte mêlant intérieur et extérieur. L’adresse apostrophique, cri sans référent mondain, expression du désir de Dieu, restaure la personnalité de l’absent, le rend présent, à l’inverse de la nominalisation spatiale qui réduit l’absent au néant objectif, le réel à l’apparence. L’objet présent s’avère signe excédant son apparence ; l’objet absent dépasse sa non-apparence. Le Je avoue dépendre du Tu et de l’apostrophe dépossédante pour être sujet, humilité qui s’oppose à la manipulation immanentiste, absolutiste, du sujet dépotentialisé en ses actes linguistiques.

Le rite veut transgresser l’ordre mondain du langage pour mêler nos voix à celles des séraphins et prône un langage défamiliarisant, une texture polyphonique de voix et de poétiques : narration, dialogue, apostrophe, supplication… sans voix déictiquement singulière. Le rite prélude à notre habitation de la narration chrétienne, vécue en direction d’un eschaton. Non ancré en un passé séparé identiquement réclamé, le temps liturgique, ouvert par un retour rédempteur à la plénitude éternelle qu’il anticipe, critique la violence et la malhonnêteté de l’enfermement de l’acte moral en des accomplissements ponctuels sans complétion eschatologique : le rite est espoir du vrai culte céleste et n’est vrai qu’avec une réserve eschatologique, l’aveu de l’impossibilité. Il habite le moment dilaté de l’échange vespéral entre ciel et terre, où baisse la lumière mondaine et se lève le jour de Dieu. Le texte subit des réalisations qui ne lui sont pas étrangères mais constitutives : la proclamation de l’Évangile relie à l’acte historique, non purement passé mais incluant nos vies et le futur du monde. Le récit de l’institution, sacrifice avant le sacrifice, viole la temporalité linéaire : nous sommes purifiés par le Christ avant la proclamation de l’événement mais après son occurrence ; sa mémoire témoigne qu’il reste de l’à-venir en excès : antériorité et postériorité se rejoignent en l’eschatologie, lieu réel du culte. L’écrit, événement corporel et eucharistique qui réalise l’éternité en le temps rituel, renverse la vision du texte comme présence statique ou origine pure. Narration salvifique et purificatoire, le livre devient autel encensé pour être joint au Logos contenant nos identités, prononcé éternellement par le Père en une présence corrélée à celle de la Parole écrite. Le refus de la division sophistique du langage et du désir inverse la vue métaphysique d’une pollution par l’extérieur. Le parler rituel vient du dehors comme du dedans, ne s’oppose pas à l’écrit mais au langage anérotique manifestant une intériorité sanctuarisée ou une objectivité externe.

Le rite ne fuit pas la physicalité mais lui donne une dimension spirituelle, son trajet n’est ni hors du monde ni solitaire : son chronotope eschatologique, unissant temps et espace en les mesurant par le don et la louange, se définit par l’orientation vers Dieu mais englobe l’espace proche et ecclésial, la polyphonie des relations créées : le fidèle loue et sacrifie, non comme autonome mais par le Christ et en une communauté doxologique dont l’entrée en Dieu exige l’intensification. Il relie monde et sur-monde, terre familière et espace étranger, révèle la situation du fidèle en et vers Dieu, pèlerin et citoyen céleste, ni chauvin ni sage cosmopolite refusant la spécificité du lieu : la citoyenneté liturgique n’est ni élitaire ni contractuelle : tout fidèle est situé par sa relation au don et implore d’en être digne. Le rite extirpe le monde de sa mondanéité en le transfigurant par l’offrande en la paix qu’est le Christ, don de la communauté sacrée qui transcende et consomme espace et temps, lieu d’échange rédempteur entre passé, présent et futur, qui remplace le temps spatial linéaire, clos sur lui-même. L’Incarnation extirpe nos dons d’une accumulation linéaire défiant le temps, pour nous insérer en l’échange trinitaire ; l’entrée en Dieu nous fait sujets vrais, c’est-à-dire donneurs. En exprimant notre désir de Dieu, nous Le recevons en notre humanité transformée ; l’offrande du Christ résout l’aporie du don comme celle de la liturgie, l’homme déchu étant incapable de louange alors que cet acte le définit. Ce qui est reçu comme don – notre être – ne l’est pas cognitivement ni n’est possédé, mais doit être offert, ni par annihilation ni par calcul, mais pour prolonger la relationalité pacifiante reçue en une vie de grâce et de louange, elle-même reçue. Ce don ne fuit pas la mort mais l’accepte, donc est donateur de vie. La mort n’est plus l’opposé de la vie mais s’intègre à notre vie corporelle que nous offrons en prière – économie de résurrection figurée par l’encens qui s’exprime en se consumant.

À rebours de la théorie nécrophile du signe, prônant une relation directe du signifiant au référent sans médiation culturelle du signifié, le signe rituel participe au mystère qu’il signifie et révèle, et conserve une latence de mystère. L’Eucharistie, possibilité ultime de sens, n’invite pas à la cohérence logique mais à l’intelligibilité secrète, stimulant une relation réelle, un savoir non possessif. Elle obéit au mode de présence du signe qu’est le secret, intermédiaire entre connu et inconnu, qui induit une attitude optative face au réel, qui est plus que ce qu’il n’est. Le signe eucharistique, au contraire de sa parodie absolutiste, s’efface pour signifier ce qui est sous lui : manger le pain signifie se nourrir spirituellement du Corps. Le traitement thomiste de l’Eucharistie amène les catégories de substance et d’accident au point de rupture, marquant la priorité, pour l’être créé, de sa relation avec le Créateur. La substantialité n’est pas détruite mais formée par sa reprise en Dieu seul auto-suffisant. Les accidents ne sont plus soutenus que par leur participation directe à l’être du Corps auquel ils sont joints comme ses manifestations signifiantes : ici culmine l’excès de l’existence sur l’essence propre, s’abolit la distinction entre res et signe : sens et référent coïncident dans Hoc est corpus meum. Le signifié n’est pas l’autre du langage mais y est récapitulé, et l’Eucharistie, en interprétant le réel comme signe, nous met plus que jamais dans le langage qu’elle rend possible ; en portant à l’extrême le secret, l’incertitude et la discontinuité de tout signe, elle permet la confiance aux signes. Le rite déjoue l’opposition entre présence permanente et absence morbide au profit de la présence extatique du Christ en les signes, qui n’arrêtent pas le regard mais donnent une direction à transmettre par la foi : l’inconnu n’est pas assimilé au connu ou au néant mais atteint analogiquement comme mystère ouvert non appropriable. Hors cette plénitude, les signes sont vides : sans la foi, Derrida a raison, et seule la résurrection, répétition non identique qui empêche toute fétichisation des biens, permet cet espace de l’histoire entre connu et inconnu, redécouverte constante de la proportion positive, mais inanalysable, entre temps et éternité, et par là, l’accueil réel, en notre identité, de l’autre et de l’événement, contre l’enfermement dans l’illusion de la mêmeté.

Le langage signifie un mystère bienfaisant révélé, inclus en le signe théologique comme don et relationalité. Le signe eucharistique ne s’arrête pas à son sens propre mais au sacrifice offert en l’espoir d’une offrande future, témoignant du signe qu’est l’Église, Épouse, peuple, corps, dispersée dans le temps comme don, paix, possibilité de futur. L’état séculier s’attribue ce signe en parodiant la sempiternalité du corps eucharistique, mais il obéit aux dichotomies présence/absence, mort/vie, actif/passif, interprétant la puissance comme extrême de la présence ou invisibilité d’une idéalité intemporelle, sans la médiation du secret. La métaphysique et sa variante nihiliste dépersonnalisée, les absolus de la domination et de la déréliction, s’identifient dialectiquement en la permanence, de l’équivalence objectivée ou du rien ; les gestes de la modernité et de la postmodernité sont des sacrements de l’infinité du manque face auxquels l’attitude liturgique restaure le sujet et le langage par une intégration du futur à la vérité qui prolonge la récollection platonicienne, qui n’était pas pure introspection, nostalgie d’une vérité séparée, mais indiquait par l’inspiration et l’eros la prospective et la différence. Mais le reditus chrétien ne sort pas du temps mais est un trajet interpersonnel vers l’entrée de Dieu en notre corps : l’assomption chrétienne du futur et du passé assure la priorité vraie de la médiation humaine et forme le soi par le voyage. L’Église apporte à l’analyse de Platon la communauté qui lui manquait pour combiner l’espace relationnel avec le temps assumé par l’éternité. La vérité est un événement temporel, vérité d’un homme qui est propagée relationnellement par la tradition et réalisée en nos vies. L’Eucharistie donne le plein sens du temps comme don, optimum de signification manifesté à l’intérieur du monde.

Conclusion : la liturgie contre la modernité spatiale

Suivant Platon, qui liait les désordres de la cité et de l’âme, l’auteur a décrit l’évolution parallèle, théorique et pratique, des structures esthétiques, familiales, économiques, civiques, juridiques. La perte du doxologique fait place à un immanentisme antirituel ; l’ontologie athéologique de la formalité scotiste soumet le mystère à l’épistémologie. Objet et sujet sont volés à la vie, ne référant à rien au-delà d’eux, saisis immédiatement en un espace homogène excluant la corporéité et la subjectivité humaines. La facilité de ce savoir suggère que les opérations prédictibles, la maîtrise panoptique du donné, sont la relation première et vraie au monde. Cette mort et ce vide subjectifs culminent en l’illusion technologique, numérisant la culture ; la spatialisation du réel et du sujet s’étend au langage, devenu l’opposé de la liturgie, stockage d’un réel insensé, soumettant l’action à la possession individualiste et aux lois du marché. La postmodernité prolonge paradoxalement ces cités spatiales, révélant le nihilisme caché sous leur prétention à la clarté ; le primat du néant et de l’absence prolonge dialectiquement l’idéal sécuritaire de la présence par abdication devant l’objet abstrait, laissant un sujet égal à soi, objectivé donc annulé, sans désir spécifique. Derrida prétendait que, de Platon à Descartes, sévissait un logocentrisme métaphysique de la présence inspiré par des mythes de transcendance. Or l’oralité socratique s’ancre en la louange temporelle du Bien, raison et sens ultime du langage ; le mythe combattit la cité technocratique, dogmatiquement rationaliste, anti-érotique et anti-corporelle. La mathesis ne vient pas du platonisme mais de l’ambition sophistique.

Seule la confiance doxologique envers une source donatrice restaure le sens perdu dans la marchandisation des échanges. Cœur de la cité liturgique médiévale, le rite romain comporte une remise en cause radicale des modèles séculiers d’efficacité, une critique rédemptrice des séparations entre monde et sur-monde, vie et mort, chose et signe. Par l’action de grâce, la confession, l’anticipation et la répétition, il décrit un mode narratif de savoir référant le connu à ce qui outrepasse notre analyse, remplace les hypothèses déconstituantes de l’autonomie et de la certitude épistémologique par une identité analogique, ouverte mais cohérente, remise à autrui pour une plénitude, déjouant par l’échange l’alternative entre autonomie et passivité. Don de Dieu et sacrifice à Lui, le langage rituel subvertit les dichotomies séculières : oral et écrit, intérieur et extérieur, sujet et objet, dans et par une transfiguration du chronotope joignant espace et temps en le don ecclésial de la paix. Les signes rituels, à la fois res et figures, reçus dans et par leur transmission, montrent la relationalité du subjectif. Avec la prière critique, la priorité de l’objectivité et la subordination de la louange aux instruments étatiques, le réel n’est plus vu comme donné mais comme don. Si le signe derridien évacue le corps, la lecture doxologique du sens met en valeur et le signe et le corps, liés suprêmement en l’Eucharistie. Au contraire, la sophistication d’un langage opposant vie et mort, pervertit la vie civique : une cité cantonnée à l’immanence spatiale est une necropolis refusant la liturgie, réduisant le langage à une décoration anodine du réel.

Si on pourra trouver quelques généralisations hâtives, cet ouvrage fournit une lecture et une critique impressionnantes de la modernité et de la postmodernité par le paradigme liturgique. Mais il faut interroger les excès de sa tendance à absorber l’ordre naturel dans l’ordre surnaturel : c’est, assurément, l’objet de la Rédemption, mais son effet n’est pas achevé, et l’homme, même in concreto, reste d’une nature déchue, bien que promise à la régénération. La distinction entre nature et grâce, entre espace sauvé et espace non-sauvé, demeure ; même chez Augustin, que l’on sent sous-jacent, l’âme franchit dynamiquement les échelons du droit naturel. Car s’il n’y a pas de création gémissant d’être séparée de Dieu, il n’y a pas non plus d’action discernable de Dieu, ni de surnaturel. La grâce ne détruit pas la nature, mais la transfigure-t-elle sans marquer un point de rupture, un arrachement à soi et au monde, une ascèse ? En ne distinguant pas assez, on risque de séparer et d’exclure toute sorte de « méthode d’immanence » [1] décrivant l’œuvre salvifique de la Croix, drame non réductible à l’évolution de nos rapports au réel, mais inscrit dans le réel lui-même. Le rôle central de la Croix est noté, mais sans marquer qu’il est dynamique et n’enlève pas la douleur du péché, la lutte contre les forces de séparation entre sacré et profane. En outre, on voit mal, dans cette perspective, pourquoi Dieu a voulu l’autonomie des causes secondes.

Enfin, l’auteur garde le sillage de l’opposition post-heideggérienne à la métaphysique de la présence ; or, si la béatitude promise comporte un aspect dynamique, de gloire en gloire, l’opposition présence/absence, vie/mort, n’est pas dénuée de pertinence : il est sain de préférer la vie à la mort, de souhaiter voir l’énigme de la foi se lever. Certes c’est la version purement séculière de ces tensions que critique l’auteur, mais sans guère montrer comment la Rédemption y répond, certes en les rectifiant. Ces remarques ne veulent pas diminuer les magnifiques perspectives transversales ouvertes et développées par ce livre.

Jérôme Levie, ancien élève à l’École Normale Supérieure, poursuit actuellement une thèse de physique théorique et une maîtrise de philosophie.

[1] On songe ici à Blondel, mais aussi au passage par la finitude prôné par Emmanuel Falque dans ce numéro.

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