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Ce mystère qui juge celui qui le juge

Jean-Luc Marion

Celui qui approche de la Résurrection, quand il aurait renoncé à se défaire trop aisément des récits évangéliques [1], doit encore affronter cette question : comment concevoir l’apparition du Ressuscité ? Entre la découverte d’une sorte d’espace irréductible à toute dissolution historisante, et la mise au jour de ce qui pourrait s’y manifester, le pas reste à franchir, qui nous mènerait d’une présence “ en creux ” à la Parousie “ de la surabondante gloire ” de Dieu (2 Co 3, 10). Ce pas, il ne nous sera jamais donné de le risquer si nous refusons de penser l’impensable fait de la Résurrection : alors dans le repli d’une pensée devenue négative, il pourra nous être donné non de juger de la Résurrection, mais d’être jugés par Celui qui “ reviendra dans la gloire juger les vivants et les morts ” parce que “ le troisième jour il est ressuscité des morts, d’une véritable résurrection de la chair ” [2].

L’irruption du fait

Il faut poser tout de suite, avec une netteté violente, contre tout affadissement “ pastoral ” et toute menée journalistique, que la prédication de la Résurrection porte, dès l’abord, sur un fait ; un fait “ touchant un certain Jésus, qui est mort, dont Paul affirme qu’il vit ” (Ac 25, 19) ; comme on l’a souvent souligné, la Résurrection du Christ n’intervient pas après coup, comme pour cristalliser une foi toute “ intérieure ” ; au contraire le fait seul ouvre à la foi ce lieu intérieur où elle peut vivre ; la foi ne cherche point, faiblissante, à s’appuyer sur un fait lui-même reconstruit : comment aurait-elle pu penser quelque chose comme la Résurrection, alors que c’est précisément la Résurrection qui lui (re)donne tout à penser ? Il y a loin entre cette Résurrection, dont les Juifs débattaient entre eux (Ac 23, 6-10 ; Mt 22, 23), et cette nouveauté scandaleusement radicale qui reprend tout à nouveaux frais ; quiconque soutient que les apôtres imaginèrent la Résurrection devra toujours expliquer comment “ des gens sans instruction ni culture ” (Ac 4, 13) précisément n’imaginèrent pas un mythe médiocre, mais pensèrent une telle impensable théologie ; car enfin “ les choses concernant Dieu sont d’auprès de Dieu ” [3]. Les apôtres ne pensent point que le Christ est ressuscité parce qu’il serait (mais comment, sinon en rêve ?) en eux ; c’est parce que “ le Seigneur est vraiment ressuscité ” (Lc 24, 34) qu’ils constatent, dans la prière, que “ Dieu est vraiment parmi (eux) ” (1 Co 14, 25) [4].

Que les apôtres aient réclamé un fait pour croire, deux points le soulignent. - Premièrement, les récits évangéliques nous livrent une suite de faits qui loin de se confondre avec la foi ne l’entraînent justement pas ; ainsi le tombeau vide inspire la terreur, ou bien conduit au contre-sens (Jn 20, 13 : Marie pense qu’on a dérobé, le corps) ; pour que le fait brut prenne une valeur de foi, il faut qu’intervienne justement autre chose que lui : devant le même fait, les pharisiens accréditent la contradiction du cadavre dérobé (Mt 28, 10-15) et Jean “ vit et crut ” (Jn 20, 18) alors que Pierre reste, là encore, en retrait. Pareillement, quand le Christ glorieux se donne “ à toucher et à voir ” (Lc 24, 39) dans la facticité d’une vulgaire chose, en un sens, il ne fait qu’accroître la difficulté qu’éprouvent les apôtres à passer du fait donné à la foi qu’ils doivent lui rendre, “ refusant à croire dans leur joie même, tant ils étaient ébahis ” (Lc 24, 41). Les annonces angéliques, les pèlerins d’Emmaüs, Thomas ne font pas exception ; le fait précède la foi, aussi ne suffit-elle pas à le fonder ; c’est pourquoi le fait peut rester méconnu par ceux qui refusent la grâce de la reconnaissance. - Secondement, la Résurrection doit, dans la première prédication apostolique, avoir autant de facticité brutale que le fait de la mort en croix de Jésus le nazaréen ; de même que la mort fut publique - “ car cela ne s’est pas passé dans un petit coin ” (Lc 24, 18 ; Ac 26,26), tout de même la prédication rend publique “ en Jésus la résurrection d’entre les morts ” (Ac 4, 2) ; toute la prédication consistant à surdéterminer le fait, ô combien réel, de la scandaleuse déconfiture de la croix, par la Résurrection - “ Jésus le nazaréen, cet homme (... ) qui avait été livré selon le dessein bien arrêté et la prescience de Dieu, vous l’avez pris et fait mourir en le clouant à la croix par la main des impies, mais Dieu l’a ressuscité, le délivrant des affres de l’Hadès ” (Ac 2, 22-23 ; cf 2, 32 ; 3, 15 ; 4, 10, etc), il aurait été inconcevable que le second fait restât en-deçà du premier ; car immédiatement, non seulement Dieu serait menteur, puisque c’est “ le Dieu de nos pères (qui) a ressuscité ce Jésus que, vous, vous avez fait mourir en le suspendant au gibet ” (Ac 5, 30), mais encore il n’y aurait rien à annoncer, il n’y aurait qu’à cacher sa honte et oublier son espoir déçu. L’annonce du Christ n’est bonne nouvelle que parce qu’on annonce le Christ à partir de sa Résurrection : “ annoncer la bonne nouvelle de Jésus et sa Résurrection ” (Ac 17, 18) cesserait d’être une bonne nouvelle en cessant d’être tout simplement la nouvelle de quelque chose.

Les dés sont pipés

Dire pourtant que la Résurrection est un fait historique ne nous fait pas comprendre le fait où elle s’inscrit, peut-être parce que la Résurrection n’est pas un fait comme les autres, même si elle se donne aussi de cette sorte. Il ne saurait y avoir d’annonce de l’événement pascal sans un fait qui l’accompagne ; la Résurrection, comme nouvelle annoncée, détermine encore la manière même de l’annoncer, à savoir qu’on doit l’annoncer (Ac 4, 19) ; annonce qui a pour nom témoignage : “ Ce Jésus, Dieu l’a ressuscité, ce dont nous sommes tous témoins ” (Ac 2, 32 ; 2, 40 ; 3, 15 ; 20, 40 ; 22, 15 ; 23, 11). Le témoignage ne s’adjoint pas comme après coup, à un fait indifférent à cette manière d’attestation ; au contraire, parce que le fait en question est justement la Résurrection, il convient de lui donner des témoins (Ac 1, 23) qui puissent lui rendre témoignage. Le fait se dégage pour ainsi dire de sa seule factualité pour se façonner des témoins au lieu de dépendre de leur mauvaise volonté ; contrairement à un événement (même important) de nos vies courantes, où les témoins nous présentent le fait, ici le fait lui-même nous présente ses témoins : le Christ n’est pas apparu à tout le peuple, “ mais à des témoins choisis d’avance par Dieu, nous ” (Ac 10, 30) ; ce choix qu’exerce le fait peut d’ailleurs seul faire comprendre que Paul, sans avoir connu le Christ selon la chair, se place lui-même parmi les apôtres (1 Co 15, 8). Devant un rapport aussi étroit, deux attitudes deviennent possibles ; ou bien, en reprenant comme nous le ferons plus bas la “ grande puissance ” (Ac 4, 33) de ce témoignage à partir de la révélation trinitaire, il devient visible, que, comme c’est le Père qui donne au Fils de ressusciter (Ph 2, 9-11), et de se manifester (Ac 10, 40), de même c’est le Fils qui assure le témoignage (Mc 16, 20 ; 1 Co 1, 6) rendu de sa Résurrection, pour que les témoins soient assimilés, eux, à l’Esprit (Ac 5, 32 ; 15, 28). Cela nous pouvons le dire, sans encore le penser. Ou bien on raisonnera de la sorte : comme le fait de la Résurrection n’apparaît qu’en étroite relation avec le témoignage que l’on en donne ; comme le Christ, selon ces témoins mêmes, ne s’est jamais manifesté qu’à ceux qui, maintenant, ont foi en Lui ; comme ceux qui ont cette foi, ne peuvent présenter le fait qu’ils lui prétendent sous-jacent autrement que déjà reçu dans la foi, donc “ invérifiable ” pour qui n’a pas cette même foi, le fait et la foi se confondent. Le fait n’est rien d’autre que la foi au fait. Il ne reste alors plus qu’à disqualifier la foi (en l’expliquant par tout sauf par le fait lui-même), comme s’amuse avec constance à le faire la tradition dite “ rationaliste ” ; ou bien, à sauver la foi en disqualifiant le fait (comme “ preuve ” par trop grossière, venue corrompre après coup une foi toute intérieure etc.), comme Bultmann l’enseigna. Il ne reste, à la suite de cette réduction, qu’à récuser la foi comme fondement d’une connaissance historique valable, et, avec délices, on peut enfin renvoyer la Résurrection au magasin surabondant des mythes attendrissants et inoffensifs. Que s’est-il passé ? L’attaque semble porter sur la validité des documents historiques qui pourraient nous attester le fait de la Résurrection ; et de dénombrer les discordances entre les récits évangéliques ; mais une telle discordance, outre qu’elle suppose une multiplicité de témoignages de sources diverses, et assure la quantité du matériau historique, n’a rien d’une faiblesse, au contraire ; une simple affabulation n’aurait pas encouru le risque d’une telle “ discordance concordante ”. Peut-être sont-ce les témoins que l’on récusera : il ne convient pas de s’en remettre à des témoignages humains pour décider “ scientifiquement ” de la réalité historique d’un événement tel que la Résurrection. Cet argument, qui finalement pèse d’un si grand poids entre les présupposés bultmanniens, revient à dire : la connaissance historique exige une certitude du même type que celles des autres connaissances ; or précisément, l’historien, dans tous les cas, doit s’en remettre à des témoignages (parlés, écrits, matériels, etc.) qui, jamais, ne lui permettront de reproduire devant lui l’événement à connaître ; au mieux il pourra le reconstituer : et toujours de seconde main [5]. Nous avons autant de témoins de la Résurrection du Christ que de la mort de Napoléon, et aussi discordants (ne serait-ce que sur l’attitude religieuse de l’empereur mourant) : qui mettra en doute la mort de Napoléon ? En fait, la question ne porte pas sur les conditions, satisfaisantes ou non, selon lesquelles le matériau historique nous parvient, mais sur ce qui pourrait bien être connu grâce à ces témoignages ; le débat qui semble constituer la possibilité pour la science historique (Historie, dit l’allemand) de connaître la Résurrection, provient de l’impossibilité présupposée d’admettre dans l’Histoire (Geschichte) un fait de cette sorte [6]. Les dés sont pipés : pour concevoir le fait au simple niveau de la science historique (Historie), suivant la cohérence de témoignages aussi valides que d’autres, il faut admettre que le champ de l’Histoire (Geschichte) peut recevoir un fait tel ; la Résurrection impose, au simple niveau de l’enquête, qu’on ne restreigne pas a priori la dimension de l’Histoire ; si l’on se refuse à faire éclater le cadre d’une Histoire que nous voudrions déterminée à jamais, il reste à disloquer la cohérence du matériau historique concernant la Résurrection ; ainsi tous ceux qui interdisaient à l’histoire de recevoir en fait le transcendant, s’imposent la dissolution (avec l’arbitraire et infinie ingéniosité des hypothèses “ scientifiques ”) du matériau historique. Tant que l’on n’accueille pas le fait de la Résurrection comme possible, ce préjugé commande et disqualifie toute l’enquête historique. Mais précisément, admettre la possibilité de la Résurrection signifie déjà en termes quasi-leibniziens, que la Résurrection est tout simplement admise.

Preuve d’elle-même

Si on admet la possibilité de la Résurrection comme événement, ce fait doit, faisant éclater ce que nous connaissons, mesurer à nouveau toute chose ; si nous mesurons le fait à notre mesure, comme ce fait, pour rester un fait, doit “ tout ” (Mt 28, 18-20) reprendre, y compris notre propre mesure, nous manquons tout ; il nous faut au contraire pour atteindre au fait historique lui-même (enquête de la science historique) nous laisser “ mesurer à la règle que Dieu nous a assignée pour mesure ” (2 Co 10, 13) : il faut se laisser mesurer par la Résurrection pour garder la possibilité même de la rencontrer comme fait historique. En ce sens aussi “ selon la mesure dont nous mesurerons, nous serons mesurés ” (Mt 7, 2). Se laisser mesurer par la Résurrection elle-même, les témoins l’ont en propre, qui, comme Paul, sont “ pris en mains d’avance ” (Ac 22, 14 ; 26, 16) pour témoigner. Ce qui ne signifie surtout pas une exaltation folle, mais tient à la structure même du témoignage [7] : dans tous les domaines, celui qui comprend un fait ne le peut interpréter qu’en se laissant interpréter lui-même ; la démonstration mathématique ou l’expérience physique ne valent que pour celui qui “ s’est fait ” aux mathématiques ou à la physique ; plus le fait déploie d’autorité suffisante et de cohérence, plus le témoin doit “ s’y faire ” : il faut apprendre à voir un tableau, se laisser pénétrer d’une émotion amoureuse ; l’engagement qu’exige ainsi le fait croît à la mesure de sa splendeur ; un fait qui n’exige aucun témoin existe peut-être, mais reste sans portée aucune ; un fait absolu s’empare absolument de ses témoins. Tel est précisément le cas des apôtres : pénétrés de part en part du fait de la Résurrection, ils n’en témoignent que parce qu’en eux c’est “ Dieu qui adjoint son témoignage ” (He 2, 4). Ainsi seulement, le témoin, se laissant mesurer à la démesure de l’Esprit manifesté dans le fait de la Résurrection (Jn 3, 34), peut-il aller jusqu’au témoignage parfait : le “ martyre ” qu’inaugure Étienne (Ac 7) fait correspondre au fait absolu de la Résurrection l’absolu de l’attestation.

Le fait de la Résurrection inscrit dans l’histoire, ne peut être reçu que si la science historique accepte d’en recevoir la capacité [8]. La critique se condamne au criticisme, qui commence par demander une preuve de la Résurrection. Prouver la Résurrection serait (en écartant l’hypothèse de la reproduction, impensable pour toute science historique) la déduire des principes ; ou bien ces principes restent inconnus, et la “ démonstration ” n’avance pas ; ou bien de principes connus on déduira un fait ; mais ce fait, fondé sur des principes qui “ ne transcendent pas la raison humaine, et ne sont donc pas à même de fonder la foi en la Résurrection, qui, elle, excède la raison humaine ” [9], ne serait pas la Résurrection  : si la Résurrection a un sens, elle dépasse et inaugure un autre temps de l’Histoire que celui de “ l’Histoire telle qu’elle nous est connue ” [10] ; aussi prétendre la comprendre parmi ce “ qui est croyable pour nous ” [11] conduit ou bien à ne rien en garder, ou bien à garder quelque chose sans aucun rapport avec la Résurrection : ainsi, un certain Ressuscité qui n’inaugurerait pas la Résurrection ; qu’on ne puisse “ prouver ” la Résurrection n’infirme pas le fait de la Résurrection mais le confirme et lui appartient indissolublement  ; prouver ce fait serait le penser à partir d’autre chose que lui-même, donc le disqualifier, puisque c’est lui seul qui “ prouve ” tout le reste ; la science historique ne démontrera le fait qu’en cessant de le juger à partir d’une Histoire dont les conditions communes seraient érigées en lois irréfragables, et en recevant du fait un jugement sur la science historique comme sur l’Histoire elle-même. La seule preuve possible de la Résurrection, qui ne réduise pas la Résurrection aux données que précisément elle dépasse, ne pourra être que le Ressuscité lui-même ; le retournement méthodologique se fonde ici dans la “ conversion ” (Jn 20, 16) spirituelle. Seul le Christ peut prouver la Résurrection qu’Il inaugure :

Il ne consent pas à tomber sous le coup de l’épreuve d’une preuve ; ni ne supporte que ses auditeurs l’examinent à coup de preuves. Car il veut que la dignité de son origine et que son bon aloi soient crus à cause de Celui-là même qui l’a envoyé. (...)
Envoyé avec autorité, très valablement il refuse qu’on exige la démonstration de ses discours, puisqu’il n’y a pas de démonstration en marge de la vérité-même qui est Dieu. [12]

Le seul à donner une “ preuve ” du nouveau monde qu’il inaugure ne peut être que celui qui l’inaugure ; l’autorité de soi-même s’achève en la Résurrection de soi-même ; nous, qui ne sommes point encore sauvés, sinon en espérance (Rm 8, 24) ne pouvons juger de la Résurrection, à moins de nous en remettre au seul qui la connaisse, parce qu’Il l’inaugure comme “ premier ressuscité d’entre les morts ” (Ac 26, 23) ; dans ce cas, il faut mesurer le matériau de la science historique non à partir de nous (et de notre Histoire) mais à partir du Ressuscité (et de l’Economie) : “ c’est Lui qui est, dès lors, lui-même la foi et la démonstration de Lui-même comme de toutes choses ” [13]. Le Christ ne nous donne de preuve que Lui-même ; quant aux “ nombreux indices ” (Ac 1, 13) qu’Il renouvelle à ses apôtres, ils ne valent que jugés par la preuve de soi qu’est le Ressuscité. Le dilemme ne se situe donc plus entre le fait et la foi (qui devrait y suppléer), mais entre le fait que seule peut supporter la foi [14] et la dissolution arbitraire autant que nécessaire du matériau historique : seule la foi en récapitulant (Ep 1, 10), sous le chef du Christ, le matériau historique, peut lui faire atteindre la cohérence d’un fait. Seule la foi en l’ “ historicité ” de la Résurrection évite que la mauvaise foi historisante ne se retourne contre son matériau historique, ne s’affranchisse qu’en se détruisant.

La question de l’approche historique du fait de la Résurrection se trouve à ce point déterminée par la qualité du fait à retrouver, que la méthode historique doit, dès son humble niveau, se laisser juger par le Ressuscité. Et le refus d’un tel jugement constitue lui-même un jugement - celui de la condamnation. Dès lors, la dernière question se formule : suis-je prêt à admettre que Dieu puisse intervenir dans l’histoire au point de la modifier de fond en comble jusqu’à y installer quelque chose comme la Résurrection, et ceci en la personne inaugurale du Ressuscité ? En d’autres termes, est-ce à l’Histoire, donc à moi, à juger Dieu, ou au Christ à juger l’Histoire, en une Économie récapitulée en Lui (Ép 1, 9-10) ? Ce qui, au début même de la prédication apostolique se rencontre dans cette question : “ pourquoi juge-t-on parmi vous qu’il est incroyable que Dieu ressuscite les morts ? ” (Ac 26, 6) ; juger contre la Résurrection, c’est se soumettre encore au “ jugement de la Résurrection ” (Jn 5, 29). Mais comprendre pourquoi il ne faut juger contre et à la place du Dieu “ qui fait mourir et vivre, qui fait descendre du Shéol et y remonter ” (1 S 2, 6), nous ne le pourrons qu’en contemplant d’abord comment “ le Père ne juge personne mais tout jugement a été remis au Fils ” (Jn 5, 21).

Le juge sur la sellette

La catégorie du jugement (Jn 5, 45) n’intervient dans le débat sur les modalités d’approche de la Résurrection qu’autant que la Résurrection elle-même consiste en un jugement : notre mode d’investigation reste à penser, comme jugement épistémologique, à partir du jugement qu’achève la Résurrection - jugement théologique décidant de la mort (Am 6, 18) parce que lui seul instaure dans la vie (Is 11, 10-11).

Ce jugement devait venir du Fils de l’homme (Dn 7, 13-14), dont “ l’empire est empire à jamais ” : titre que ne revendique le Christ (Jn 3, 13 ; 5, 27) que pour immédiatement dire que Dieu ne “ juge personne ” (Jn 5, 22) ; non que le Père renonce à juger, mais son jugement ne s’exerce point sans se donner ; car de même que le Père “ a tant aimé le monde qu’Il a donné son Fils unique ” (Jn 3, 16), et qu’Il “ n’a pas envoyé le Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé, par celui-ci ” (Jn 3, 17), - de même le jugement du Père est remis au Fils, l’Incarnation vit du don trinitaire : le Père ne retient rien pour lui-même ; dès avant la Résurrection (Mt 28, 18), il “ a remis au Fils l’autorité de faire jugement, car il est le Fils de l’homme ” (Jn 5, 27). Aussi le Fils, trinitairement, ne peut garder pour lui un jugement dont l’autorité ne (lui) vient que de ce qu’il “ ne vient pas en son nom ” mais “ au nom du Père ” (5, 43) ; le péché le ferait précisément parler de son propre fonds, au lieu de renvoyer sans cesse au Père, qui, pour le Fils, “ cherche cette gloire et juge ” (Jn 8, 50) - précisément parce que le Fils ne se glorifie pas lui-même. Le Christ s’en remet au Père parce que le Père s’en remet de toute éternité à lui ; et le jugement du Fils ne vaut que parce qu’il se veut seulement jugement du Père. Le Fils de l’homme ne reçoit toute autorité “ en matière de jugement ” que parce qu’il “ va vers le Père ” (Jn 16, 8-9) : dès lors le visage du Fils de l’Homme ne nous révèle celui dit Père (eidos, Jn 5, 38) qu’en acceptant, comme Agneau de Dieu (Jn 1, 29) immolé, que “ son visage perde toute gloire aux yeux des hommes ” (Is 52, 14 d’après la version grecque des Septante) ; la conjonction paradoxale [15] du Serviteur souffrant et du Fils de l’Homme éclaire seule le rapport johannique de la parole et du jugement : comme l’autorité du Fils ne lui vient que de ce qu’Il se confie absolument au Père, son jugement ne saurait, en un sens, dépendre de lui ; que le Fils refuse d’appuyer sur lui-même sa parole, (Jn 8, 28) signifie en même temps que jamais il ne se fait juge lui-même, mais que pourtant toujours sa Parole juge ; c’est précisément parce qu’il “ ne parle pas de (lui-) même (Jn 12, 49) que “ celui qui le méprise et n’accueille point ses paroles, celui-là a son juge : la Parole qu’il a dite le jugera au dernier jour ” (Jn 12, 48). De même que le Père “ donne toute autorité ” au Fils de l’Homme (exousia, LXX Dn 7 14 ; Jn 5, 27 ; Mt 28, 18), de même le Fils “ ne fait rien de lui-même, mais comme le Père le lui a enseigné ” (Jn 8, 28), se livrant comme Serviteur souffrant. Quand donc Il confie son jugement à la “ Parole de Dieu (... ) qui juge les désirs et les pensées des cœurs ” (He 4, 12), du même élan Il en assure définitivement, parce que trinitairement, l’autorité et se dépouille de toute gloire qui viendrait des hommes sans venir du Père (Jn 3, 19) ; mais comme parole incarnée, les deux faces du même jugement ne concernent les paroles qu’en présupposant le Logos fait chair ; la croix sera donc le moment où, parce que le Christ est jugé (condamné), Il juge absolument le monde qui croit le juger : le jugement des hommes (Jn 18, 31) n’est que la face obscure de la gloire éclatante du Jugement que le Père donne au Fils (Jn 16, 11). La passion et la Résurrection n’ont de sens qu’à partir du jugement lui-même jugé ; la Résurrection ne “ rétablissant pas seulement la justice ” mais déployant aussi bien que la croix, la même conjonction : la méconnaissance de celui qui, crucifié, est toujours “ déjà ” (Jn 3, 18) glorifié ne fait qu’un avec une reconnaissance toujours encore à faire du Ressuscité comme crucifié.

Le Christ ne reçoit jamais de jugement (Jn 18, 3 “ jugez-le suivant votre loi ”) sans en exercer un (Mt 27, 19, “ qu’il n’y ait rien entre toi et ce juste ”) au même moment et d’un même et unique geste. C’est le fait précis de se laisser juger qui lui assure de juger ; les juifs ne lui demandent cette fausse affirmation de sa divinité - “ se sauver soi-même ” (Mt 27, 40, et par.) - qu’en méconnaissant que la seule affirmation valide du témoignage “ porté sur soi-même ” (Jn 8, 18) repose sur le report du moi du Fils à l’envoi du Père ; le Christ ne se sauve qu’en se laissant sauver ; aussi ne vise-t-il qu’à “ témoigner devant Ponce-Pilate qu’il rend parfaitement grâce ” (1 Ti 6, 13) au Père ; action de grâce qui, ayant scandé l’annonce du royaume (Mt 11, 25 ; Lc 10, 12 ; Mt 10, 32 ; Lc 12, 8 ; Jn 9, 22) l’accomplit ici, pour que le Père la retourne au Christ, faisant que “ toute langue confesse que Jésus-Christ est Seigneur pour la gloire de Dieu le Père ” (Ph 2, 11). Au moment où les Juifs le jugent, le Père le juge en le glorifiant ; si Matthieu (27,55) et Marc (15, 40) rapportent que le centurion confesse que “ vraiment, celui-ci était le Fils de Dieu ”, Luc (23, 48) ne dit pas moins en y substituant : “ réellement, cet homme était un juste, car ainsi c’est le jugement du Père qui intervient au moment exact où les hommes promulguent leur jugement. Le même instant concentre en lui et l’absolue méconnaissance, et la plus manifeste évidence ; comme le Fils “ s’est livré à celui qui juge avec justice ” (2 P 2, 23), il reçoit du Père sa glorification : le moment de la mort coïncide avec celui du jugement, non seulement à cause des signes apocalyptiques (Mt 27, 51 préparé par l’orchestration de tout Mt 24), mais parce que la gloire rendue au Père par le Fils révèle la splendeur trinitaire du Père glorifiant le Fils (Jn 17, 1) : l’effusion de l’Esprit (Jn 19, 30) témoigne que jamais le Fils n’a rompu l’unité trinitaire, mais, du même coup, que jamais le Père n’a donné autant l’Esprit au Fils ; c’est pourquoi la croix qui énonce (trinitairement) Dieu, “ croix théologienne ” [16] répand selon l’Économie l’Esprit (Jn 19, 34-35).

La seule révision du procès du Christ qui soit adéquate a donc déjà eu lieu : c’est la Résurrection. Révision du jugement que seule peut accorder la vision, qu’a le Père, du Jugement. Ainsi, que le Christ reçoive sa Résurrection du Père (“ qui a ressuscité des morts Jésus le Seigneur ” (Rm 4, 24), cf. Rm 6, 4), ne l’empêche surtout pas, puisque, trinitairement, c’est par “ l’Esprit de celui qui l’a ressuscité des morts ” (Ro 8, 11) qu’Il ressuscite, d’être Lui-même “ la Résurrection et la vie ” (Jn 11, 25). La “ Royauté en elle-même ” [17] tient son absolue suffisance de son absolue dépendance . le jugement qu’exerce dans l’incarnation le Christ, découle du Jugement, que, dans la Trinité, il reçoit sans cesse du Père, pour, en l’Esprit, s’y conformer dans l’adoration. L’indissolubilité de ces deux jugements, comme elle, tient à la Résurrection, détermine de fond en comble l’annonce même de la Résurrection ; les apôtres, parce qu’ils annonçaient le Jugement du jugement (Ac 2, 22-23, 32), à savoir “ Jésus-Christ, qui est mort, mais bien plutôt qui fut ressuscité ” (Rm 8, 34), réfutaient tout jugement qui ne soit point le Jugement même : “ C’est Dieu qui juge ; qui jugera contre moi ? ” (Rm 8, 33) [18]. A partir de quoi, associés à la Résurrection même du Christ, leur annonce de l’événement historique leur impose l’épreuve spirituelle même du Christ : d’une part, ils sont jugés par les Juifs, en toute injustice “ puisqu’aujourd’hui nous sommes cités en jugement pour le bien que nous avons fait à un infirme ” (Ac 4, 9) - bien fait “ au nom de Jésus-Christ le nazaréen ” (Ac 3, 6) et par la puissance de la Résurrection ; d’autre part, porteurs du Jugement, ils l’exercent devant ceux qui les prétendent juger, “ jugez donc s’il est juste devant Dieu de vous écouter, vous, plutôt que Dieu ” (Ac 4, 19). La question de la prédication reproduit la question du Christ, qui juge, et qui est jugé :

Jésus, que vous avez livré à la face de Pilate qui jugeait bon de le libérer. Mais vous, vous avez renié le Saint et le Juste, et avez réclamé la grâce d’un assassin, mettant à mort le Prince de la vie. Dieu l’a ressuscité des morts, nous en sommes les témoins. (Ac 3, 13-15)

Témoignage tellement régi par ce dont il témoigne - le logos de la croix (1 Co 1, 18) - qu’il va, dès l’abord, jusqu’à reproduire dans le martyre d’Étienne, et la mort, et la gloire de la Résurrection, car “ ils voyaient son visage comme le visage d’un ange ” (Ac 6, 15).

On comprend maintenant pourquoi le retournement proposé plus haut (p. 60 sq), du jugement de la science historique (par sa réduction au jugement, présupposé, que croit pouvoir porter l’Histoire) en un Jugement reçu, selon l’approche du Ressuscité, doit intervenir : la Résurrection, dans l’unité du paradoxe de la croix, ou bien n’a pas de sens (mais le dire est déjà un jugement), ou bien impose de juger notre jugement sur elle à partir du jugement qu’elle inaugure. Ce retournement méthodologique se trouve fondé théologiquement comme conversion. La Résurrection, comme jugement, interprète tout à partir d’elle-même, et d’abord celui qui s’en veut l’interprète.

L’Économie, lieu de la Résurrection

Une fois que le jugement se laisse juger par le Jugement, toute la question de la Résurrection peut être reprise à partir de son centre . le Ressuscité lui-même. La seule évidence possible vient non d’une mise en évidence que nous opérerions (et par laquelle Dieu recevrait son jugement d’évidence de l’homme), mais de Celui qui, ressuscité, apparaît “ évident à partir de lui-même et en lui-même ” [19] ; il faut donc laisser le Ressuscité, à partir de son évidence propre, tout (re-)mettre en évidence, ce qui a nom : Résurrection.

La tentation apparaît, quand on veut “ prouver ” qu’est ressuscité le Christ, de lui faire satisfaire aux exigences d’un monde que précisément sa Résurrection dépasse et achève (cf. plus haut). Prétendre croire au Ressuscité n’a aucun sens si l’on ne pense pas sa Résurrection ; sinon tout, après Pâques, reproduirait l’état de choses d’avant Pâques ; en ce sens, nier la réalité du Christ Ressuscité implique immédiatement l’incapacité de penser la nouvelle réalité (ou mieux, la nouveauté de la réalité) qu’il inaugure : ce fut la pente dangereuse d’une certaine apologétique qui, prouvant trop bien, réduisait le Ressuscité à un monde sans Résurrection. Il convient de poser que la première conséquence du Christ ressuscité, c’est la Résurrection inaugurée : comme “ premier-né de la Résurrection des morts ” (Ac 26, 23), le Christ introduit dans la création une “ création nouvelle ” (2 Co 5, 17 ; cf. Ga 6, 15 et Ap 21, 5 achevant Is 65, 17) ; par là, nous comprenons que seule la Résurrection de Celui qui, de toute éternité, comme “ premier-né de toute création ”, fut le prototype du dessein divin, de Celui “ par qui et en vue de qui tout fut créé ”, pouvait répéter ce geste inaugural en étant “ premier-né d’entre les morts ” (Col 1, 15 ; 17 ; 18). L’originalité définitive de la Résurrection du Christ, par opposition au retour à la vie de Lazare et d’autres, n’est pas que seul le Christ ne mourra plus ; ou plutôt, ce fait même n’est possible qu’en tant que le Christ ne ressuscite pas seulement à cette vie, mais passe à une vie autre : nouveauté de la Résurrection, qui ne donne pas la vie de nouveau, mais bien à nouveau. On n’acceptera cette nouveauté que si au lieu de juger, d’après ce que nous enseignerait l’Histoire en érigeant en règles fondamentales ses probabilités constantes, de l’événement de la Résurrection, nous acceptons de laisser juger par cet événement notre Histoire c’est-à-dire de ne pas la réduire à ce que nous croyons pouvoir en définir : de part en part l’Histoire appartient à Dieu, ce qui a nom Économie [20]. Au lieu que l’Histoire progresse dialectiquement, rejoignant et abolissant successivement le Royaume du Père, le Royaume du Fils et le Royaume de l’Esprit, l’Économie accueille sans cesse Dieu qui “ prédétermine toute chose en vue d’achever la perfection de l’homme, et de réaliser en les manifestant, ses propres économies ” [21]. L’ultime intervention “ économique ” sera l’Incarnation, où, dans la plénitude inauguratrice de la Résurrection, le Père peut “ dans l’Economie de la plénitude des temps, récapituler toute chose dans le Christ ” (Ep 1, 10).

Si la Résurrection inaugure la nouveauté de la Résurrection, il devient donc impossible de penser le Ressuscité à partir d’autre chose que lui-même ; ou plutôt, parce qu’Il inaugure la Résurrection, de qui l’Economie reçoit maintenant sa norme, nous ne pouvons prétendre partir de la norme de l’“ ancienne Ere ” (Ga 1, 4), pour remonter ensuite définir Celui qui définit tout. Rien ne peut donc donner la moindre analogie pour repérer Celui qui demeure, au moment de la manifestation pascale, “ hors de tout analogie ” [22]. Tout ce que nous oserons dire de la Résurrection devra donc venir du Ressuscité, puisque Lui-même ressuscite “ par sa propre force ” [23] ; de même que ce sont pas les apôtres qui l’ont vu, mais lui qui s’est donné à partir de lui-même, à voir, ainsi tout doit se trouver interprété à partir de Lui, à commencer par le mot même dont nous croyons pouvoir désigner la Résurrection : le débat pour décider de l’“ authenticité ” plus grande d’un terme contre l’“ hellénisme ” d’un autre (egerein, anistanai) se trouve disqualifié sitôt qu’on voit que tous deux deviennent caducs, puisqu’ils doivent leur sens à l’événement pascal même ; leur validité, parce qu’elle ne saurait être qu’empruntée, ne pose aucun problème. Ici commence la théologie négative. On remarquera avec A. Ramsey [24] que si la première prédication apostolique utilise à profusion les titres vétéro-testamentaires du Saint (Ac 2, 25-32 ; 13-35 = Ps 16, 8-11 ; Ps 2, 7), de la Pierre d’angle (Ac 4, 11 = Ps 118, 22), du Seigneur (Ac 2, 24 = Ps 110, 1), et d’autres, c’est précisément parce que, restant absolument inadéquats pour rendre la totalité du fait pascal, ils ne pouvaient l’exprimer qu’en montrant du même coup leur insuffisance ; les citations ne corroborent le fait qu’en se laissant interpréter par lui. Nul besoin de démythiser l’Ancien Testament, puisque tout ce qui se trouve rapporté au Christ se trouve, en trouvant le sens qui le juge, du même coup démythisé ; ce qui vaut a fortiori pour le Nouveau Testament, jugé par la personne du Christ avant que de devenir un livre. C’est ici que toute démonstration, - comme une démonstration de la Résurrection la jugerait à l’aune du monde devenu ancien -, toute démythologisation trouve sa fin : la référence de tout mot au Ressuscité, loin de gréver celui-ci d’un élément hétérogène, mesure à celui-là sa dignité expressive. Plus précisément la Résurrection du Christ exige la réinterprétation, ou plutôt la première interprétation des Écritures ; celles-ci ne parlent de Lui, que si Lui-même les fait parler de Lui ; seule une nécessité propre à l’Économie révélatrice de l’amour (dei, Lc 24, 6. 27. 44, expliquant au nom d’He 2, 10, pourquoi le Serviteur souffrant devait être le même que le Fils de l’Homme) retourne contre le judaïsme lettré la lettre même, de l’Écriture (Mt 5, 18), celle-ci, loin de juger le Christ, en attend tout entière son jugement. L’explication du Christ par les Écritures suppose l’explication des Écritures par le Fils. Fondamentalement, la Résurrection du Christ se pose sans proposer d’autre explication qu’elle-même ;nous nous trouvons devant elle toujours déjà en-deçà d’elle, dont le passage à la limite constitue précisément la limite que jamais nous ne pourrons dépasser ; certes elle constitue bien un signe d’elle-même, mais qui, nommé “ signe de Jonas ” à la fois est donné (Mt 12, 39 ; Lc 11, 29) - la Résurrection nous manifeste l’amour trinitaire, et prouve Dieu par Lui-même - et tout autant n’est pas donné (Mc 8, 12) car il ne donne aucun droit sur Dieu.

Le don de la présence

Ainsi comprendrait-on peut-être mieux pourquoi les apparitions du Ressuscité ne furent pas données “ à tout le peuple, mais à des témoins choisis d’avance ” (Ac 10, 41). L’extraordinaire n’est pas dans le nombre restreint de ces témoins, mais en ceci : que Celui qui, dans la Résurrection, appartient à un autre temps de l’Économie, n’en continue pas moins à se donner à voir dans le temps qu’Il vient d’abolir : non qu’Il ne puisse plus avoir autant de réalité que la pauvre réalité du temps de péché ; mais que l’extrême “ réalité ” (et nous sentons la pauvreté de ce mot de l’ancien monde) du nouveau monde puisse rester encore supportable à l’ancien. Il s’agit rien moins, avec les christophanies pascales, que de l’irruption de la terrifiante et transcendante splendeur des théophanies vétéro-testamentaires ; premièrement, c’est le Père qui “ a donné au Fils de devenir manifeste ” (Ac 10, 41) de la gloire même qu’Il a “ auprès du Père, comme son Fils unique ” (Jn 1, 14) : en un sens le Christ ressuscité ne se manifeste qu’en manifestant le Dieu même que, “ avant qu’Abraham soit, Il est ” (Jn 8, 58). Ce que nous confirme, secondement, l’emploi du même terme, (ekstasis  ; la stupeur qui nous “ met hors de nous ” pour recevoir un événement, Mc 16, 8), pour désigner l’apparition, ou plutôt, en une théologie négative, la nouvelle de la Résurrection adressée aux saintes femmes, et dans la Genèse (LXX Gn 2, 21 ; 15, 12) “ la profonde stupeur ” où plonge la rencontre de Dieu (quand la femme est créée de la chair d’Adam, ou quand Yahvé fait alliance avec Abraham). Plus caractéristiques, enfin, les occurrences d’une unique forme verbale (ophté, il se donne à voir) [25] qui désignent successivement :

a) les théophanies vétéro-testamentaires, où “ Yahvé apparut à Abraham ” (LXX Gn 12, 7 ; Gn 18, 1), et où “ l’Ange de Yahvé apparut à Moïse ” (LXX Ex 3, 2 ; cf. Dt 33, 16, etc.), donc manifeste inauguralement sa présence et (se) donne (dans) l’alliance ;

b) les récits de la Transfiguration (Mt 15, 3 ; Mc 9, 4 ; Lc 9, 31) où le Christ anticipe précisément sur la gloire de la Résurrection en manifestant la présence absolue de sa divinité ;

c) les christophanies pascales proprement dites, telles que Paul en donne la liste : “ Il s’est donné à voir à Céphas, puis aux douze, puis Il s’est donné à voir en une seule fois à plus de cinq cents frères (...), ensuite à Jacques, et à tous les apôtres, et enfin, à moi le dernier de tous comme à un avorton ” (1 Co 15, 5-8) [26] ; ce que confirme Lc 24, 34 “ Il s’est donné à voir à Simon ”. La splendeur du Christ se donnant à voir retrouve un peu de son insoutenable éclat pourvu qu’on y voie l’achèvement de l’attente prophétique, puisqu’en Lui “ la gloire de Yahvé se donnera à voir et toute chair verra le salut de Dieu ” (LXX Is 40, 5) ; et comme cette splendeur lui vient du Père, au moment précis où elle se manifeste aux hommes “ de ce monde-ci ” (1 Co 1, 20), Il rayonne du même éclat que quand “ Il se donne à voir aux anges ” (1 Tm 3, 16) ; les apparitions du Ressuscité, achevant la manifestation de Dieu aux hommes et à toute la création, n’ont de sens qu’eschatologique ; elles anticipent, dès Pâques, sur “ la seconde présence ”, où le Christ “ se donnera à voir à ceux qui l’attendent, pour être sauvés ” (He 9, 28). Si nous entendons préciser ce que furent les christophanies, il faut les comprendre à la fois comme anticipation du jugement final - car “ la Résurrection est notre rétablissement dans le fondement de notre nature ” [27] et achèvement de la gloire trinitaire.

Quand le Ressuscité se donnera à voir, ce sera donc à partir de cet autre monde qu’ouvre sa Résurrection ; plus précisément, puisqu’Il se montre “ dans une forme (devenue) autre ” (Mc 16, 12) exactement comme, lors de sa Transfiguration, “ l’aspect de son visage devint autre ” (Lc 9, 29), la splendeur dont irradie sa présence vient d’un autre état de notre monde ; non d’un autre monde, mais d’un monde qui ne reste le nôtre qu’en venant du Père (Ap 21, 2) qui le donne au Fils ; telle est l’origine de la splendeur qui rejaillit sur tout ce qu’assume le Ressuscité : “ ses vêtements devinrent resplendissants, d’une blancheur extrême, tel que nul foulon au monde n’aurait pu le leur donner ” (Mc 9, 3). La gloire de la divinité dont rayonne le Christ, parce qu’elle fait irruption dans un monde resté le même, y manifeste le Père ; mais elle le manifeste en gardant cette pauvre réalité “ mondaine ” qui nous oblitère les autres modes de présence : devenu absolument autre, le Ressuscité en reste d’autant plus proche et “ réel ” ; Il accepte, du même geste, de se laisser “ prouver ” à partir de cet état de notre monde, en mangeant et se laissant toucher (Jn 20, 27 ; 21, 15 ; Lc 24, 39-42), dépassant ainsi explicitement certain docétisme vétéro-testamentaire (Tb 12, 18-19), et aussi impose de recevoir sa présence sur le mode convenable à la gloire du Père : tel est le sens de la remarque à Marie (Jn 20, 17), et à Thomas (Jn 20, 29). Il ne s’agit point de prendre un “ rêve ” pour une “ réalité ”, mais de recevoir ce dont l’absolue réalité, parce qu’elle dépasse toute la réalité du monde qui doit passer (1 Co 7, 31), ne saurait être jugée de manière “ mondaine ” seulement. Le Ressuscité ne reste pas en retrait sur la réalité factuelle du Crucifié, mais, éclatant de la présence atterrante que pouvait déjà manifester le Ressuscité (Jn 18, 6 ; Mt 26, 53), Il la dépasse tellement que, même en récapitulant ce monde, Il en fait éclater la pauvre présence. En bref, parce que la surabondance de présence du Ressuscité surpasse notre réduction de la présence à la facticité, jamais le Christ, Ressuscité à une nouvelle présence, ne peut être aussi réel (au sens ancien) que lors des christophanies pascales [28]. Nous posons donc que le Ressuscité ne reste “ le même ” (Lc 24, 34) que parce qu’Il ne s’est jamais autant présenté comme ce qu’Il est, le Tout-autre ; “ radicalement en tant que l’absolument révélé, Dieu ne peut jamais se révéler que dans son entière altérité ” [29] : les christophanies pascales, au nom de leur réalité transcendante, ne peuvent être vues que par celui qui les reçoit selon leur mode absolu de présence ; cette présence s’impose en imposant la révélation de la proximité définitive du Dieu absolument autre. La figure de l’évidence où se place le Ressuscité impose la distance : sa proximité approche de nous son incommensurable altérité ; les deux ne peuvent être que reçues ensemble, mais ne valent qu’en se répondant l’une à l’autre : nous ne pouvons voir le Ressuscité qu’en habitant cette distance, qui offre l’espace “ où Dieu nous rencontre ” (Ex 25, 22 ; cf. Jn 20, 12). Il faut laisser donc la proximité du Fils nous juger dans la distance de l’Esprit, au nom de l’altérité du Père.

La foi seule reconnaît le fait

A partir de la figure du Ressuscité devient concevable la détermination plus précise de sa rencontre par des témoins privilégiés. Ici la foi ne s’oppose surtout pas au fait ; c’est l’immensité du fait, présent d’une absolue présence, qui exige la foi pour être reçu comme tel ; comme Celui qui se donne à voir est devenu autre, ceux qui reçoivent de le voir ne le pourront qu’en devenant, autant que la foi le leur donne, eux-mêmes autres. Il leur faut apprendre à voir ce, qu’avant Pâques, l’homme ne pouvait pas voir : Dieu ; car, comme le montre Origène “ Celui qui est vu, n’apparaît pas pareillement à tous ceux qui le regardent, mais à la mesure de leur capacité à le recevoir ” [30] ; devant le Ressuscité, ceux qui n’avaient nulle capacité “ ne voyaient que son corps ; mais ils ne pouvaient le voir selon qu’Il était le Christ ” ; les disciples ne pouvaient pas faire mieux, à moins d’y être appelés : l’appel n’entraîne la reconnaissance du fait que si l’on se met à la mesure de ce fait, ce que seul la confiance en l’au-delà si proche peut accorder ; telle est la foi - foi qui ne nous détourne pas vers les nuages, mais par laquelle on se convertit (comme Madeleine se tourne vers le Christ Jn 20, 16) au fait de la Résurrection ; ainsi, “ les disciples voyaient le Christ et contemplaient la plénitude de sa divinité (... ) seuls voyaient Jésus ceux qu’il savait être dignes de son apparition ” [31]. Il serait contradictoire que le fait qui rénove toute chose puisse être abordé sans que nous ne nous laissions nous-mêmes rénover par lui. La foi ne compense donc pas la défaillance du fait de la Résurrection, mais bien notre défaillance à recevoir ce fait [32]. La foi qui seule nous donne capacité du fait, restant grâce de Dieu, il faut suivre comment le Christ lui-même la dispense - car de même que la Résurrection, la reconnaissance de la Résurrection nous vient du Ressuscité.

Le rapport du fait méconnu à la foi qui le reconnaît joue lui-même dans la distance où nous devons nous laisser interpréter selon la Résurrection. Les disciples en route vers Emmaüs ne peuvent pas “ reconnaître ” (Lc 24, 17-24. 31) le fait du Christ qui “ Lui-même s’approche d’eux ” (Lc 24, 16), tant que le Christ ne leur a point enseigné à le voir ; apprendre à voir le fait, c’est, au nom du jugement jugé, tout juger à partir du Christ ; les disciples jugent le Christ à partir du “ jugement le condamnant à mort ” (Le 24, 20) : ils ne peuvent donc recevoir le Ressuscité, puisque la Résurrection retourne précisément tout jugement en son Jugement ; dès lors le Christ lui-même entreprend de substituer au jugement le Jugement . “ commençant par Moïse et tous les prophètes, Il leur (ré-) interpréta dans toutes les Écritures, ce qui Le concernait ” (Lc 24, 28) ; toutes les Écritures reçoivent, pour ces Juifs, le jugement (1 Co 15, 4) ; et les disciples apprennent ainsi à voir, du point de vue du Ressuscité, tout ce qui, dès lors, se laisse comprendre à partir de sa Résurrection. La reconnaissance du Ressuscité comme fait se fonde sur la réception d’un regard qui voit ce fait à partir de lui-même, donc à partir de Dieu : “ nous n’avons pas reçu l’Esprit de ce monde, mais, l’Esprit d’auprès de Dieu pour voir les dons que nous recevons de par Dieu ” (1 Co 2, 13) : dans la Trinité seulement le fait du Ressuscité devient visible. La reconnaissance qui nous fait juger le fait brut, et y voir le Ressuscité ne se fonde pas en nous, mais se confond avec le Jugement trinitaire que le Père donne au Fils, en l’accréditant et le ressuscitant par l’Esprit ; nous-mêmes ne le pouvons qu’en recevant l’Esprit, donc en nous laissant juger trinitairement. La conversion coïncide avec la reconnaissance du fait brut comme présence du Ressuscité, parce qu’elle témoigne que notre jugement dépend du Jugement lui-même. Ce que les reconnaissances johanniques montrent parfaitement : Marie voit un homme sans le reconnaître ; mais, une fois que le Christ l’a nommée par son nom (car le Bon Pasteur “ connaît ses brebis et ses brebis le connaissent ” Jn 10, 14), elle “ se retourne ” (Jn 20, 10) pour reconnaître, dans l’homme qu’elle jugeait n’être que le jardinier, le “ Maître ” qui la juge (parce que le Père Le connaît comme Lui-même connaît le Père, Jn 10, 15). Pareillement, l’apparition collective aux apôtres, ne les fait “ se réjouir de voir le Seigneur ” qu’en leur donnant l’Esprit (Jn 20, 21 ; 23) ; au contraire, Thomas n’ayant point encore reçu l’Esprit, ne peut recevoir que le fait, (le lieu et la figure, Jn 20, 25) : il ne reconnaîtra le Christ comme le Ressuscité qu’en le reconnaissant du même coup comme son Seigneur et son Dieu (Jn 20, 29) ; ainsi comprenons-nous que, dans cette reconnaissance, ce ne soit pas le fait qui permette de voir, mais bien la foi ; seule la foi fait voir le fait du Ressuscité, que, comme fait, nous pourrions parfaitement méconnaître. - La dernière “ manifestation ” johannique (Jn 21, 1) reprend ce renversement, et en prolonge les implications. Le Christ se présente, après une nuit vaine, sans qu’on le reconnaisse [33] : la distance du rivage à la barque reproduisant celle du fait à sa reconnaissance dans la foi ; le signe accrédite le fait comme ce qui nous juge au lieu d’être par nous jugé ; la reconnaissance vient d’abord de Jean, parce que, lui seul, dès le tombeau vide, “ a vu et a cru ” (Jn 20, 8), puis de Pierre ; lequel franchit la distance qui le sépare encore du Ressuscité en “ se donnant lui-même ” (Jn 21, 7-8) à Lui. La reconnaissance du Ressuscité impose du même coup à Pierre non seulement que sa foi présente reprenne et assume son triple reniement, mais - comme cette reconnaissance personnelle du Christ implique que le Ressuscité soit aimé absolument - qu’il soit témoin de ce qu’il a vu (Jn 21, 24) : la connaissance du fait exigeant la reconnaissance, dans la foi et par la charité, du Ressuscité comme juge, quiconque a vu doit annoncer ; tel est l’enchaînement johannique : “ la vie s’est manifestée, nous l’avons vue, nous en témoignons, et nous vous annonçons la vie éternelle ” (1 Jn 1, 2). Le fait lui-même, parce qu’il ne saurait être jugé, nous contraint, jugés par lui, à l’annoncer : l’Église ne se comprend pas sans la spécificité et la logique propre à l’événement pascal.

Le mouvement de reconnaissance du fait pascal, qui substitue à notre jugement le Jugement, nous reste toujours contemporain. D’abord parce que l’exigence, que nous croyions naïve, de preuves y trouve son terme ; la Résurrection ne saurait être démontrée à partir d’autre chose qu’elle-même ; elle se laisse certes montrer “ par de multiples indices ” (Ac 1, 3), mais à la condition de savoir voir ces indices, dont la convergence devient alors quasi-contraignante pour la science historique, à partir du Ressuscité Lui-même ; la reconnaissance du fait pour ce qu’Il est, le Christ rénovant notre vision de l’Histoire impose, selon la logique du Logos divin, notre conversion à Lui.

Mais encore, se situe, aujourd’hui, ce fait dont la vision implique que nous nous convertissions au Ressuscité ? Le lieu de la Résurrection, où le Ressuscité reste “ avec nous tous les jours jusqu’à la consommation de ce temps ” (Mt 28, 20) de l’Économie, c’est l’Eucharistie qui vaut “ jusqu’en ce jour où (le Christ) boira à nouveau avec nous dans le royaume de son Père ” (Mt 26, 29). Le fait du pain ne peut être reconnu que si, au-delà du jugement que, spontanément, notre méconnaissance imposerait, nous nous laissons juger par lui ; et ne pas laisser le Jugement se substituer à notre jugement, c’est encore se juger soi-même : “ celui qui boit et mange se juge lui-même, mangeant et buvant sans juger que c’est le corps du Christ ” (1 Co 11, 29) ; devant ce fait, il faut juger son jugement pour le reporter au Jugement : “ si nous nous jugeons nous-mêmes, nous ne serons pas jugés ” (1 Co 11, 32). Mais précisément, ce transfert du jugement intime hors de nous correspond, ici encore, à une conversion. De même que reconnaître le Ressuscité implique l’affirmation de Dieu, à partir duquel nous pouvons trinitairement voir le Christ - de même, la contemplation eucharistique suppose l’acceptation du Ressuscité, qui nous donne à voir son corps. La reconnaissance du fait du Ressuscité qui œuvre la conversion des disciples d’Emmaüs, s’achève dans le don de l’Eucharistie (Lc 24, 30-31) comme le corps par excellence du Ressuscité : ainsi l’Eucharistie concentre-t-elle, devant notre pauvre regard, la splendeur par excellence de la Résurrection. Voir le Ressuscité, c’est du même coup contempler l’Eucharistie. La “ seconde présence ” du Ressuscité, et notre Résurrection, n’est éloignée que de notre éloignement de l’Eucharistie.

Jean-Luc Marion, philosophe académicien français né en 1946 à Meudon. Ancien élève de l’École Normale supérieure, agrégé et docteur en Philosophie. Il fut un proche du cardinal Jean-Marie Lustiger auquel il succéda à l’Académie Française.

[1] L’ensemble de ce travail suppose lu l’article de M. Gitton, “ La Résurrection devant la critique historique ”. L’examen des témoignages évangéliques ne saurait être séparé de quelque chose comme leur “ interprétation ” ; au contraire, cette séparation caractérise le contresens radical sur cela même dont il s’agit, la Résurrection.

[2] Profession de foi de Michel Paléologue, Denzinger 462.

[3] Athénagore, Supplique 7 (P.G. 6, 904 d).

[4] Ce texte, cité en 1 Co 14, 25, reproduirait bien Is 45, 14 et Za 8,23 si dans la Septante, ne manquait pas, justement, l’adverbe “ vraiment (ontôs) ”, qui n’y est adjoint, dans le Nouveau Testament, qu’au nom de la Résurrection du Christ. C’est parce que l’engagement véritable par l’Incarnation et la Résurrection (donc dans les christophanies pascales, comme Lc 24, 39-43) achève et dépasse les manifestations vétérotestamentaires (en particulier l’ange de Tb 12,18-20), que l’étonnement dubitatif qu’inspire la présence de Yahvé dans le Temple - “ Mais Dieu habiterait-il vraiment (alethôs) avec les hommes ? ” (LXX 3 R 8,27, que confirme Ez 10) - s’abolit et s’accomplit dans la présence de Dieu au sein de son Église ; alors la Tente (LXX Nb 24,6) se trouve qualifiée de “ véritable ” (He 8,2).

[5] Sur l’indispensable intermédiaire du témoignage dans la science historique en général, cf. M. Gitton, “ Mythe et Evénement dans le Nouveau Testament ”, in Résurrection n° 27 (ancienne série), p. 43 sq.

[6] Sur le modèle de Renan, qui pose en Préface à sa Vie de Jésus que “ le miracle est une chose inadmissible ” (O.c. IV, pp.15-16), les exégètes rationalistes, comme Guignebert pour qui le travail commence “ le miracle pur et simple une fois écarté ” (Jésus, Paris, 1933, rééd. 1969, p. 536), ou libéraux, comme Bultmann, posant d’autorité que “ l’homme moderne ne peut reconnaître une action de Dieu le concernant personnellement dans cet événement naturel aussi miraculeux que la résurrection d’un mort, qui par ailleurs est incroyable ” (C’est nous qui soulignons. Kerygma und Mythos (1941) I, 15 ; trad. fr. Nouveau Testament et Mythologie, in L’interprétation du Nouveau Testament, Paris, 1955), somment, les braves gens, Dieu de ne pas avoir l’indécence de “ faire des miracles ” : ils ne sont plus des enfants, et entendent qu’on le sache. Mais cette prétention, qui s’épanouit chez les “ chrétiens adultes ”, n’est-elle précisément pas typiquement infantile ? Que signifie être adulte devant Dieu ? La réponse se trouve malheureusement explicite en Jn 3. Ce qui affleure, sans s’avouer, comme simple précaution méthodologique, a reçu sa fondation théorique moderne lors du Tractatus theologico-politicus de Spinoza, et avec la Religion dans les limites de la simple Raison, de Kant. Cf. les articles consacrés à Kant et Bultmann in Résurrection n°27 (ancienne série).

[7] On a reconnu l’analyse de H.-I. Marrou : le témoignage ne se substitue pas, comme un pis-aller, à l’évidence scientifique ; il progresse à la mesure même de cette évidence. “ Dans tous les cas, le physicien ou le biologiste acceptent ces résultats ou ces données sur la foi du témoignage d’un confrère autorisé, exactement comme l’historien peut faire confiance à ses témoins ”. (De la Connaissance historique, Paris 1954, p. 223 ; c’est nous qui soulignons). La certitude de la science historique résulte en .effet de la combinaison du fait passé (P) et de l’attitude présente (p), soit le rapport : histoire = P/p. En fait, ce rapport vaut aussi bien pour la connaissance d’un fait non contemporain que pour la connaissance d’un fait contemporain au témoin ; ou si l’on veut, le rapport de l’historien au témoin reflète celui du témoin au fait ; le témoignage mesurant le témoin par le fait, avant de mesurer le fait par le témoin.

[8] Capacité, au sens que donne saint Augustin à capacitas. Cf. “ Distance et Béatitude ”, § 1-4, in Résurrection n°29 (ancienne série).

[9] Saint Thomas, Somme Théologique, IIIA, q. 55, a. 5, ad Resp.

[10] H. Urs von Balthasar, Theologie der drei Tage, Einsiedeln, 1969, s. 164, cité Th.d.T.- Cette étude, à paraître dans la traduction française de Mysterium Salutis, III, constitue la référence à laquelle nous renvoyons tout lecteur plus exigeant : ce qui suit n’en est qu’un démarquage affadi. Voir aussi La Gloire et la Croix, I (cité GC), et l’Amour seul est digne de Foi (cité AF).

[11] Cet aveu d’une délicieuse ingénuité est dû à Guignebert (p. 526). Vouloir répondre à l’exigence d’une preuve par une preuve est dangereux ; on risque de réduire ainsi la Résurrection à la simple réanimation d’un cadavre, rangeant le premier fait d’un nouveau temps de l’Histoire aux conditions du temps dépassé par lui-même ; et comme cette “ preuve ” n’est finalement pas trouvable, on retombe dans le dilemme, dont nous essayons de montrer qu’il faut le dépasser, de la foi et du fait ; la foi, loin de se substituer au fait défaillant, permet seule de le recevoir, cf. Th.d.T. p. 150. Au contraire, c’est quand la foi se disperse qu’on méconnaît le fait comnie tel en ramenant de force dans notre temps dépassé de l’Histoire l’événement qui le renouvelle ; ainsi la description trop précise du Christ sortant du tombeau, dans l’apocryphe Évangile de Pierre, v. 39-43 (cité par X.-L. Dufour, Les Évangiles et l’Histoire de Jésus, Paris, 1964, p. 53sq).

[12] Pseudo-Justin, Sur la Résurrection, I, PG 6,1572d-1573a.

[13] Pseudo-Justin, Ibid.

[14] Cf. Th.d.T. p. 158. - Supporter, au sens où le regard ne peut supporter une trop vive lumière, et au sens où il est des choses “ que (nous) ne pouvons pas porter ” (Jn 16, 12) avant le don de l’Esprit.

[15] Le paradoxe est à comprendre ici à partir du jeu de la doxa divine dans l’humanité où s’incarne le Christ. Cf. “ Penser juste ou trahir le mystère ”, § 8-9 in Résurrection n°30 (ancienne série). Origène, contre Celse qui assimilait les christopbanies pascales à de communes visions, qualifie la Résurrection de “ maximum du paradoxe (paradoxoteron) ”, Contre Celse, II, 56, PG 11, 893d.

[16] Grégoire de Nysse, Homélie pascale I, PG 46, 626b.

[17] Origène, Autobasileia, Commentaire de l’Évangile selon saint Matthieu, XIV, 7, PG 13, 1197b.

[18] Rm 8, 33 cite et utilise certes Is 50, 8 ; mais le texte prophétique ne donne que l’interrogation, sans assurer que “ Dieu est celui qui juge ” ; seul le Nouveau Testament peut le dire en un hymne à la charité.

[19] H. Urs von Balthasar, Th.d.T, p. 186 ;GC, L’évidence objective. Il n’y a pas là de cercle, qui ferait partir du point à démontrer ; ou plutôt ce cercle lui-même, Dieu, comme auto-suffisant, nous l’impose ; en théologie, parce que finalement seul Dieu parle de Dieu, le cercle est la figure fondamentale du discours sur et par le Logos. Cf. AF, p. 98 : “ le cercle herméneutique, avant même que soit prouvée la vérité de la parole dans son contenu, est la preuve de sa justesse formelle ”.

[20] L’Économie, par laquelle (comme oikonomia) Dieu “ met de l’ordre dans la maison ”, parce qu’il en reste toujours le maître (oikodespotes, Mt 13, 27 ; 52), ne se confond point avec l’Histoire ; en elle, Dieu nous fait ses gérants fidèles (pistos oikonomos, Lc 12, 42), et nous demande aussi les comptes de notre gérance (Lc 16, 1-2). La question de toute “ théologie de l’Histoire ” dépend de la pensée radicalement non-hégélienne, de l’Économie du Salut, au terme de laquelle “ le Verbe s’est fait le dispensateur (oikonomos) de la grâce du Père, pour le bien des hommes, à cause desquels il avait déjà fait tant de gestes au sein de l’Histoire (oikonomias) ”. Saint Irénée, Contre les Hérésies, IV, 20, 7. Les Pères, d’Athénagore à Grégoire de Nysse, ne s’y trompent pas, qui ne fondent leur bon droit à croire en la Résurrection que sur le droit souverain de Dieu, comme créateur, à façonner les hommes et à transformer, leur Histoire.

[21] Saint Irénée, Contre les Hérésies, IV, 37, 7.

[22] Analogielos, H. Urs von Balthasar, Th.d.T., p. 137, et n. 23.

[23] Concile de Tolède XI, Denzinger 286.

[24] La Résurrection du Christ, trad. fr., Paris, 1968, p. 31.

[25] Le passif, à son fondement trinitaire (Ac 10, 41), joint un fondement économique qui en découle ; Origène le détermine ainsi : “ les choses divines d’en-haut, quand elles se rendent présentes, ne sont vues que si elles le veulent bien : de leur volonté dépend d’être ou de n’être pas vues (... ) ; par la grâce de Dieu, elles se donnent d’elles-mêmes à voir à l’homme juste ”. Commentaire de l’évangile selon saint Luc, hom. 3, PG 13, 1308.

[26] On remarquera que saint Paul ne fait aucune différence entre les christophanies proprement dites (comprises dans la période que clôt l’Ascension) et l’apparition de Damas, qui se trouve caractérisée par le même terme ailleurs encore, “ le Seigneur m’a envoyé, ce Jésus qui s’est donné à voir à moi sur le chemin (Ac 9, 17 ; 26, 16). De cette permanence lexicologique on s’est autorisé (Strauss, etc.) pour niveler toutes les christophanies au rang de vagues apparitions ; mais précisément, pour Paul, les autres apparitions, y compris celle qui lui donne la plus grande autorité contre les contestataires corinthiens (2 Co 12, 1) sont jugées à partir de l’expérience fondamentale de la manifestation du Ressuscité ; loin d’être normatives, elles restent relatives à la Résurrection même. Cf. Schlier, La Résurrection de Jésus-Christ, Paris, 1969, p. 36-39.

[27] Grégoire de Nysse, De l’Ame et de la Résurrection, PG 46, 148.

[28] Les scrupules d’exégètes (ainsi “ Luc a sans doute accentué le réalisme de la scène afin que les auditeurs ne conçoivent pas la Résurrection comme une simple réapparition d’un esprit (...). Que peut signifier ‘ manger ’ pour un corps qui passe à travers les portes et n’est point soumis aux lois normales du cosmos ? ”, A. Jaubert, in Recherches et Débats, 62, p. 121) interprétant la mention du repas pris par le Ressuscité (Lc 24, 39 ; Jn 21, 15), ou du toucher (Lc 24, 42 ; Jn 20, 27) accordé aux incrédules, comme des ajouts “ grossiers ” dûs aux besoins de l’apologétique, présupposent que la présence maintenant “ spirituelle ” n’a rien à voir avec la présence “ réelle ”. Toute la question étant précisément que la Résurrection fait tomber cette distinction entre le “ spirituel ” et le (trop) “ matériel ” ; c’est parce qu’Il se soustrait aux cadres spatio-temporels où notre péché enferme toute présence, que le Ressuscité y intervient d’une présence souverainement libre, qui, n’ayant pas à choisir entre ces deux qualificatifs, s’impose en toute présence. Tant qu’on n’aura pas compris que notre présence mondaine se trouve jugée par le mode de présence du Ressuscité, Pâques ne sera pas plus compréhensible que la Parousie.

[29] H. Urs von Balthasar, Th.d.T., p. 189.

[30] Origène, Contre Celse, II, 64, PG 11, 896c.

[31] Origène, Commentaire de l’Évangile selon saint Luc, hom. 3, PG 13 1310. Cf. Commentaire de l’Évangile selon saint Matthieu, XII, 37, à propos de la Transfiguration : “ Jésus peut se transfigurer devant certains de cette transfiguration, et, dans le même temps, devant d’autres, ne pas se transfigurer.

[32] On regrettera que la haute compétence scientifique d’un exégète aussi sérieux que X.-L. Dufour ne l’empêche pas de sacrifier à certaines idées reçues. Ainsi l’opposition entre le fait et la foi : “ La réalité de la Résurrection est connue de celui qui a la foi ; mais ce n’est pas pour autant un événement historique, même si elle produit des effets dans le monde historique ” (Bulletin, in Recherches de Sciences religieuses, t. 57, n°4, p.620). Ce qui repose sur la distinction entre la science historique et l’Histoire, et permet de conclure que “ dans ce sens fort limité ( ?), la Résurrection n’est pas un événement historique ” (La Résurrection du Christ et l’exégèse moderne, Paris, 1969, p.158). Tout se passe comme si, d’un côté, la Résurrection n’avait aucun fondement pour l’historien ; et comme si, de l’autre, la foi compensait le vide béant laissé par la “ science ”. Mais pourquoi disqualifie-t-on la dignité historique de la Résurrection ? Ou bien parce que manquent les “ preuves ”, ou bien parce que l’on récuse le témoignage en lui-même ; passons sur le premier contresens, pour demander : quel événement semble “ historique ”, si le témoignage n’a point dignité suffisante ? Aucun, pas plus le franchissement du Rubicon que la mort de César. Et que reste-t-il à la Résurrection du Christ ? Ni la certitude “ scientifique ”, ni la réalité dans l’Histoire (puisque selon notre auteur elle n’inscrit que des effets), mais une certaine “ réalité ” ; “ la foi ne procure pas de certitude historique, mais elle peut donner la certitude que tel fait est réel ”. (Bulletin..., p. 618). Qu’est-ce donc cette réalité nageant entre deux histoires (Historie et Geschichte), sinon la peau de chagrin où se recroqueville une foi qui n’a plus le courage du fait- ? L’exemple est caractéristique du cul-de-sac où conduit l’opposition du fait (“ scientifique ”) à la foi : elle aboutit à la monstrueuse conjonction d’une dissolution arbitraire du fait et d’un fidéisme peu à peu vidé de foi. Le fait devrait être abordé à partir de la Résurrection : ainsi la cohérence des témoignages se construirait selon la foi au lieu de la confiner dans un réduit fidéiste ; la foi organise alors le fait au lieu d’en faire oublier l’absence, ceci dans une présence inaugurée à Pâques et que les dissections scrupuleusement aveugles ne peuvent qu’ignorer. Dieu est assez grand pour être présent même au niveau de la science historique ; c’est peut-être pour cela qu’on tient tant à ne pas l’y voir.

[33] Ce n’est pas par hasard que la mention “ ils ne voyaient pas que c’était Jésus ” (Jn 21, 4) admet la variante “ ils ne le reconnurent pas ” (et Vulgate : “ non cognoverunt quia Jesus est ”). Absolument et surtout johanniquement, la reconnaissance seule permet de voir, et non le contraire.

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