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Ce qu’a vu l’apôtre Jean

Gabriel Nanterre

Quand on pense à la Nativité, on a intérêt à relire le Prologue de saint Jean (1,1-18), c’est le grand texte qui ouvre directement sur le mystère de l’Incarnation. Ce frontispice de tout l’évangile est, comme on dit, une christologie « d’en haut », qui part de l’être éternel de Dieu pour nous faire découvrir ce qui est advenu sur terre, là où les autres évangélistes partent « d’en bas », de l’expérience des premiers témoins du ministère public de Jésus de Nazareth, pour tenter d’en deviner l’identité. L’essentiel, c’est que ces deux approches se rejoignent. Or c’est bien ce qui arrive, la théologie s’appuie sur l’histoire qui, à son tour, s’éclaire par la théologie, les évènements sont gonflés de sens et de lumière, ce n’est pas l’auteur qui en rajoute.

Le Prologue commence à l’imparfait (« au commencement était le Verbe »), seul temps convenable pour parler de l’éternité de Dieu. Nous faisons un petit tour dans le secret de Dieu. Et quel secret : « et Dieu était le Verbe (Dieu jeté en tête comme attribut) » ! Quoi ? Dieu (« le Dieu », avec article en grec) n’est donc pas tout seul, le Verbe aussi est Dieu (Dieu sans article cette fois-ci) ! Il y a un Père et un Fils, distinction originelle, unité plurielle, accord parfait, Dieu est tout, mais il n’est pas seul…

Et c’est pourquoi il a créé. Sans y être en rien obligé, il est sorti de soi par amour, il a appelé à l’être des créatures, pour qu’elles apprennent à leur tour à aimer. Cette plénitude de relations en Dieu n’a pas de peine à faire entrer d’autres êtres dans le jeu de l’amour. L’accord parfait qui résonne éternellement au cœur de la Trinité, la proportion initiale qui unit et distingue le Père et le Fils, suscite d’innombrables répliques qui portent la trace de leur origine.

« Vie », « lumière », deux mots pour dire cette plénitude qui s’ouvre largement au profit des créatures. Chacun de ces termes renvoie à une expérience de surabondance, la vie, comme la lumière, se communique à partir d’une source qui ne retient rien pour elle. Il faut vivre intensément, extatiquement, pour « donner la vie », et la lumière se reçoit d’une incandescence. Celui qui reçoit, c’est avant tout l’homme, qui ne peut vivre vraiment qu’en étant dans la lumière et en participant à la vie.

Pourtant, « la lumière a brillé dans les ténèbres ». D’où viennent-elles, ces ténèbres ? De quelque Dieu méchant qui a voulu contrarier l’œuvre du Créateur ? De Dieu même qui aurait pensé qu’il fallait quelques ombres au tableau ? Je vais vous dire : elles existent parce qu’il y a de la lumière et que certains, même très haut placés, n’en ont pas voulu, ou pas jusqu’au bout, et ils ont préféré se refermer sur eux-mêmes. Terrible réalité, que cette fermeture de certains parmi les anges les plus doués. Mais « les ténèbres ne l’ont pas arrêté », elles n’ont pas emprisonné le Verbe de lumière.

Vient le passage, bien étrange, sur Jean-Baptiste. On s’attendrait à le trouver plus loin, quand il sera vraiment question de la venue de Jésus. Mais sa venue déborde, comme on va le voir, le moment précis de sa naissance, elle commence, d’une certaine façon, dès le début du monde. Et il y a une « fonction Jean-Baptiste », bien plus large que le personnage de Jean, fils de Zacharie, qui accompagne Jésus à tous les stades de sa manifestation. Même sans le savoir, les cieux et tout ce qui peuple la terre témoignent de lui.

Du Verbe, qu’on vient de qualifier de « vraie lumière », par contraste avec le Précurseur, on dit qu’il était dans le monde. Il n’a pas eu besoin d’y venir, il y était. On nous explique tout de suite pourquoi : « lui par qui le monde a été fait ». Il y est, parce que c’est son œuvre, et qu’elle porte sa trace. Il s’y promène familièrement à la brise du jour. La grâce n’est pas étrangère à la nature. Pourtant « le monde ne l’a pas connu (ou reconnu) », on n’est plus à l’imparfait, ce n’est pas une donnée éternelle, c’est un acte, c’est le fait d’une liberté qui un jour a dit « non » et a mis son Créateur dehors.

Désormais commence une histoire, l’histoire du salut, Dieu est maintenant à l’extérieur de la destinée humaine, et cherche à y rentrer, c’est pourquoi le Verbe « est venu (plus d’imparfait !) chez les siens », entendez : dans le peuple juif. C’est toute l’histoire d’Israël, qui est ici visée, mais qui ne se termine pas non plus très bien : « et les siens ne l’ont pas reçu ». Pourtant le rejet, qui paraît total, en réalité ne l’est pas, à côté de ceux qui ont dit non, il y a ceux qui l’ont reçu, et qui ont cru en son nom. C’est le petit reste qui assurera la transition entre l’ancien Peuple de Dieu et le nouveau. À ceux-là, une grâce étonnante est promise, qui semble anticiper sur la suite : c’est la filiation divine rendue possible et l’innocence retrouvée, sorte de naissance virginale, qui ne peut faire allusion qu’au baptême à venir.

ET LE VERBE S’EST FAIT CHAIR. Ah ! ces « et » johanniques ! C’est tout le secret d’une continuité mystérieuse dans le dessein de Dieu qui passe pour nous par bien des surprises. Le Verbe s’est fait, est devenu ce qu’il n’était pas, sans cesser d’être ce qu’il était, comme disent les Pères. L’immuable, le Tout, est devenu quelque chose ! Et cela s’appelle chair, pas seulement corps, car c’est tout l’homme qui est assumé, mais dans son état de faiblesse, dans ce manque qui le constitue. Adorons en silence. Il a fallu aller jusque-là ! Le salut de l’homme était donc chose si difficile à faire ?

« Il a établi sa demeure parmi nous ». Autant traduire : il a planté sa tente. Tente du désert qui indique le lieu de la Présence au milieu du camp pendant l’Exode. Skènè, la tente, shékinah, la présence de Dieu au milieu de son peuple. En langage latin, cela se dit : tabernaculum, tabernacle.

« Et nous avons vu sa gloire ». Encore un « et » ! L’évangéliste ose ici parler à la première personne (du pluriel, il est vrai). Voir la gloire de Dieu, tel est le privilège du disciple qui a commencé à fréquenter le Christ. La gloire, c’est ce qui jaillit du rapport du Père et du Fils contemplé dans l’Esprit, par exemple au Baptême sur le bord du Jourdain. « Grâce » et « vérité », voilà ce dont le Christ est rempli, imbibé, au point de le laisser filtrer auprès de ceux qui l’approchent, c’est l’écho de ce qui était désigné comme Vie et Lumière dans le début du prologue

La seconde mention du témoignage de saint Jean Baptiste est ici parfaitement à sa place. Il sait que Jésus était « avant lui », non par l’ordre de la naissance (Jésus est plus jeune de six mois !), mais dans celui de la préexistence éternelle. Et il le dit (Jn 1,15).

Moïse n’a pas été mentionné, lorsqu’on nous a parlé de cette première venue du Verbe manifesté au seul Israël. Pourtant le don de la Loi est bien la première forme qu’a prise la communication de la vie divine par le Verbe, et ceci est déjà appelé « grâce », « tu nous as fait la grâce de ta Loi » (Ps 118 [119], 29). Mais nous avons reçu « grâce sur grâce » : cette manifestation est maintenant largement dépassée par celle qui s’est opérée dans l’Incarnation, grâce plus complète et plus définitive.

L’Incarnation ne met pas fin à l’ « incompréhensibilité divine », comme dira saint Jean Chrysostome. Dieu, en se rendant visible en son Fils, ne reste pas moins le Dieu caché. Mais le Fils nous en fait l’ « exégèse » à travers ses paroles et sa vie entière, car, en même temps qu’il est chez nous, il est « dans (littéralement : tourné vers) le sein du Père ». Le dialogue éternel entre le Père et le Fils fonde la communication que le Christ a avec nous.

Gabriel Nanterre, Gabriel Nanterre, agrégé de Lettres classiques, ancien assistant à la Faculté des Lettres de Paris XII.

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