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Christelle

Christelle
Un de nos amis nous a confié ce récit qui restera anonyme. En cette année de la Vie consacrée, il s‘efforce de rendre au plus près ce qui se joue dans une vocation, lorsque celle-ci, comme c’est le cas de plus en plus, surgit chez des jeunes qui n’ont qu’une expérience récente et encore assez courte de la vie chrétienne. Comment les accompagner pour que ces fleurs solitaires trouvent à s’implanter dans le sol de l’Église ? Telle est la question qui est ici posée.

Christelle voyait maintenant sa vieille amie presque chaque matin à la messe de la paroisse Saint Édouard, où elle se rendait depuis quelque temps. Elle, la petite postière de la rue Cujas, était bien la seule jeune au milieu de cinq ou six douairières qui avaient été un peu surprises au début de l’arrivée de cette nouvelle venue dans leur petite assemblée. Elle aussi d’ailleurs, de se trouver là, elle qui jusque-là était surtout occupée d’elle-même, de ses sorties, des petites histoires du bureau, de ses quelques amies. Mais voilà, elle avait rencontré Jésus. C’était arrivé pendant les vacances : rentrée dans une église romane de son pays (sa famille, bien qu’installée dans la région parisienne, vient de cette Auvergne profonde qui fut toujours une terre de sainteté), elle avait su, sans pouvoir en douter, que son Seigneur était là, qu’il l’attendait depuis toujours. Etait-ce l’équilibre des voûtes, la majesté d’un Christ en gloire peint sur l’abside avec ses yeux immenses et ses bras si allongés, ou encore la flamme des cierges ou le bois usé des stalles et des bancs où s’étaient agenouillées des générations de priants avant elle ? Toujours est-il qu’elle s’était jetée à terre, à genoux, en larmes, le front sur la dalle, vaincue, éperdue. Combien de temps cela avait-il duré ? Elle n’en savait rien. Ensuite il y avait eu la rencontre fortuite avec un vieux prêtre des environs. Il avait fallu le bon sens et la foi solide de l’ancien curé de St... pour transformer un moment d’émotion en une vraie conversion, avec confession à l’appui et bientôt la communion. Ah ! cette communion, elle s’en souviendrait toujours. (Ce n’était pas comme sa "première communion" dont elle gardait surtout le souvenir d’une fête enfantine, où le plus important était d’arriver à l’heure et de bien se tenir afin d’être choyée par toute la famille). Ce jour-là, dans le baiser mystérieux que lui avait donné son grand Ami du ciel, elle avait perçu sa petitesse à elle, son inconstance, son oubli, ses fautes, mais elle avait vu aussi sa Tendresse à Lui, désarmante. Alors elle avait commencé à communier, timidement, au milieu de la foule du dimanche, puis le samedi, puis tous les jours. Il lui semblait qu’elle ne se lasserait jamais d’éprouver ce privilège, son droit à L’aimer.

Un jour, à la sortie de la messe, elle avait été attendue par l’une de ces dames, qui la suivait du coin de l’œil et qui avait résolu, ce jour-là, de faire sa connaissance. « Vous avez le temps de m’accompagner jusqu’au bas de chez moi, nous parlerons quelques minutes ? » « Mais oui, Madame, ce sera avec plaisir », lui avait répondu la jeune fille, touchée du beau regard profond qu’avait jeté sur elle la dame. Chemin faisant, elles s’étaient dit le minimum nécessaire pour se connaître (ainsi donc la vieille dame s’appelait Marcelle, mais bientôt Christelle aimerait mieux l’appeler "bonne maman" en souvenir de sa grand-mère qui aurait son âge maintenant). Surtout, Marcelle lui avait dit à brûle-pourpoint : « ma vie maintenant, c’est cette messe du matin ; peu à peu, j’y apprends à n’être rien, pour Lui laisser toute la place ». Cela avait été dit très simplement, sans emphase, et l’on sentait à la voir qu’elle disait vrai. Arrivée au bas de l’immeuble, une maison bourgeoise comme beaucoup d’autres dans Paris, elle avait dit à sa jeune compagne : « vous viendrez bien me voir un de ces jours ? ». Rendez-vous fut pris le samedi après-midi. Depuis, (cela fait plus d’un mois), Christelle a toujours été fidèle au rendez-vous. Oh ! leurs rencontres n’avaient rien de ce qu’on pourrait imaginer : on n’y parlait pas des derniers potins du bureau ou de la paroisse. Il n’y était question que de la vie profonde, de la prière, du service des pauvres (Christelle s’y était risquée, non sans déboires), de l’art de garder son cœur pour Jésus. Peu à peu, la vieille dame a repéré chez sa compagne un cœur immense, une générosité intacte malgré beaucoup de déboires et une jeunesse gâchée. Sans doute les blessures passées resurgissent : par moments, Christelle se défend et refuse certains des efforts que lui suggère avec délicatesse sa "bonne maman" : « lui pardonner ? Vous ne pouvez pas me demander cela, si vous saviez ce qu’il dit de moi ! ». Alors la vieille dame ne se fâche pas, ne brusque rien, mais soudain rappelle à Christelle ses grands élans, son désir d’être "hachée menue" pour Celui qu’elle apprend à aimer. Est¬-ce donc plus difficile que de s’offrir à la dent des bêtes ? Alors Christelle sourit, et son amie sait bien qu’à la prochaine occasion, elle va mettre tout son cœur non seulement à pardonner, mais à accueillir à neuf le collègue désagréable qui l’a humiliée. Peu à peu, elle apprend à ne pas dire "non, je ne ferai jamais cela", mais à soumettre son choix, ses répugnances, ses peurs, sûre d’être entendue et laissée libre une fois exposés les motifs d’agir dans tels ou tel sens... Elle qui a vécu dans une totale indépendance depuis le jour où, à 16 ans, elle a quitté l’appartement paternel pour "vivre sa vie", elle découvre l’importance de ne pas dépendre de sa volonté propre, de se soumettre par amour.

Mais ce jour-là, Marcelle n’est pas à la messe, déjà hier elle paraissait fatiguée. La messe une fois finie et sans oublier son action de grâces, Christelle monte quatre à quatre chez sa vieille amie qu’elle trouve assise dans son fauteuil avec une couverture sur les genoux. « Oui, je suis bien lasse et je n’ai pu sortir. Oui, je vais être privée de la visite de Jésus, à moins que Mr le Curé puisse venir me l’apporter ». Puis soudain, étonnamment libre par rapport à ses propres soucis, elle se tourne à moitié vers sa jeune amie et lui dit : « j’ai senti que tu avais quelque chose à me dire depuis l’autre jour et que tu n’osais pas... J’ai beaucoup prié pour toi, tu sais, surtout la nuit dernière où je n’ai pas bien dormi (en fait, elle n’avait pas dormi du tout, en proie à une terrible crise d’arthrose, mais cela, Christelle ne devait l’apprendre que plus tard) ». Christelle rougit un peu, se sentant devinée. Oui, elle avait un secret, depuis quelques semaines, surtout depuis que Marcelle lui avait parlé de sainte Catherine de Sienne, donnée à Jésus en son cœur, au milieu de la grande cité. Elle rêvait de suivre les traces des vierges chrétiennes dont le souvenir remplit les histoires des martyrs, petites épouses de l’Agneau consacrées à son seul amour. Ce n’était pas la vie du cloître qui l’attirait, elle avait connu des religieuses dans son école ou ailleurs, mais elle ne se sentait pas bien faite pour une règle, des horaires, etc. Mais n’avoir d’autre amour que Jésus, là elle se sentait partante. Seulement, elle se sentait indigne d’être à Lui. Non pas qu’elle ait connu beaucoup d’aventures sentimentales jusque-là, une certaine fierté naturelle l’avait gardée des flirts si répandus autour d’elle ; à part une triste soirée dont elle avait encore la nausée, elle n’avait vu l’amour humain que de loin, à travers les livres ou les romans-photos. Mais un tel choix l’impressionnait et lui paraissait réservé à quelques pures figures angéliques. Or ne voilà-t-il pas que le Seigneur frappait de plus en plus fort à la porte de son cœur : « viens, ma Bien-aimée, ma toute belle, la saison des pluies est passée ». Quand elle pensait à la grande joie de cet été, il lui semblait qu’elle rebondissait soudain dans une autre direction. Mais pourquoi fallait-il que ce soit elle à qui Jésus vienne faire sa cour, de cette façon ? Curieusement, elle n’avait pas jusqu’ici trouvé la force de parler de cela avec sa vieille amie. Elle se moquerait de moi, pensait-elle...

Et puis voilà que c’était elle qui avait deviné ! « Toi, ma petite Christelle, tu es amoureuse ... Non ! ne te récrie pas, ça se voit cela, quand on a mon âge. Amoureuse, mais pas de n’importe qui... Quel humour il a le Seigneur Jésus... Où ne va-t-il pas chercher les petites fleurs dont il veut peupler son parterre ! » « Tu sais donc ce qui m’arrive ? Mais ça ne te semble pas fou, bonne maman, qu’il ait pensé à quelqu’un dans mon genre ? Il ne doit pas manquer de filles bien élevées, instruites, plus douées que moi ? Alors pourquoi ? » « Mais on a aussi besoin de bonnes mères de famille, tu sais. I1 ne se réserve pas pour son usage l’élite des chrétiennes, sinon... Et, puis je vais te dire : il se plaît à remplir les petits riens, à manifester sa puissance avec pas grand’chose ». Du coup, la voici rassurée et elle sourit du compliment : « c’est ça, je suis le petit rien de Jésus ! ». Et il n’en fut plus question pendant quelques jours.

Seulement Marcelle vit sa petite protégée redoubler de délicatesse pour elle. Elle savait l’extrême difficulté qu’elle avait à se chausser le matin, surtout depuis que l’arthrose criblait son dos, aussi venait-elle de bonne heure pour la surprendre au saut du lit, lui mettre bas et chaussures, la conduire à travers l’appartement. Même quand Marcelle recommença à sortir et à se rendre à la messe matinale, Christelle était là, fidèle à son poste. Elle s’était dit une fois pour toutes que ces pauvres pieds douloureux étaient ceux du petit Jésus dans la crèche et elle les entourait de tout le soin possible. Et c’était l’occasion de bien beaux moments de ferveur entre elles. Marcelle devina aussi qu’à son travail, Christelle faisait de gros efforts même dans les jours de fatigue pour accueillir chacun avec un égal sourire : les questions idiotes, les revendications puériles de ceux qui se présentaient à son guichet la faisait encore sursauter, mais c’étaient autant de petits cris vers son grand Ami : je suis là, je t’aime, Jésus, Jésus. Et elle refoulait les ripostes malgracieuses ou les haussements d’épaules en serrant son chapelet dans sa poche : un jour, elle avait tout le dessus des doigts meurtris à force d’avoir fait cela. Bien sûr, elle n’en dit rien, mais, là encore, Marcelle devina, tant il lui semblait lire dans le cœur de sa jeune compagne.

Peu de jours après le "grand aveu", Marcelle finit par lui demander : « mais ton projet, celui dont tu m’as fait la confidence (Christelle la regardait d’un œil interrogateur, vaguement inquiète), tu en as parlé au prêtre auquel tu te confesses ? » « Non, bonne maman, pourquoi ? » « Parce qu’il aurait peut-être un bon conseil à te donner ». Ça, elle n’y avait pas pensé... A vrai dire, la confession un peu régulière avait bien du mal à se mettre en place dans sa vie. Elle voyait de temps en temps le P. X* qui recevait après la messe dans la sacristie de Saint Edouard. Il lui était aussi arrivé d’aller à la Médaille Miraculeuse dont elle aimait la foule fervente. Depuis quelque temps, elle découvrait le bienfait de venir souvent laver son cœur à la fontaine de grâce, mais les conseils très généraux qu’elle recevait à cette occasion (« il faut faire confiance, ne pas se décourager, etc ») ne l’aidaient pas beaucoup. Une fois ou l’autre elle avait souffert d’une question un peu inattendue qui lui était posée (« vous ne croyez pas qu’il vaudrait mieux faire un effort pour être plus patiente au travail que de courir tous les jours à la messe ? »). Elle avait enfoui tout cela dans son cœur, sûre que cela faisait partie de la cure que Jésus lui proposait pour guérir plus vite de son orgueil. Mais elle ne voyait pas encore dans le prêtre celui qui pourrait la guider vers la sainteté. Autant elle se sentait à l’aise avec Marcelle qui semblait ressentir les choses avant qu’elle les ait dites, autant il lui en coûtait de partager son âme avec un ministre du Christ qu’elle voyait toujours un peu pressé, visiblement si chargé de soucis et de responsabilités.

Pourtant elle osa. Ce fut bien pour obéir à bonne maman qui lui avait dit très simplement : « si ton projet vient de Jésus, comme le prêtre est son envoyé, Jésus lui-même lui inspirera ce qu’il faut te dire pour aller plus loin ». Elle avait mal dormi cette nuit-là, et, dans la perspective de ce rendez-vous pris avec le P. X*, elle avait l’impression d’être tellement ridicule ; elle finit par se dire que ce serait la réponse de Jésus : s’il riait et ne la prenait pas au sérieux, elle accepterait cette leçon comme venant de son grand Ami. Le P.X* ne rit pas, il écouta même très gravement la petite Christelle raconter son aventure, ses débuts dans l’Église, la rencontre de Marcelle, son désir de servir Jésus. Il réfléchit quelques instants, puis lui dit que des choses comme cela, il faut les mûrir dans son cœur, mais qu’elles ne sont certainement pas vaines, que Jésus n’appelle pas en vain. I1 lui fixa un programme de prières et lui donna rendez-vous quinze jours plus tard.

« Tu vois, triomphait Marcelle, le Seigneur qui a parlé dans ton cœur a aussi ouvert les yeux de son serviteur ». Christelle continua sa vie de prière, humble et forte. Ce qu’elle ne disait pas à Marcelle, c’est que depuis quelque temps elle avait découvert, en lisant la vie de saint François, la place de la pénitence. Il lui arrivait de ne manger le soir qu’un peu de pain trempé dans l’eau, et, au lieu de s’étendre dans ses draps bien douillets, de se rouler dans une couverture sur le dallage de sa salle de bains. Elle se relevait un peu courbatue, mais comme elle avait généralement bon sommeil, elle n’était pas plus fatiguée, au contraire.

Vint la rencontre avec le P. X*. La veille, Marcelle s’était sentie plus mal et n’avait pas reparu à l’église. Le médecin appelé par Christelle avait confirmé que l’arthrose s’aggravait et se doublait d’autres maux, une bronchite tenace la fatiguait depuis quelque temps et les quintes de toux se faisaient de plus en plus fréquentes et rauques. « Tout cela, c’est pour toi », lui avait dit Marcelle, « je voudrais tellement te porter aux pieds de Jésus, qu’il fasse de toi une petite sainte ». Quand elle disait cela, Christelle avait vu sur son visage un merveilleux sourire qui transfigurait la douleur.

Encore soucieuse de voir décliner la santé de sa vieille amie, elle se présenta à l’heure dite chez le P. X* qui la reçut avec cordialité et bienveillance. Ils parlèrent ensemble de la prière, du service des autres, des problèmes des jeunes. Puis il lui demanda : « vous pensez donc toujours vous faire religieuse ? ». Christelle fut un peu interloquée : elle ne pensait pas tellement à cela. Elle voulait appartenir à Jésus, 1e suivre dans une vie toute simple de prière et de renoncement, elle n’allait pas beaucoup plus loin. Elle avait même un peu peur de tout ce qui ressemblerait à une vie réglée ; elle pensait que son aventure était si spéciale qu’elle ne pourrait rencontrer personne qui puisse partager exactement son but.

« Mais, mon Père, je ne sais pas. Je ne sais qu’une chose : je veux aimer Jésus seul, je veux le servir à ma place, là où je suis, à la poste, dans la paroisse, auprès de ceux à qui vous m’enverrez ». Elle n’osait prendre comme référence Catherine de Sienne, de peur de paraître bien orgueilleuse.

Le prêtre était perplexe : il y avait bien un délégué aux vocations, auquel il aurait pu adresser Christelle, mais il avait peur, en voyant la jeune fille si démunie pour exprimer son "secret", de la décourager, cette démarche lui paraîtrait sûrement très administrative. Là où elle avait besoin d’approfondir sa recherche dans la confiance, on lui proposerait un parcours du combattant qui risquait de la détourner à jamais de l’appel entendu. Il faut dire que le P. X* ne connaissait de la vie religieuse que ce que lui avait permis d’apercevoir l’aumônerie du lycée où il collaborait avec deux sœurs de l’Assomption. Jamais il n’avait eu à guider de vocation de ce modèle et, par peur de mal faire, il se montrait prudent. L’entretien se termina sur quelques bonnes paroles, sur une promesse de prière mutuelle. Christelle aurait bien voulu se confesser, mais n’osa pas. Rendez-vous fut pris pour la semaine suivante.

Marcelle souriait doucement, elle ne pouvait presque plus parler. Dans un souffle elle dit à sa protégée : « Confiance, Jésus veille sur ses brebis ! ». Quelques jours plus tard, le curé de Saint Édouard vint lui donner l’onction des malades et dit la messe dans sa chambre. Christelle était là dès qu’elle sortait de son travail, elle aidait comme elle pouvait l’infirmière qui s’occupait de la vieille dame et bientôt s’installa là pour la nuit. « Le cœur est bien fatigué, avait dit le médecin, elle peut s’éteindre d’un moment à l’autre ». Christelle, cachant ses larmes, s’était précipitée au pied du Crucifix pour supplier son grand ami de lui garder sa "bonne maman". Marcelle qui somnolait avait deviné sa présence et lui avait pris la main dès qu’elle s’était approchée. « Ne t’inquiète pas pour moi, je ne désire plus qu’une chose : Le voir de mes yeux. Tu m’entends : Le voir pour toujours. Mais toi, il faut que tu me fasses une promesse. » « Laquelle, bonne maman ? » « que tu me promettes de tout continuer comme si j’étais encore là, pour Lui, pour Sa joie. » « Je te le promets, mais ce serait encore mieux si tu restais avec nous. J’ai tout à apprendre encore... » « Jésus t’instruira, petite, et l’Église... ». C’est elle qui lui rappela son rendez-vous avec le P.X*.

Entre-temps celui-ci avait beaucoup réfléchi. Dans sa prière revenait la curieuse demande de Christelle si mûre par certains côtés mais si peu au fait des réalités de l’Église. Fallait-il se charger de conduire cette âme malgré son peu d’expérience à lui, ou la renvoyer à plus compétent au risque de briser l’élan d’une vocation naissante ? Au cours de sa prière s’imposaient les mots de Jésus à Pierre : « N’aie pas peur ! », et il lui semblait que cette rencontre était pour lui comme un appel à jeter le filet plus loin qu’il ne l’avait fait jusque-là.

Quand elle arriva, il lui demanda bien sûr des nouvelles de sa vieille amie et promit de dire pour elle la messe du lendemain qui n’avait pas d’intention. Ce fut elle qui commença l’offensive : « Père, voulez-vous m’apprendre à prier, j’ai tellement besoin de savoir ». Il ne manquait plus que cela ! Ce n’est pas que le P. X* fût ignorant en spiritualité, mais de là à conduire sur les voies de l’oraison un cœur comme celui de Christelle... Il rassembla ses souvenirs de sainte Thérèse et commença à parler de la prière du cœur, d’une façon qui lui parut à lui terriblement lourde et maladroite. Christelle, attentive, écoutait, posa même une ou deux questions si justes que le pauvre prêtre faillit lui demander de prendre sa place, il aurait certainement gagné à l’écouter sur ce sujet ! Mais elle semblait vraiment beaucoup attendre de cet entretien et des suivants.

L’effet le plus inattendu fut que le P. X* se mit lui-même à approfondir sa vie de prière, on aurait pu voir souvent la lampe de l’église allumée même jusqu’à des heures avancées de la nuit. Conscient du vide de son cœur et de son esprit, et du peu qu’il avait à transmettre, il s’attacha à la vie intérieure pour ne pas décevoir l’étonnante brebis que Jésus lui confiait, et, sans s’en apercevoir, son cœur se dilata.

Marcelle se survivait. On ne pouvait pas dire autre chose. Les semaines n’apportaient pas de réelle amélioration mais elle était toujours là, tantôt endormie, tantôt très présente à la conversation, mais les phrases étaient rares, toute son attention était tournée vers le beau crucifix qu’elle avait fait accrocher devant elle. Il était le seul témoin de ses luttes. Jamais une plainte n’était sortie de ses lèvres... Elle continuait de faire passer doucement Christelle dans les bras de l’Église, l’encourageant à se confier au P.X*, lui suggérant de s’engager dès qu’elle le pourrait dans des activités apostoliques (le groupe des jeunes que la paroisse voulait réunir). Christelle se laissait faire et par moment sa peine de voir partir sa vieille amie se transformait en une assurance étonnante, la certitude que rien au monde ne pourrait lui arracher ce qu’elle avait découvert près d’elle, que leur amitié n’était même pas menacée par la mort.

L’issue ne devait plus beaucoup tarder et Pâques arrivait. Marcelle avait voulu que sa compagne vive une vraie semaine sainte, participant aux offices, décorant le reposoir du Jeudi Saint, restant longtemps près de la Croix nue le lendemain. C’est le samedi qu’elle s’éteignit, après une dernière nuit de combat. Christelle, qui revenait de l’église, eut juste le temps de l’embrasser et de lui glisser à l’oreille : « Jésus ! Jésus ! ». Son visage était maintenant très serein. Christelle pleurait, bien sûr, mais une étonnante confiance envahissait son cœur, elle ne doutait pas de la victoire de son Bien Aimé.

L’Alléluia pascal ne la surprit pas. Elle le savait déjà secrètement présent dans les ténèbres de la Passion. C’est là qu’elle eut la sensation que son offrande était acceptée, que Jésus la prenait vraiment pour fiancée, lui faisant part de sa joie indescriptible. Il lui avait retiré ce lien si précieux qui l’avait portée jusque-là, mais c’était pour lui donner comme famille son Église.

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