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Christologie dyonisienne du Verbe incarné

P. Michel Gitton

La christologie de Denys l’Aréopagite (appelé de plus en plus le pseudo-Denys, mais nous préférerions l’appellation « Denys le Mystique », lancée par Jean-Luc Marion en 1972 dans Résurrection n°38), a fait l’objet d’appréciations contradictoires : jugée équivoque par René Roques, elle inspire à Urs von Balthasar d’admirables pages dans la Gloire et la Croix, et elle continue de susciter débats et controverses.

Pour mesurer la portée des affirmations du mystérieux auteur qui se cache dans le converti de saint Paul, il nous paraît indispensable de reprendre avant tout les textes d’une certaine étendue dans lesquels Denys expose sa conception du Christ Verbe Incarné. Il ne lui consacre aucun traité particulier, mais le Christ figure en bonne place dans les Noms Divins, la Hiérarchie Ecclésiastique, ainsi que dans deux lettres du corpus dionysien. Plusieurs références renvoient aux Hypotyposes théologiques, où Denys aurait traité plus en détail la question. Mais on a des raisons de considérer cette œuvre comme fictive. D’autres allusions au Christ se trouvent dans l’œuvre de notre auteur, mais il s’agit ou bien de mentions brèves et très allusives, ou bien de développements sur d’autres points ne concernant pas directement l’Incarnation [1]. Nous nous sommes donc limité à dix textes, dans lesquels la réflexion se développe d’une manière relativement explicite. Nous commenterons tour à tour chaque texte, après l’avoir traduit. Viendront ensuite les réflexions générales.

La traduction de Denys pose des problèmes particuliers. Pour tenter au maximum de rejoindre les précisions du texte et garder un vocabulaire unifié, nous avons couru le risque d’une certaine lourdeur. Mais nous n’avons pu garder ni l¬a traduction de Dom Chevallier [2], ni celle de Gandillac [3], souvent trop désinvoltes et parfois carrément fautives. Par contre, pour les Lettres, nous avons partiellement utilisé la récente traduction de Madeleine Cassingena dans la collection « les Pères dans la foi » (Pseudo-Denys, La théologie mystique et les lettres, 1991).

Les quatre premiers textes sont extraits des Noms divins, les quatre suivants de la Hiérarchie ecclésiastique, les deux derniers du corpus des Lettres [4].

TEXTE 1

La première réflexion sur l’Incarnation est fournie par une méditation sur les noms divins que la théologie déploie à partir de l’Écriture, tels que « Unique, Cause des êtres, Sage, Beau », etc... On arrive au nom d’« ami des hommes » (philanthrôpos), que Denys considère comme particulièrement convenable à Dieu.

La Théarchie (c’est ainsi que Denys nomme la divinité) est dite, éminemment, amie des hommes, parce que, en l’une de ses hypostases, elle s’est unie véritablement et complètement avec les réalités qui sont les nôtres, les rappelant à elle et relevant le triste état dans lequel se trouvait l’humanité. A cause de cela Jésus, tout simple, a subi une composition, l’éternel a reçu un étirement temporel, et il a connu un devenir à l’intérieur de notre nature, celui qui excède suressentiellement tout rang de nature, et cela avec une stabilité des propriétés (de nature) sans changement ni confusion.

Comme Denys connaissait Ignace d’Antioche, qu’il cite par ailleurs (« le divin Ignace », DN IV, 12 = PG3, 709B), il n’est pas impossible d’entendre ici une réminiscence de la formule de cet auteur, qui posait le thème fondamental pour toute christologie à venir : « L’intemporel, l’invisible, celui qui s’est fait pour nous visible, l’impalpable, l’impassible, celui qui s’est fait pour nous passible, celui qui a tout supporté pour nous de toutes les façons » (Ad Polycarpum 3,2) : le triple « pour nous » dénote l’insistance sur la philanthropie divine.

Le vocabulaire de Denys, sans être technique, se révèle d’une étonnante précision : si Dieu s’engage, c’est dans une de ses personnes (ou hypostases), celle du Fils. L’Incarnation réalise une hypostase « composée », c’est du moins ce qu’il faut déduire de la formule « Jésus tout simple a subi une composition ». On a voulu voir dans le verbe syntithenai, ou l’adjectif synthetos, une référence au monophysisme mitigé des Sévériens ; c’est bien à tort, car le terme, connu depuis Origène pour dire la complexité de l’être humano-divin du Christ, et qui acquerra au deuxième Concile de Constantinople ses lettres de noblesse (Denz. 428 : « la différence des natures dont le Christ est composé »...synetethè), n’est pas refusé par l’orthodoxie chalcédonienne. Il se pourrait aussi que l’affirmation finale, sur la stabilité des propriétés sans changement ni confusion, soit une allusion à la définition du Concile de Chalcédoine (Denz. 302) : « (nous confessons) un seul et même Christ, Fils, Seigneur et Monogène, reconnu en deux natures sans confusion (asynchytôs - le même terme que celui employé par Denys sous forme d’adjectif) sans changement, sans division et sans séparation, la différence des natures n’étant en rien supprimée par l’union, mais la particularité de l’une et l’autre nature étant au contraire préservée (littéralement : sauvée) ». Plusieurs commentaires voient dans ces « propriétés », que Jésus conserve inchangées, sa seule nature divine (Gandillac : « tout en conservant immuable et sans mélange tout ce qu’il possède en propre ») ; il est exact que l’expression est employée en ce sens dans d’autres passages sur lesquels nous aurons à revenir (textes 5 et 7), mais c’est la plupart du temps avec un qualificatif. On peut aussi faire valoir que les propriétés font penser aux « particularités » dont la définition de Chalcédoine affirme le maintien dans le Fils incarné et qui sont, là, les particularités des deux natures. Toutefois, vu que l’insistance de Denys porte la plupart du temps sur l’intégrité de la nature divine, il est peut-être prudent de ne pas tirer trop de ce passage.

Le texte que nous avons examiné fait une place importante (et ce sera souvent le cas dans la suite des textes) au motif de l’Incarnation. La philanthropie divine se manifeste au fait de « rappeler » (anakaleisthai, littéralement : appeler vers le haut), de redresser (anatithenai) l’homme de sa condition déchue. D’autres verbes composés du même préverbe se retrouveront ailleurs (texte 8 anaspônta kaï anakainizonta), preuve que Denys, qui parle de la descente (kathodos, texte 8) du Verbe, a bien en vue le schéma descente/remontée, dont on sait la prégnance dans la réflexion théologique depuis l’Hymne aux Philippiens.

TEXTE 2

L’Incarnation, pour Denys, aboutit à une nomination de Dieu originale dans la mesure où elle n’a pas pour sujet la nature divine en tant que telle, mais concerne une personne en particulier ; elle ne donne donc pas lieu à un de ces noms qui reconnaissent en Dieu la cause d’une qualité créée (comme « Vie, Intelligence, Bonté »), nous sommes là dans un autre registre.

Se trouve clairement distinct de l’activité divine pleine de bienveillance en notre faveur, le fait que le Verbe suressentiel ait pris rang d’essence chez nous, de nous, complètement et véritablement, et qu’il a agi et subi en des domaines qui sont distincts et propres à son activité divine à lui dans l’humanité. Car à ces domaines le Père et l’Esprit n’ont eu part en aucune façon, si ce n’est, pourrait-on dire, au titre de la volonté bienveillante et amie des hommes, et au titre de l’activité divine globale transcendante et ineffable, que l’Immuable, comme Dieu et Verbe de Dieu, a réalisée lorsqu’il est venu chez nous.

La phrase un peu embarrassée de Denys commence par distinguer, avant de tenter de rapprocher les deux termes. D’un côté « l’activité divine (théurgie) pleine de bienveillance » qui sous-tend tout l’agir créateur de Dieu ; de l’autre, la mission temporelle du Fils. Pour marquer la particularité de la seconde, Denys reprend en le synthétisant ce qu’il avait dit plus haut (voir texte 1) : l’Incarnation met en jeu « complètement et véritablement » la personne du Fils, et elle consiste pour lui à prendre rang d’essence (créée), « chez nous » et « à partir de nous », deux prépositions (kataet ek) qui suffisent à exprimer la pleine humanité de Jésus. Deux verbes indiquent ensuite plus précisément en quoi consiste le devenir-homme du Fils de Dieu : « agir » et « subir », ce qui ouvre le chemin à la « Passion » comme acte suprême du Sauveur. Mais Denys ne se résigne pas à cette distinction, quelque part il lui faut retrouver l’unité de l’être divin : il la situe au niveau de la volonté (boulèsis) qui est commune aux Trois, c’est le dessein d’adoption incluant la mission temporelle du Christ. Il la retrouve encore en revenant sur la « théurgie » (ou action divine) dont la transcendance inclut toutes les œuvres de Dieu ad extra depuis la création jusqu’au salut. L’Incarnation est alors le moyen employé par le Dieu Verbe pour réaliser à sa place ce qui est commun aux Trois [5]. L’accent est mis ici sur la divinité du Fils, qui réalise, selon son style propre, l’œuvre divine globale.

TEXTE 3

Nous sommes toujours au livre II des Noms Divins, dont l’objet est de situer par rapport à la Trinité notre nomination de Dieu. L’occasion est ainsi donnée à Denys de poser en principe l’impuissance de nos concepts face à la réalité de Dieu, même et surtout quand Il paraît se manifester de la façon la plus univoque (comme avec les termes de « Père » et de « Fils »).

Le point le plus manifeste de toute la théologie, à savoir le divin modelage de Jésus selon notre humanité, est aussi inexprimable par tout discours et inconnaissable pour toute intelligence, fût-ce pour le plus élevé en dignité des anges les plus vénérables. Et, sans doute, nous accueillons religieusement son inscription dans l’être comme homme, mais nous ignorons comment il a été modelé à partir d’un sang virginal selon une loi qui échappe à la nature, et comment il a pu franchir à pied sec, alors que ses pieds ont un volume corporel et un poids de matière, l’élément humide et instable, et encore beaucoup de choses qui font partie de la physiologie surnaturelle de Jésus.

Denys part du paradoxe de la Révélation chrétienne : plus Dieu se révèle, plus il se cache, ou plutôt plus sa révélation nous dévoile des profondeurs inédites de son être. L’Incarnation, qui peut paraître la manifestation en visibilité humaine de Dieu, ne marque pas la fin du mystère, mais au contraire le confirme. Denys rappelle que nulle intelligence créée ne peut accéder seule à la connaissance de l’Incarnation. Il ne s’agit pas seulement de dire qu’elle ne fait pas partie des vérités accessibles à la raison naturelle et n’est connue que par Révélation : Denys affirme que, même admis le fait de l’Incarnation, reçu par la foi, son mode demeure inconnaissable. Il en prend deux exemples : la naissance virginale et la subtilité du corps du Christ, telle qu’elle se révèle dans la marche sur les eaux. Ces deux exemples lui tiennent à cœur, puisqu’on les retrouve dans la Lettre IV (texte 10) ; visiblement il pense à ses devanciers [6]. La « physiologie surnaturelle de Jésus », dont parle Denys, ne consiste pas à poser côte à côte des données connues et inconnues, comme si seulement une partie du mystère de l’Incarnation nous était connue. A vrai dire, pour rester dans la ligne de sa pensée, ce sont les mêmes choses qui sont connues et inconnues : la « physiologie du Christ » nous apparaît par certains traits dont nous n’avons pas la clef, pas plus que nous ne pouvons accéder à la compréhension de ce qu’est un Homme-Dieu ; mais, si, dans la foi, nous recevons la lumière paradoxale qui se dégage de ces traits contrastés, nous accédons bien à une certaine connaissance de la divinité.

L’Incarnation est caractérisée de deux façons : « théoplastie », modelage d’un Dieu — Denys aime l’image du modelage qui rappelle sans doute Gn 2,7 (« et Dieu modela l’homme… » : dans CH IV, 4 (PG 3, 181B), le mot theoplastia est repris pour dire la formation de Jésus en Marie — ; « inscription dans l’être », « ontologisation » pourrait-on dire, car il s’agit pour Dieu, qui pour Denys est au-delà de l’être, au-delà de l’essence, de prendre rang d’essence. Denys ne méconnaît nullement le réalisme de l’Incarnation, son affirmation sur le caractère « surnaturel » de l’humanité du Christ n’aboutit à aucune position de type docète : les pieds du Christ ont « un volume corporel » et « un poids de matière ».

TEXTE 4

Denys éprouve ici le besoin de citer un extrait d’un ouvrage perdu, et peut-être jamais écrit, de celui qu’il appelle Hiérothée et qu’il présente comme son maître : il s’agit des Éléments de Théologie. On ne saura jamais s’il s’agit là d’une fiction pour présenter sa propre pensée ou d’un ouvrage réel.

Le passage pose d’abord la divinité de Jésus, qui est dite « cause de toutes choses et les menant toutes à leur achèvement » (c’est l’équivalent du « par lui et pour lui » paulinien, ou encore de l’alpha et de l’oméga). Puis vient un interminable développement, que nous ne ferons pas figurer ici, dans un style très dionysien, sur les paradoxes de tout discours sur Dieu, qui doit manier sans cesse affirmation et négation par transcendance (« forme donneuse de forme en ceux qui sont sans forme en tant que principe de la forme, mais informe en ceux qui ont une forme comme étant au-delà de la forme ») : n’oublions pas qu’il s’agit de la divinité de Jésus (commune au Père et au Saint Esprit), qui va rentrer mystérieusement en composition avec l’humanité. On a l’impression qu’avant tout discours qui juxtapose le divin et l’humain (comme le fait la formulation des deux natures), on se met en garde contre la possibilité de concevoir le divin comme l’étage simplement supérieur par rapport à la nature humaine. Relisons dans cet esprit l’un des premiers paradoxes dont nous entretient le texte : (la divinité de Jésus) est « celle qui sauve les parties en les gardant en symphonie avec le tout » ; toutefois, elle n’est elle-même « ni partie ni tout, mais tout et partie en tant qu’elle accueille, dépasse et précède toute composition de tout et de partie ». On pourrait y voir une réflexion générale sur Dieu présent à toute réalité tout en restant transcendant. Mais l’emploi du verbe « sauver », qui rappelle la définition de Chalcédoine, où l’on nous dit que l’union des natures n’abolit pas les différences, mais plutôt les sauve (les préserve), nous invite à penser que Denys (si c’est lui l’auteur) prépare en fait son arsenal conceptuel pour penser la « composition hypostatique », qui fait de l’Homme-Dieu un être un en deux natures, la divinité n’étant évidemment ni une partie, ni un tout. La dire « partie » reviendrait à nier la transcendance divine, la prétendre « tout » aboutirait à une position de type monophysite.

Après ces développements il en vient à l’Incarnation :

A cause de cela, depuis que (Jésus), mû par son amour des hommes, vint jusqu’à notre nature, qu’il a pris réellement rang parmi les êtres, et qu’il s’est comporté en homme, lui le Dieu transcendant, il a gardé même dans ces domaines son caractère surnaturel et suressentiel, non seulement par le fait qu’il est entré en communion avec nous sans altération et sans mélange, et sans être en rien diminué dans l’excès de sa splendeur à la faveur de son indicible kénose, mais encore parce que - et c’est l’innovation des innovations - il se tient surnaturellement dans nos réalités naturelles, prenant tout ce qui est à nous, tout ce qui vient de nous, mais d’une manière qui nous dépasse.

Le vocabulaire employé par Denys, ou son mystérieux inspirateur, n’est plus là pour nous surprendre. L’Incarnation est toujours présentée comme présence du Transcendant dans l’humanité, mais le but est de forcer le paradoxe. Rien n’est épargné pour souligner le réalisme de l’Incarnation : Jésus est « venu », il s’est mis dans notre nature, il s’est fait homme mâle (anèr et pas seulement anthrôpos), il s’est vidé (Denys reprend le mot paulinien : kenôsis), et pourtant il n’a renoncé en rien à sa transcendance ; et ceci n’est pas au sens d’une simple conjonction des deux natures, où il resterait Dieu tout en étant un homme comme les autres, mais au sens d’une réelle innovation de la nature humaine qui ne fonctionne plus selon le cours habituel. La pointe est là : « tout ce qui est à nous, tout ce qui vient de nous, mais d’une manière qui nous dépasse ». Comment comprendre ce dépas-sement ? Évidemment les allusions à la « physiologie miraculeuse » du Christ dans le passage précédent sont nettement l’illustration de cette position. Faut-il en conclure que l’humanité du Christ, dès avant sa Passion, était si imprégnée de sa divinité qu’elle n’était plus vraiment comme la nôtre ? Où serait alors l’assomption de notre condition ? Où serait le « sans mélange », affirmé précédemment dans le sens de Chalcédoine ? A notre avis, Denys, qui a senti le problème, ne l’a pas résolu. Il faudra attendre Maxime le Confesseur et sa distinction entre « le logos de la nature » (identique pour le Christ et nous) et « le tropos de la personne » (le mode gracieux selon lequel le Christ saisit l’humain) pour comprendre que le Christ peut innover notre nature sans la rendre monstrueuse. Ce qu’il apporte n’est pas une infiltration du divin dans l’humain, mais une nouvelle manière de vivre notre vie, avec les facultés qui sont les nôtres (y compris la volonté), et qui restent limitées, cette manière, ce mode, étant la tournure filiale que la personne du Fils vient transposer chez nous pour nous la partager [7]. Il est remarquable que saint Thomas, qui a vu la difficulté d’une « physiologie » monstrueuse de l’homme Jésus, est amené à nuancer dans son commentaire l’énoncé de Denys : « non certes que (dans la marche sur les eaux) le corps du Christ aurait perdu sa pesanteur par l’acquisition du don d’agilité, comme l’ont dit certains, mais avec des pieds qui conservaient la pesanteur de la matière, cela s’est donc opéré par une force divine qui nous reste incompréhensible » (Lectio IV, à propos de DN II,9).

Poursuivons par quelques extraits glanés dans la Hiérarchie Ecclésiastique, autre ouvrage de Denys, dont l’objet n’est pas tant le fonctionnement de l’Église que la manière dont la vie divine s’y transmet par les sacrements. Nous y rencontrons l’Incarnation dans le chapitre III, consacré à la communion (textes 5-7), et dans le chapitre IV, consacré à l’onction (chrismation, texte 8).

TEXTE 5

L’action du Christ est présentée comme le remède direct à la domination du démon sur l’espèce humaine.

L’immense amour des hommes qui inspire la bonté théarchique n’a pas refusé d’exercer avec bienveillance à notre égard sa providence directement concernée par nous. Au contraire, il va véritablement partager par son devenir toutes les réalités qui sont les nôtres, sans le péché. Et s’étant uni à notre petitesse, tout en gardant la possession sans mélange et sans souillure de ses propriétés, il nous a fait le don de la communion avec lui, au fond comme à des frères de race, et il nous a reconnus officiellement comme ayant part à ses propriétés merveilleuses.

La difficulté de ce texte qui s’accorde mal, nous semble-t-il avec le texte 2, c’est que le sujet n’est jamais ici le Fils, mais la « philanthropie divine qui inspire la bonté théarchique ». Toutefois, les précisions données par ailleurs écartent toute ambiguïté. Si le projet est bien attribuable à la Bonté divine en général, son exécution est bien, pour Denys, le fait du Fils seul. Curieusement, Denys emploie un futur pour donner un côté dynamique à la décision de l’Incarnation (methexei, qui contraste avec les aoristes qui suivent). Encore une fois le paradoxe est poussé jusqu’au bout. Le réalisme de l’Incarnation est évoqué par les mots « devenir », « petitesse ». Mais le Fils garde la possession (hexis) des propriétés, qui sont, cette fois-ci, sans conteste, celles de la nature divine. Le salut procuré par l’Incarnation est aussi mis en valeur : il s’agit d’une vraie communion, établissant une sorte de parenté entre le Fils et les hommes, et un partage des attributs divins. L’Aréopagite signe ici son témoignage : « nous sommes de sa race » disait saint Paul devant l’Aréopage, en reprenant un passage d’Aratos (Ac 17,28). La référence scripturaire à laquelle font allusion les derniers mots du texte (« il nous a reconnus officiellement ») n’est pas facile à identifier : on peut penser, dans les discours après la Cène, aux affirmations du genre « je ne vous appelle plus serviteurs, mais amis » (Jn 15,15).

TEXTE 6

Le contexte est celui de la communion eucharistique, dans laquelle le Christ se partage à l’infini entre ses fidèles.

Ce qu’il y a d’unique, de simple et de caché dans Jésus, le Verbe souverainement théarchique s’est avancé, par pure bonté et amour des hommes, dans l’Incarnation, jusqu’à l’état composé et visible, sans pour autant s’altérer, et il a fait ce qu’il fallait pour réaliser la communion unificatrice entre nous et lui, accomplissant ainsi son œuvre de bonté, et unissant par le sommet nos petitesses avec ce qu’il y a de plus divin en lui, si du moins nous nous laissons adapter à lui comme les membres au corps, pour réaliser la même vie sans souillure et toute divine.

En parallèle avec la communion eucharistique, qui multiplie la présence sans diviser le Christ, Denys pose à nouveau le paradoxe de la simplicité et de la composition (voir texte 1). L’Incarnation (littéralement « l’humani-sation », mais le terme est usuel dans la langue des Pères grecs) est vue maintenant davantage dans son effet : communion unifiante entre le Christ et les hommes, rencontre « par le sommet » du plus haut et du plus petit : il n’y a que le plus haut, le plus divin, qui puisse rejoindre le plus faible.

TEXTE 7

Ce texte fait presque immédiatement suite au précédent et garde le même contexte.

(Le grand prêtre qui donne la communion) dessine d’une façon sensible, lorsqu’il met Jésus le Christ sous nos regards, la vie intelligible qui est la nôtre, comme en image. Jésus en effet a pris forme de nous par amour des hommes dans son Incarnation totale et sans confusion, quand il quitte son état caché dans le monde divin pour venir chez nous, et qu’il sort pour prendre ce qu’il y a de divisible chez nous, lui qui vient de l’Un par nature, sans pour autant s’altérer. Il appelle la race humaine, par cet amour des hommes source de tout bien, à la participation à lui et aux propriétés excellentes qui sont les siennes, si du moins nous nous laissons unir à sa vie pleinement divine, par assimilation dynamique de nous à elle, et ainsi en vérité nous serons complètement établis en communion avec Dieu et les réalités divines.

Celui qui communie reflète le mystère de l’Incarnation comme en icône (en eikosi). Le parallèle est donc celui-ci : d’un côté le Corps du Christ un et pourtant partagé à l’infini, de l’autre le Verbe de Dieu dans la simplicité de son être, entrant par l’Incarnation dans le domaine des réalités multiples et composées. Cela nous vaut une nouvelle description de l’opération qui fait du Fils éternel un être créé, « sans altération », comme prend bien soin de le répéter Denys. Les mots sont encore une fois très forts : il s’agit de sortir (la préposition ekest employée deux fois), il s’agit même de procéder (proïenaimot qui sert d’habitude à indiquer les processions intra-divines), et le terme de cette descente est cette fois-ci caractérisé par le mot « divisible » (ou divisibilité, to meriston). L’accent est évidemment mis sur les effets de l’Incarnation rédemptrice : participation à Dieu, communion avec lui.

TEXTE 8

Nous sommes ici dans le chapitre consacré à la consécration des huiles. A propos d’un détail qui peut paraître anecdotique (la présence d’un objet liturgique représentant un séraphin), Denys développe sa pensée sur l’Incarnation.

L’ordre très divin des essences supra célestes (celui des séraphins) n’a pas ignoré la descente de Jésus, le très Théarchique, en vue d’être consacré ; il conçoit qu’il s’est abaissé saintement dans les réalités qui sont les nôtres, à cause de sa divine et indicible bonté. Et ayant vu qu’il recevait à la manière humaine la consécration et de son Père et de l’Esprit, il sait que le principe propre (de la divinité) garde sans aucune altération, dans les actes qu’il est amené à accomplir théarchiquement, ce qui lui est essentiel. C’est pourquoi la tradition des mystères sacrés associe les séraphins à la consécration de l’huile divine, car elle sait - et elle nous le dessine en image - que le Christ est inchangé dans son Incarnation chez nous complète et véritable. Ce qui est encore plus merveilleusement divin, c’est qu’on se sert de cette huile divine pour toute action liturgique, manifestant ainsi de manière effective que c’est le Consacré qui consacre, selon les mots de l’Écriture (Jn 17,19), car il est toujours identique à lui-même à travers toute l’action bienveillante de la Théarchie.

L’auteur trouve là la raison de la chrismation qui suit le baptême. Il voit également un rapprochement avec l’onction du baptistère faite par le grand prêtre sous la forme d’une croix :

(avec cette onction) il (le grand prêtre) manifeste aux yeux contemplatifs Jésus qui, en vue de nous conférer la divine naissance, a plongé même jusqu’à la mort par la croix, accomplissant ainsi une descente toute divine et irrésistible, il le montre aussi arrachant du vieil engloutissement dans la mort destructrice ceux qui sont « baptisés dans sa mort » selon le mot mystérieux de l’Écriture (Rm 6,3), et les renouvelant pour une existence remplie de Dieu et éternelle.

Le texte, sans doute un des plus imagés et des plus riches en vocabulaire, nous fait rencontrer plusieurs difficultés. La première est la contradiction qu’on serait tenté de voir entre le texte 3, qui nous dit que l’Incarnation est cachée même au plus hautes puissances angéliques, et celui-ci, où on nous parle des séraphins qui connaissent le secret de l’Incarnation. Mais en réalité, ce que Denys refuse n’est pas la connaissance angélique des mystères du salut, c’est la possibilité d’un accès direct, sans révélation. La seconde tient à l’introduction du thème de la consécration. C’est le verbe hagiazein, qu’on peut aussi traduire par sacrifier (Dom Chevallier) ou par sanctifier (Gandillac, qui donne dans la première occurrence à hagiazesthai le sens d’un moyen : « pour nous sanctifier », alors qu’il s’agit certainement d’un passif). Le terme est biblique : l’allusion à « un mot de l’Écriture », que nous trouvons dans la deuxième moitié du texte, fait certainement référence à Jn 17,19 : « pour eux je me consacre moi-même, pour qu’ils soient consacrés eux aussi dans la vérité » [8]. Denys tire en effet argument du fait que le saint chrême, qui va consacrer les baptisés, les autels, les baptistères, est d’abord lui-même consacré, et il y voit une analogie avec Jésus qui, pour consacrer ses disciples, accepte d’être lui-même consacré. Mais quel est le sens de cette consécration ? S’il y a nettement un rapport avec la Passion (par la citation, implicite celle-là, de Ph 2,8 : « jusqu’à la mort et la mort de la croix »), la consécration dont il s’agit n’est pas d’abord victimale, elle est bien plutôt sacerdotale. Denys commence en effet par nous dire que Jésus a « reçu la consécration et de son Père et de l’Esprit » et il ajoute « à la manière humaine », ce qui ne veut sans doute pas dire plus que « dans son humanité ». La consécration commence donc avec l’Incarnation, qui fait exister une humanité dépouillée de tout être propre pour être à Dieu, puisqu’elle est celle du Fils de Dieu. Denys ne fait au fond qu’illustrer Jn 10,36 : « Celui que le Père a consacré et envoyé dans le monde ». Mais ensuite, d’une manière cette fois-ci paulinienne, Denys voit la Passion dans la suite des abaissements du Fils. Il faut reconnaître que l’image employée pour décrire cette descente « divine et irrésistible » est impressionnante (kataduomenon du verbe qui signifie littéralement se plonger, s’enfoncer).

Comme toujours chez Denys, on ne développe guère le thème du verus homo. Quand il écrit « le principe propre (oikeia) garde, sans aucune altération, dans les actes qu’il est amené à accomplir théarchiquement, ce qui lui est essentiel (to kat’ousian) », il est difficile de penser qu’il parle d’autre chose que de la nature divine, même si la dernière expression pourrait à la limite s’appliquer à la nature humaine (et presque mieux puisque, pour Denys, le divin est « au-delà de l’essence » !). Nous avons déjà rencontré cette ambiguïté dans le texte 1 à propos des propriétés.

Reste un mot à dire, à propos de la citation déjà relevée de Jn 17,19, sur la raison donnée par Denys de l’identité du consécrateur et du Consacré : « car il est toujours identique à lui-même à travers toute l’action bienveillante de la Théarchie ». Denys revient en fait ici sur l’épineuse question qui a fait la fin du texte 2 : le Fils est le seul sujet de l’Incarnation, pourtant celle-ci ressortit bien de l’économie divine globale, elle a été mise en mouvement par la Trinité tout entière, donc tantôt en position active (consécrateur, sanctificateur), tantôt en position passive (consacré), et c’est bien la même personne du Fils qui est en jeu et qui s’inscrit dans cette « action bienveillante » de Dieu.

Les deux derniers textes sont des lettres.

TEXTE 9

La lettre III est adressée à un certain Gaius, qualifié de moine (« thérapeute ») ; elle a pour objet l’explication d’un verset de Malachie (3,1 : « voici que j’enverrai mon Ange et il préparera la voie devant ma face ; et soudain viendra dans son Temple le Seigneur que vous cherchez, l’Ange de l’Alliance que vous désirez »), où la question porte sur le « soudain ». Voici le texte de Denys :

On appelle "soudain" ce qui arrive de manière inattendue et qui est amené d’un état jusque là obscur à la pleine manifestation. Quand ce mot est employé à propos de l’amour des hommes qui habite le Christ, je pense que l’Écriture laisse entendre la sortie du Suressentiel qui, ayant pris rang d’essence dans l’humanité, vient de l’état caché à sa manifestation chez nous. Caché, il l’est même après sa manifestation, ou encore, pour parler de façon plus divine, dans sa manifestation même. Car la condition de Jésus reste cachée et le mystère qui l’habite n’est exprimé par aucun discours, ni pour aucune intelligence. Énoncé, il demeure indicible, pensé inconnaissable.

L’application au Christ de la deuxième moitié du verset de Ml 3,1 n’est pas explicitement faite dans le Nouveau Testament, alors que la première partie est clairement référée à Jean Baptiste par Jésus lui-même (Mc 1,2 ; Mt 11,7 ; Lc 7,27 et encore Mt 17, 10-13 ; Lc 1,17), mais elle semble aller de soi, une fois posé le premier élément ; aussi la trouve-t-on chez les Pères [9].

L’affirmation la plus forte de ce texte est pour dire que le mystère n’est pas aboli par l’Incarnation mais, au contraire, culmine en lui : Deus revelatus tamquam absconditus, dira Luther (« Dieu manifesté en cela même qu’il est caché »). La dernière phrase pourrait être comprise comme un agnosticisme total, ce n’est pourtant pas la pensée de Denys, qui soutient qu’il y a bien quelque chose à dire et à penser sur le Christ, mais ce quelque chose doit être passé au feu de l’inconnaissance, c’est-à-dire avoir supporté la négation de tous les termes univoques qui pourraient nous servir à le désigner, à commencer par le mot homme. C’est ce que développera la lettre IV.

Il faudrait remarquer, à la suite des textes précédents, l’importance des verbes de mouvement, par lesquels Denys essaie d’exprimer la venue ou la sortie du Fils : « venir » (texte 4), « s’avancer » ou « sortir » (ici et dans les textes 6 et 7), « plonger » (texte 8), sans oublier le rôle des prépositions « hors de » (ek), « vers » (eis,eisô), et les substantifs « descente » (texte 8), kénose (texte 4). L’intention est bien de montrer qu’il y a un réel engagement du Verbe dans l’Incarnation.

Le présent texte pose également des pierres d’attente pour ce qui sera un jour une théologie de l’icône avec le jeu entre manifestation (emphaneia) et état caché (kryphios, mysterion). Denys a parlé dans les textes 7 et 8 d’une opération qui a nom « dessiner » (diagraphein). Tout cela ne sera pas oublié [10].

TEXTE 10

Le dernier texte qu’il nous faut examiner est celui de la lettre IV, adressée au même destinataire, et qui part d’une question fondamentale : la possibilité de l’existence humano-divine du Christ — en termes dionysiens : le Suressentiel peut-il avoir rang d’essence ?

Comment, dis-tu, Jésus qui est au-delà de tout, peut-il être rangé, par son essence, au nombre des hommes ? Ce n’est pas, en effet, parce qu’il est cause des hommes qu’on le dit homme, mais parce qu’il l’est véritablement, selon la totalité de son essence. Mais nous ne définissons pas Jésus selon notre mesure humaine ; car il n’est pas homme seulement, il n’est pas non plus réduit à l’alternative : suressentiel ou seulement homme, mais vraiment homme, il l’est, lui qui, dans son amour si éminent pour les hommes, à la fois plus qu’humain, rejoignant l’humain et tirant son être de l’essence humaine, a pris rang d’essence, tout en transcendant toute essence. Il n’est pas moins le comble de la suressentialité, lui l’éternellement suressentiel, assurément par excès d’être. Et puisqu’il est vraiment venu dans l’essence (humaine), il a pris rang d’essence en la transcendant et il accomplit la condition humaine en transcendant l’humain. Nous en avons pour preuve une Vierge qui enfante surnaturellement, une eau courante qui tient ferme et qui résiste sous le poids des ses pieds charnels et terrestres et qui subsiste sans se défaire par une puissance surnaturelle. Qui pourrait dénombrer la multitude de ses autres merveilles ?

Si on les contemple avec le regard de Dieu lui-même, on comprendra, au-delà de l’intelligence que tout ce qui est affirmé au sujet de l’amour de Jésus pour les hommes renferme en soi la force d’une négation par transcendance.

Pour résumer, en effet, il ne fut pas non plus un homme, non pas en ce sens qu’il ne serait pas homme, mais en ce sens que venu des hommes, dépassant les hommes, c’est au-delà de l’homme qu’il est devenu homme. Du reste, ce n’est pas en tant que Dieu qu’il a accompli l’œuvre divine, ni en tant qu’homme l’œuvre humaine, mais c’est comme Dieu fait homme qu’il a mené pour nous une activité nouvelle, en quelque sorte divino-humaine.

Ce texte est, à bien des égards, capital pour saisir la pensée de Denys. Il ne reprend pas tout l’enseignement christologique de notre auteur, mais pousse jusqu’au bout la réflexion sur l’ontologie du Verbe incarné.

Denys se préoccupe d’abord de situer le cas du Christ par rapport à la doctrine générale des Noms Divins : s’il est dit homme, ce n’est évidemment pas au sens où il serait cause (aitia, requisit) de l’humanité, comme Dieu est dit Bon comme cause de la bonté des êtres. Il s’agit d’un nom propre, « véritable ». Tout au long des textes que nous avons étudiés, l’Incarnation est dite ainsi « véritable », et encore « complète » (holikos), ce que nous retrouvons de façon plus développée ici : « selon la totalité de l’essence ». Mais l’essence de qui ? de l’homme assumé (dont le Verbe prend toute la réalité) ? de la personne divine assumant (qui s’engage alors totalement) ? Les habitudes de pensée de Denys nous inciteraient plutôt à considérer le deuxième sens, malgré le danger de paraître engager toute la nature divine (commune aux Trois) dans l’Incarnation. Mais il se pourrait que les deux sens soient vrais à la fois [11].. En effet Denys décrit le baiser (et l’Incarnation n’est-elle pas cela ?) comme rencontre du tout avec le tout (holos holous Ep VIII = PG 3, 1088A).

Quand il s’agit de dire la pleine humanité du Christ, Denys, toujours soucieux d’éviter une réduction de la divinité, commence par poser qu’il ne faut pas partir de notre humanité pour comprendre le Christ (ce serait plutôt l’inverse). Puis vient une de ces phrases où culminent tous les paradoxes : s’il est relativement facile d’écarter l’hypothèse d’un Jésus seulement homme (purus homo), il s’agit plus profondément de sortir de l’opposition Dieu / homme, ou dans le langage de Denys Suressence / essence. L’Incarnation met fin à cette exclusion, à cause même de la surabondance de Dieu. Il s’agit de comprendre que Dieu peut se rendre présent, « prendre rang d’essence », parce qu’il est Suressentiel et que la transcendance n’est pas une négation par défaut, mais par excès (comme le rappellera la phrase suivante). Donc Denys va risquer de dire (c’est la première fois dans nos différents textes) que Jésus est véritablement homme (verus homo) ; ce qui s’articule en trois compléments : au dessus des hommes (hyper), chez les hommes (kata), de l’essence des hommes (ek) ; en finale, nous retrouvons le paradoxe essence / suressence, mais avec la clef de compréhension : la philanthropie divine qui, attribut suprême de Dieu, explique que sans se renier Dieu puisse assumer l’extrême différence, comme l’avait déjà vu Grégoire de Nysse (Catéchèse de la Foi 15,2, voir traduction dans la Collection « Les Pères dans la foi », p. 53 : « si l’amour de l’homme est le signe particulier de la nature divine.../...vous tenez la cause de la présence de Dieu dans l’humanité »).

Cela une fois posé, permet à Denys d’affirmer que l’humanité du Christ, pour réelle qu’elle soit, partage quelque chose de la « Suressentialité » qu’y apporte le Christ en s’incarnant. Il accomplit donc les choses humaines « de façon surhumaine ». Derechef sont cités les deux exemples de « physiologie » miraculeuse que nous avions trouvés dans le texte 3 : la naissance virginale et la marche sur les eaux. La conclusion est la même : le Christ agit dans l’humanité d’une façon qui dépasse l’humain, avec toutes les ambiguïtés que cela comporte.

Avant de conclure, Denys risque une formule qui pourrait bien être la plus éclairante de toute la lettre : « tout ce qui est affirmé au sujet de l’amour de Jésus pour les hommes renferme en soi la force d’une négation par transcendance ». L’humanité du Christ, parce qu’elle est celle du Verbe Incarné, ne peut être abordée de façon univoque comme les choses du monde, le mystère de Dieu qui s’y reflète lui confère une indicible profondeur et demande qu’on la reçoive en tenant toujours ensemble ses traits paradoxaux (grandeur et petitesse, simplicité et composition, temporalité et éternité).

La conclusion est un feu d’artifice verbal qui n’ajoute pas grand chose à ce que nous avons déjà vu. A l’exception de la toute dernière phrase dont on sait la postérité explosive : le Verbe incarné n’accomplit donc pas comme homme les choses humaines, ni comme Dieu les choses divines, formule qui va plus loin qu’une communication des idiomes purement juridique, il y a bien une « synergie » des natures (« ses souffrances sont des miracles »), mais s’opère pour nous quelque chose de nouveau que Denys nomme « énergie théandrique ». La nouveauté n’est pas tant dans l’adjectif, que Denys n’a pas inventé, mais dans l’association avec « l’énergie » (l’agir concret). On voit ce que Denys veut éviter : un pur parallélisme des actions divines et humaines, mais on voit le danger (et la querelle « monoénergiste » le révélera) : faire de l’œuvre de Jésus un mixte dans lequel l’activité de l’homme assumée ne peut plus se déployer et donc où le Sauveur ne « mérite » plus à notre place. Ce sera tout l’art de Maxime le Confesseur de sauver la pensée de Denys en écartant le péril « monoénergiste », puis monothéliste.

Conclusion

Le rapide parcours que nous a permis l’examen de ces différents textes nous conduit à formuler sur la christologie de Denys quelques remarques générales.

Réglons rapidement d’abord la question de son orthodoxie. Denys affirme que Dieu, en l’une de ses hypostases (texte 1), s’est fait homme « vraiment et complètement » par amour des hommes. Jésus a partagé notre essence d’homme, il est « vraiment homme » (texte 10), tout en l’étant selon un mode particulier. Il cite implicitement le Concile de Chalcédoine. Que veut-on de plus ?

Certes sa christologie présente des faiblesses. Pour affirmer la manière merveilleuse et transcendante avec laquelle le Christ assume notre humanité, il risque de minimiser la consistance de la véritable humanité. Par ailleurs, il ne distingue pas assez dans l’engagement de l’Un de la Trinité ce qui ressort de la personne et ce qui appartient à la nature. Mais venant avant Maxime le Confesseur et les débats du VIIème siècle, pouvait-il anticiper la suite de la réflexion ?

Son mérite n’est pas là. Il est dans la manière puissante dont il a articulé la christologie à la théologie négative, dont il est un des principaux théoriciens. Car sa christologie, qui paraît souvent un appendice à sa vision métaphysique, en est de fait le cœur ; c’est ce que nous pourrions montrer de façon générale en reprenant les Noms Divins, mais que nous allons nous contenter d’indiquer brièvement à partir des extraits rassemblés.

L’impression première qu’a tout lecteur des passages que nous avons cités, c’est que Denys cherche à ne pas trop compromettre le divin dans l’activité historique de Jésus, marquant sans cesse une limite « sans altération ni souillure » (qui revient plusieurs fois). Mais quel besoin, dans ce cas, a-t-il de se référer si abondamment à l’Incarnation ? En réalité, nous avons vu que loin de minimiser le réalisme de la « venue », de la « descente », et même de la « kénose », Denys en rajoute plutôt : Jésus a connu la composition, la distension temporelle, il s’est uni à la petitesse, à la bassesse de l’homme, tout cela c’est Denys qui le dit. Seulement, à chaque fois, il insiste pour nous rappeler que cela ne change pas les propriétés divines de Jésus. Pourquoi ce paradoxe ? Ne serait-ce qu’un jeu verbal où on juxtaposerait des termes incompatibles, une christologie « à deux étages », comme on a voulu souvent en faire porter la responsabilité à la théologie classique ? Denys en deux passages nous donne sans doute la clef.

1) dans le texte 4, il nous dit que le paradoxe ne vient pas seulement du fait que le Christ « est entré en communion avec nous sans altération et sans mélange et sans être en rien diminué dans l’excès de sa plénitude à la faveur de son indicible kénose » (ce serait une sorte de juxtaposition des deux natures, qui n’impliquerait rien au niveau du divin et de l’humain), mais encore, ajoute-t-il, et il a conscience de dire quelque chose de nouveau et d’inattendu, du fait « qu’il a été plongé surnaturellement dans nos réalités naturelles, prenant tout ce qui est à nous, tout ce qui vient de nous, mais d’une manière qui nous dépasse » (il s’agit cette fois d’un engagement du divin qui modifie la réalité tout en l’assumant). Si nous comprenons bien, cela veut dire que l’Incarnation ne se réduit pas, pour faire image, à un double royaume réuni en une seule tête, mais qu’il y a une véritable épiphanie de Dieu dans l’humain qu’il transfigure.

2) le texte 6 nous dit que le Christ « a fait ce qu’il fallait pour réaliser la communion unificatrice entre nous et lui, accomplissant ainsi son œuvre de bonté et unissant par le sommet nos petitesses à ce qu’il y a de plus divin en lui ». La rencontre des extrêmes se fait « par le sommet », car les deux natures du Christ ne sont pas en parallèle comme deux étages d’une même maison. Le divin, selon Denys, est « suressentiel », il n’est pas une essence supérieure, il est au-delà de l’essence. C’est pourquoi il peut entrer en intersection avec la nature humaine. Sa grandeur est telle qu’elle n’est pas diminuée par la petitesse de l’homme. C’est aussi pourquoi il est si important aux yeux de Denys, de garder toujours devant les yeux la transcendance du Christ : c’est elle qui garantit la possibilité d’une communion. C’est pourquoi aussi il évite le vocabulaire qui « connumère » deux natures, deux énergies, deux intelligences, même si on peut lui trouver une justification. La nature divine n’est pas une nature à côté de celle de l’homme un peu plus grande et majestueuse, elle est au-delà de toute expression et de toute composition, elle est même au-delà de sa grandeur. En deux endroits, nous avons relevé une formule doublement négative où Denys exclut le « ou bien... ou bien » : dans le passage qui précède immédiatement le texte 4 (PG 3, 648 C), où il affirme qu’« en elle (la divinité du Christ) est dépassée toute (composition) de tout et de partie », et dans le texte 10, où il écarte l’opposition essence / suressentiel pour parler du Verbe incarné, « suressentiel » étant pris ici comme simple synonyme de supérieur, transcendant. C’est parce qu’il est au-delà de sa propre transcendance qu’il peut prendre rang d’essence.

Une telle vision de l’Incarnation rejaillit, on s’en doute, sur toute la théologie. Car, en fait, c’est elle qui révèle à Denys, bien plus que la création, l’insondable richesse de Dieu : si Dieu peut s’engager dans l’histoire, habiter cette histoire et la féconder, tout en restant l’inaccessible, l’imparticipable, c’est que sa hauteur est bien grande et ne se définit pas par contraste avec sa créature.

Réciproquement, cette vision des choses rejaillit sur la connaissance que nous avons du Christ, elle nous permet d’y découvrir l’authentique icône de Dieu, porteuse du mystère jusqu’en ses profondeurs les plus charnelles. La formule de la Lettre IV (texte 10) « tout ce qui est affirmé au sujet de l’amour de Jésus pour les hommes renferme en soi la force d’une négation par transcendance » est, à la lettre, vraie. Le Christ, pas plus que Dieu, ne peut être atteint par un discours représentatif, qui dirait de façon univoque ce qu’il est. Même (et surtout) parce qu’il s’est montré sur notre terre, qu’il a utilisé des réalités qui sont les nôtres, il importe, quand on se tourne vers lui, de voir toujours le paradoxe qui habite les choses les plus simples : « ses souffrances sont des miracles » disaient les moines scythes de Constantinople, ses petitesses sont des grandeurs ajouterait saint François d’Assise.

Liste des textes étudiés :

CD PG3 Gandillac Dionysiaca
1 DN I,4 592 A-B p. 71 p. 26-27
2 DN II,6 644 C p. 83-84 p. 90-91
3 DN II,9 648 A p. 86 p. 101-103
4 DN II,10 648 C - 649 A p. 87-88 p. 106-111
5 EH III,11 441 A-B p. 276-277 p. 1237-1238
6 EH III,12 444 A-B p. 278 p. 1246-1247
7 EH III,13 444 C-D p. 279 p. 1250-1252
8 EH IV,10 481 D - 484 B p. 290-291 p. 1300-1305
9 Ep. 3 1069 B p. 328-329 p. 611-612
10 Ep. 4 1072 A-C p. 329-330 p. 613-614

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

[1] Une brève allusion dans la Hiérarchie céleste IV 4 (PG 3, 181 B) parle de Marie en qui « s’est accompli le mystère théarchique de l’indicible modelage divin » (sur le modelage divin, la théoplastie, voir ci-dessous texte 3). Un peu plus bas (181 C), Denys dit du Verbe qu’il est « venu vers les réalités qui sont les nôtres sans changement » (ametabolôs).

[2] Cf. Dom Chevallier (et alii), Dionysiaca, recueil donnant l’ensemble des traductions latines des œuvres attribuées au Denys de l’Aréopage, Paris, 1937.

[3] Cf. M. de Gandillac, Œuvres complètes du Pseudo-Denys l’Aréopagite, Paris, 1943.

[4] On lira les références de tous les textes à la fin de l’article.

[5] Jean Damascène reprend à la lettre le raisonnement de Denys : le Père et le Saint Esprit sont concernés par l’Incarnation « selon le dessein bienveillant et la volonté (commune) ». De Fide Orthodoxa III,6 (PG 94, 1005 A).

[6] Il se pourrait que l’exemple de la marche sur les eaux lui ait été fourni par Théodote d’Ancyre, qui en reste à un parallélisme des natures : « il a eu faim comme esclave, il a fait jaillir les pains comme Dieu, il a peiné comme homme, il a marché sur la surface de la mer comme Dieu » (Hom. 3 = PG 77, 1389 B). Dans la laborieuse paraphrase de Pachymère, la multiplication des pains vient s’ajouter, là aussi, à la marche sur les eaux pour illustrer le propos de Denys : « marchant à pied, mais sur une eau où on peut s’enfoncer, mangeant mais rassasiant tant de milliers d’hommes » (PG 4, 574 D). Maxime dans ses Scholies préférera des exemples qui mettent plus en valeur les qualités morales et spirituelles de Jésus (l’impeccabilité, la parole énoncée avec autorité) : cf. PG 4, 229C.

[7] Maxime se mesure clairement avec le texte de Denys dans un long passage des Ambigua 5 (PG 91, 1052B-C : voir la traduction d’E. Ponsoye, dans l’édition des Ambigua aux éditions de l’Ancre, 1994, p. 114-115) d’où il ressort qu’« il (Jésus) a accompli pleinement l’économie de notre Salut, non apparemment, mais en devenant pour nous sans changement ce que notre nature est effectivement. Il n’a donc pas éliminé l’énergie constitutive de la nature assumée ». C’est plus qu’une nuance !

[8] Notons toutefois que pour Maxime, il s’agirait d’une référence à He 2,11 (PG 4, 157B) : « car le sanctificateur et les sanctifiés ont tous une même origine » (trad. TOB).

[9] Eusèbe de Césarée (Extraits Prophétiques I,17 = PG 22, 1676C) voit clairement le Christ dans « l’Ange de l’alliance ». Cyrille de Jérusalem (Cat. pré-baptismale 15 = PG 33, 872A) distingue Mal 3,1 (première venue) et Mal 3,23 (seconde venue).

[10] Sur l’influence de Denys sur les théoriciens de l’icône, voir C. Schönborn, L’icône du Christ, fondements théologiques, p. 197-198, et la communication d’A. Louth « St Denys the Areopagite and the Iconoclast controversy » au congrès de Paris, publié dans Y. de Andia, op. cit., p. 329-339.

[11] C’est ce qu’a retenu Jean Damascène (De Fide Orthodoxa III 6 = PG 94, 1005A) citant Denys à la suite de saint Paul (Col 2,9 : « en lui habite corporellement la plénitude de la divinité ») : pour lui l’union est de « toute l’essence » divine avec « toute notre nature ».

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