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Chronique sémantique

Prêtre : ancien ou sacrificateur ?
Benedictus

Une année du sacerdoce s’achève en 2010, décidée par le pape Benoît XVI pour tous les catholiques du monde : elle fait suite à une année du prêtre décrétée par le Cardinal Vingt-Trois dans le diocèse de Paris. La continuité entre les deux démarches est visible, ainsi que leur identité d’objet : le sacerdoce, c’est le « métier » du prêtre, comme la boulangerie est le métier du boulanger. Et pourtant, il n’est point besoin d’être très versé en linguistique pour remarquer que « prêtre » et « sacerdoce » sont deux mots très différents, dont la racine est certainement tout autre, alors que « boulange » est à l’évidence parent de « boulanger », comme « agriculture » d’« agriculteur », etc.

Que dit l’étymologie ? Elle nous apprend que « prêtre » vient du grec presbuteros, « ancien » ; de fait, on traduit généralement ainsi ce mot grec, quand il apparaît dans le Nouveau Testament (p. ex. « De même, jeunes gens, soyez soumis aux Anciens » dans la première lettre de Pierre, ch. 5, v. 5). Le prêtre, c’est donc celui qui a une plus grande expérience dans le groupe, qui peut donc, en vertu de cette expérience, conseiller ou diriger : saint Pierre recommande aux chrétiens des communautés auxquels ils s’adresse d’être obéissants à l’égard de leurs anciens.

Quant au mot « sacerdoce », il vient du mot latin sacerdotium, dans lequel deux racines sont reconnaissables, celle de l’adjectif sacer, « sacré » et celle du verbe do, « je donne ». Le sacerdoce, c’est l’activité de celui qui « donne » ou qui « fait » le sacré. Si le prêtre est bien l’homme du sacerdoce, cela veut dire que c’est l’homme du sacré, celui qui va être intermédiaire entre la communauté humaine et le divin, puisque le sacré, c’est ce qui se rapporte au divin, ce qui distingue ce qui est purement humain de ce qui est proprement divin.

Ces deux mots, prêtre et sacerdoce renvoient donc, par leur étymologie, à deux conceptions différentes du prêtre, l’homme du conseil ou de l’autorité d’une part, l’homme du sacré et des rapports avec le divin d’autre part. Et de fait, dans les premières sociétés païennes auxquelles le christianisme s’est trouvé confronté, les sociétés hellénistiques et la société romaine, ce ne sont pas les mêmes personnes qui sont investies de ces deux fonctions : les anciens, les hommes du conseil et de l’autorité, ce sont, notamment à Rome, les sénateurs, qui font les lois et décident de la paix ou de la guerre (le mot grec qui les désigne est, en son pluriel presbeis, de la même racine que presbuteros) ; les hommes du sacré, ce sont des collèges de sacrificateurs chargés du culte de telle ou telle divinité, comme les flamines, prêtres de Jupiter ou les Vestales, « prêtresses » de Vesta, déesse du foyer.

Si on passe à la religion juive ancienne, celle dont les textes de l’Ancien Testament nous donnent le témoignage, la distinction de ces deux fonctions est moins absolue, surtout dans les cinq siècles qui précèdent la naissance de Jésus, mais elle est bien réelle tout de même : les prêtres, choisis dans la tribu de Levi, sont chargés d’accomplir de nombreux rites, que nous rapporte le livre du Lévitique  ; après le retour d’exil (VIe siècle av. J.-C.), ils jouent un rôle important dans la gestion des affaires religieuses du peuple, autour du plus puissant d’entre eux, le Grand Prêtre, mais ils n’ont pas du tout le monopole de l’autorité morale auprès du peuple et se trouvent nettement contestés sur ce terrain par les pharisiens, qui sont des hommes scrutant les Écritures, porteurs eux aussi d’une tradition religieuse ancienne, bien souvent antagoniste de la tradition sacerdotale, comme cela est mis en évidence par Jésus, et par saint Paul plus tard, sur la question de la résurrection des morts.

Or, la pratique que nous pouvons avoir nous-mêmes de la religion catholique mais cela est vrai aussi de la religion orthodoxe — montre que les prêtres, ce sont à la fois les hommes du sacré, mais aussi les hommes du conseil et de la sagesse : presbuteroi et sacerdotes ; plus encore, tout chrétien est, en un sens, lui aussi presbuteros et sacerdos à la fois ! Comment cela est-il possible, comment surtout comment cela est-il possible sans que la religion devienne une entreprise totalitaire, de conditionnement absolu, dans laquelle il n’y aurait plus de place pour la liberté et la différence qui constitue chaque personne humaine dans son identité propre et inviolable ?

Il nous faut lever les yeux vers notre Maître. Quand il commence sa vie publique, Jésus de Nazareth se comporte comme un enseignant et un thaumaturge : il réunit des hommes autour de lui, les instruit, il parle aux foules du règne de Dieu, il guérit les malades. C’est une fonction connue dans le peuple d’Israël, la fonction de rabbi, et c’est bien ainsi que l’appellent ses disciples ou ses interlocuteurs les plus ouverts, quand les Évangiles nous gardent la saveur de la langue araméenne : « Nathanaël reprit : ‘Rabbi, tu es le Fils de Dieu’ » (Jn 1, 49). Il n’a rien à voir avec les prêtres, et cela est normal, puisqu’il n’est pas de la tribu de Levi (mais de celle de Juda, comme son ancêtre David), et il entre même en opposition violente avec les prêtres, de plus en plus violente au cours de sa vie publique, puisqu’il est condamné à mort, à l’instigation du Grand Prêtre, pour blasphème (Mc 14, 63-64). Si Jésus apparaît donc comme une autorité pour son peuple, ou du moins une partie du peuple juif, ceux qui le suivent sur les routes de Palestine, c’est au départ comme une autorité morale et spirituelle, et non pas comme l’autorité des rites du culte.

Cependant, un livre dans le Nouveau Testament n’hésite pas à parler du sacerdoce de Jésus et ce livre a toujours été considéré comme authentiquement inspiré par la tradition chrétienne, au point qu’on l’a intégré dans le corpus de l’écrivain chrétien le plus prolixe et original : le corpus des épîtres de saint Paul. Ce livre, la Lettre aux Hébreux, montre avec une grande force de conviction et une argumentation fondée sur une connaissance approfondie des Écritures, c’est-à-dire des textes de la première Alliance, que Jésus, le Christ, est le véritable Grand Prêtre, capable de réintroduire l’homme dans l’amitié perdue de Dieu : là où tous les autres Grands Prêtres ont échoué, par leurs sacrifices rituels indéfiniment répétés, il a réussi en offrant une fois pour toutes sa propre humanité à Dieu, par la mort sur la croix. Ce sacrifice inouï, où Jésus est à la fois prêtre et victime, comme cela apparaît clairement dans les discours après la Cène dans l’évangile de Jean, est efficace, à la fois parce que Jésus est pleinement homme et accepte donc les conséquences de la jalousie, de l’hostilité ou de l’incompréhension des autres, comme chacun de nous peut en faire l’expérience dans sa vie de baptisé ou de simple citoyen, et parce qu’il est pleinement Dieu, et comme tel, ne peut être vaincu par la mort. C’est donc dans sa Passion que Jésus apparaît vraiment comme prêtre au sens de sacerdos (l’homme du sacré), alors que tout ce qui précède dans sa vie publique a fait de lui un homme digne de foi, un prêtre au sens de presbuteros (l’ancien).

Qu’en résulte-t-il pour ceux qui sont encore aujourd’hui ses disciples ? Deux conséquences apparaissent : tout d’abord, tout disciple de Jésus qui a reçu le baptême, et a donc, par là, été configuré à sa mort et à sa résurrection, est lui-même prêtre, en ce sens qu’il peut et doit, à la suite de Jésus et dans la confiance totale en lui, offrir sa vie à Dieu pour qu’Il en dispose comme il le voudra. Ainsi, le sacerdoce du baptisé, le « sacerdoce baptismal » débouche sur le martyre, c’est-à-dire le témoignage de la foi dans le don de soi ; ce martyre ne sera peut-être pas sanglant, comme celui de Pierre et de Paul, les plus grands témoins de Jésus dans la première génération chrétienne, il revêtira, dans généralement notre Occident des formes plus quotidiennes de contrariétés surmontées ou d’exercice de la vertu de force, mais il pourra donner lieu, chez nous plus occasionnellement, plus fréquemment en d’autres parties de notre terre (Proche et Moyen Orient, Afrique, Asie…), à des actes d’héroïsme. Pour autant, en tant que baptisés, nous sommes aussi prêtres au sens de presbuteroi, anciens et capables de conseil et d’autorité : qu’on songe au rôle des parents dans l’Église domestique qu’est la famille, ou au charisme prophétique de religieux qui ne sont pas prêtres, ou de religieuses comme Mère Teresa.

Une deuxième conséquence concerne ceux qui, dans la communauté chrétienne, dans l’Église, reçoivent officiellement une mission d’autorité, de conseil et de célébrations des sacrements, c’est-à-dire un « sacerdoce ministériel », ceux que nous nommons couramment « les prêtres », et qui sont mis à part pour exercer cette mission. Ces hommes, qui sont évidemment eux aussi presbuteroi et sacerdotes, et au sens plénier du terme en notre religion, puisqu’eux seuls peuvent accomplir certains gestes du Christ (la plupart des sacrements), ne sont pas, comme les prêtres de l’ancienne Alliance ou les prêtres des religions païennes, des « spécialistes » du sacré, dont la vie personnelle et morale est indépendante du ministère qui leur est confié, mais des hommes entièrement investis dans la mission qui a été celle de Jésus, sauver toute l’humanité.

Le sacerdoce ministériel est donc le lieu d’une exigence admirable et terrible à la fois, l’exigence de la sainteté dans la configuration au Christ jusque dans les moments les plus décisifs de sa vie, notamment au soir de la Cène : configuration par la donation totale de soi-même du Fils à Dieu le Père, afin de pouvoir donner Dieu dans l’Eucharistie aux hommes de la manière la moins indigne, la plus transparente et efficace possible. Voilà qui explique la discipline du célibat dans l’Église latine : non pas que le mariage ne soit pas une école de sainteté — les exemples que nous voyons autour de nous le montrent bien, par des résistances héroïques à l’idéologie ambiante de la consommation de l’acte sexuel ¬—, mais parce que le célibat est une imitation humble du Christ Jésus lui-même, demeuré seul pour accomplir sa mission en toute liberté. Voilà qui explique aussi l’importance de la vie religieuse comme modèle complémentaire du sacerdoce ministériel : tout prêtre n’est pas religieux, mais tout prêtre peut trouver dans la consécration que le religieux ou la religieuse font d’eux-mêmes à Dieu dans la vie quotidienne — ce qui se marque notamment, pour les communautés contemplatives, dans la célébration pluriquotidienne de Dieu par la prière commune —, un modèle de sainteté qui lui sera utile pour vivre pleinement sa mission et l’offrande de soi quotidienne.

Il est temps de conclure : le prêtre chrétien est à la fois l’homme du conseil, de l’autorité et des rites parce que le Christ Jésus été tout cela lui-même ; mais il ne peut remplir cette mission que dans la reconnaissance du sacerdoce que tout baptisé tient de baptême et dans l’estime de la consécration que certains et certaines font de leur vie dès maintenant à ce même Jésus dans l’état religieux. Sacerdoce, vie religieuse, mariage, célibat chrétien assumé sont autant de vocations multiples à la sainteté, par lesquelles se vit dans le peuple chrétien l’annonce du Royaume de Dieu, c’est-à-dire l’avenir de l’humanité.

Réalisation : spyrit.net