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Chronique sémantique : Mystère...

Benedictus

« Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15, 13), dit Jésus à ses apôtres le soir du Jeudi saint, au moment d’accomplir ce qu’il énonce. Mais comment comprendre ce don total, fait pour des pécheurs, pour des hommes et des femmes qui ne méritent pas un tel dévouement, et à qui il ne doit rien ? C’est incompréhensible, dira-t-on, et nous ajouterons peut-être, si nous sommes chrétiens – c’est-à-dire si nous prétendons être de ses disciples : c’est un mystère !

Une telle façon de s’exprimer renvoie l’interlocuteur à sa perplexité, à l’impression d’un secret bien gardé. Il n’est pas certain qu’elle lui donne envie d’aller plus loin. Telle est pourtant l’acception la plus courante du mot, conforme d’ailleurs à son étymologie : le grec musterion vient du verbe muô, être fermé, qui se dit notamment des yeux et des lèvres. Ainsi le mystère est-il une chose cachée, secrète (Petit Robert, « mystère. II »), pour laquelle les langues ne se délient pas parce que la bouche reste close. De cette acception dérivent des emplois tout aussi courants : le mystère est le ressort fréquent, sinon obligé, d’un bon roman, en particulier d’un roman policier ; c’est un mot qui permet de faire tenir tranquille un enfant trop curieux ; de façon plus triviale, il s’emploie en France pour valoriser un objet qu’on veut promouvoir, un avion de combat ou une glace qu’il faut croquer pour déguster.

Si nous revenons au domaine religieux, il faut se souvenir que les Grecs, qui emploient le mot pour la première fois, lui donnent à Athènes, plus précisément à Éleusis, le sens de cérémonies religieuses qui procurent à ceux qui y participent l’assurance d’un salut, d’un sort plus élevé que le commun des mortels. Les mystères, car le mot est alors employé au pluriel, sont le lieu d’une initiation dont le contenu reste secret, et connu des seuls initiés (qui s’appellent des « mystes »). Bien qu’une telle pratique ait été combattue par le christianisme naissant, il faut reconnaître que celui-ci adopta, pour la formation des futurs baptisés (les catéchumènes), un vocabulaire et un parfois un état d’esprit qui rappellent les cultes à mystères. Ainsi saint Cyrille de Jérusalem a-t-il écrit au milieu du Ve siècle des « Catéchèses mystagogiques », qui sont de merveilleux sermons destinés à préparer les adultes au baptême [1]. Les sacrements sont alors désignés par le terme de mysteria, qui sera traduit en latin par sacramenta  ; les Pères de l’Église parlent des saints mystères et désignent notamment ainsi l’Eucharistie.

À cela s’ajoute la « discipline de l’arcane » : les catéchumènes n’ont accès qu’à la première partie de la liturgie de la messe, et se retirent après la proclamation des lectures. Nos frères orthodoxes – du moins pour ce qui est des monastères du mont Athos –, qui relèguent encore maintenant sur le porche (narthex) des églises ceux de leurs communautés qui n’ont pas encore été baptisés, ont conservé le caractère rigoureux de cette discipline. Faut-il crier au scandale du communautarisme ou reconnaître là un signe de respect de la majesté de Dieu et des intentions mêmes de Jésus, qui n’a pas célébré la Cène sur la montagne, mais au Cénacle, en présence des seuls apôtres, qu’il avait éduqués durant trois ans passés à sa suite ? Le catholique honnête doit avouer que la seconde attitude est proche de la réalité historique, même s’il ne peut prendre à son compte la réalisation concrète d’une telle discipline aujourd’hui, en raison de l’évolution de la pratique pastorale.

Mais une telle évolution est-elle pur opportunisme et concession à l’air du temps, qui souhaite bannir tout secret et tout ce qui pourrait apporter une différenciation sociale ? La réflexion sur l’emploi du mot mystère dans le Nouveau Testament permet d’avancer une réponse. Le terme s’y trouve presque exclusivement sous la plume de saint Paul (quelques emplois seulement dans le livre de l’Apocalypse), et il désigne alors presque toujours l’ensemble du dessein bienveillant de Dieu à l’égard de l’homme. « Je ne suis pas venu vous annoncer le mystère de Dieu avec le prestige de la sagesse ou de la parole. Non, je n’ai rien voulu savoir parmi vous, sinon Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié », écrit-il aux Corinthiens (1 Co, 2, 1-2). Le mystère n’est plus alors ce qui est caché et réservé à quelques-uns, c’est ce que Paul veut annoncer à tous, suivant ce qu’il perçoit de la volonté de Jésus : « Ce mystère n’avait pas été communiqué aux hommes des temps passés comme il vient d’être révélé maintenant à ses saints apôtres et prophètes, dans l’Esprit. » (Ep 3, 5)

Pourquoi, dans ces conditions, parler encore de mystère, et que signifie dès lors le mot ? La réponse se trouve dans la première citation de Paul : le mystère ici révélé est celui du dessein bienveillant du Père, réalisé en Jésus, c’est celui de la divine philanthropie, comme le diront les Pères grecs, de ce mouvement par lequel Dieu le Tout-Autre s’approche de sa créature humaine pour partager sa condition jusqu’à la mort. Et ce mouvement est rationnellement incompréhensible, il n’est accessible à l’homme que s’il y reconnaît l’immense bonté de Dieu à son égard. Tel est le sens le plus original du mot « mystère », forgé par le christianisme : non ce qui est accessible à quelques personnes et gardé secret pour les autres, mais ce qui est accessible à tous moyennant la foi en Jésus-Christ, c’est-à-dire la reconnaissance d’un amour bienveillant qui nous entoure de toutes parts, du berceau au tombeau, du choix de nos parents à notre entrée dans le Ciel. Le mystère nous dépasse donc infiniment parce qu’il est le don gratuit d’un amour immérité, qui appelle en retour notre gratitude et le don de notre vie, à l’image de ce que nous avons reçu.

[1] Accessibles en traduction française dans la collection « Les Pères dans la foi », Migne, Paris, 1993.

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