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Cinquante ans de la revue Résurrection

Luc Perrin

Le P. Gitton ne m’a pas demandé de présenter l’histoire de Résurrection, car il y a des gens plus compétents que moi qui auraient très bien pu le faire : Samuel Pruvot a entamé d’ailleurs ce travail avec son mémoire [1] sur les débuts (la première série) de la revue et du mouvement. Rappelons, à cet égard, que le mouvement est antérieur à la revue. Samuel Pruvot montre que, dès 1954, le P. Charles constitue une sorte de communauté, communauté dont la revue devient une des expressions en 1956. Sans doute par malice bienveillante, si je puis dire, le P. Gitton a fait appel à quelqu’un qui n’est pas de la tribu ; je ne suis pas de Résurrection, même si les curieux trouveront un petit article signé par moi en 1998. Je viens d’un univers, l’université de Strasbourg et sa Faculté de Théologie catholique d’État, que les participants de la deuxième série de numéros, celle qui démarre en 1968, ne devaient pas beaucoup apprécier. Les choses changent, puisque j’ai aujourd’hui comme collègues Françoise Vinel, qui fut une collaboratrice de la revue Résurrection entre 1971 et 1978, ainsi que le P. Philippe Vallin, de l’Oratoire de Nancy, collaborateur de la revue dans la troisième série.

J’ai à parler en tant qu’historien. Quand on est dans le monde de Résurrection, c’est un terme qui suscite d’emblée la réserve. Cette réserve vis-à-vis de l’Histoire proprement dite demeure en filigrane, malgré la présence plus affirmée d’historiens à partir de 1985 : Michel Emmanuel, Samuel Pruvot, Paul Airiau ici présent, Jean Chaunu et son épouse Charlotte Le Bouteiller, que l’on voit investir petit à petit la revue, sans qu’elle devienne pour autant une revue d’historiens. D’où vient cette méfiance presque intrinsèque qui traverse cinquante années d’histoire de la revue Résurrection ? Elle s’enracine à mon sens dans un rejet de l’historicisme, historicisme qui vient lui-même en droite ligne de la crise moderniste, cette crise dont Émile Poulat n’a eu de cesse de souligner le caractère durable au long du XXe siècle. Il importe de rappeler que Maxime Charles n’a pas réprouvé [2] l’encyclique Humani generis de 1950, qui a pourtant causé quelques ennuis à des hommes qui lui étaient chers, comme le P. de Lubac s.j. En effet, l’axe principal d’Humani generis est la condamnation de l’historicisme, un point qui a été peu relevé mais que Jean-Paul II dans l’encyclique Fides et ratio (1998) a repris, en citant [3] explicitement Humani generis (1950).

Trois étapes et une continuité

Si l’on veut porter un regard extérieur sur la revue, ce qui frappe d’emblée, c’est une homogénéité surprenante : le monde change pourtant grandement, et l’Église avec lui, de 1956 à 2006, mais la continuité d’inspiration l’emporte au fil des trois phases discernables, en dépit des cadres mouvants dans lesquels la revue s’insère. Dans la première phase, entre 1956 et 1963, il y a deux cadres de référence. Le premier cadre est cette communauté catholique pour adultes en milieu étudiant qui constitue le but premier du P. Charles : la revue est née pour en être l’organe et en faciliter la pérennité. C’est le problème rencontré par l’Action catholique spécialisée et le scoutisme dès l’entre-deux-guerres : comment prolonger les mouvements de jeunes, ayant un gros succès, par des mouvements pour adultes ? Parmi les jeunes qui avaient été autour du P. Charles, qui étaient devenus les « anciens » du Centre Richelieu, il y avait un désir de cet ordre. Cela se prolonge à partir de 1959 dans les foyers Résurrection, mais le cadre change puisqu’intervient l’arrimage de la revue à la Basilique du Sacré-Cœur de Montmartre, dont Maxime Charles est nommé recteur en 1959. La revue se transforme, comme le montre Samuel Pruvot, en porte-voix du projet montmartrois que dessinait peu à peu Maxime Charles. Ensuite, après 1963, elle est suspendue pendant cinq ans. La reprise se prépare fin 1967 et débouche, à partir de 1968, un peu avant les événements de Mai.

La deuxième phase s’étend de 1968 à 1985, toujours sous la houlette du P. Charles, qui est le référent ecclésiastique. On peut distinguer deux temps, dont le premier court jusqu’en 1973-1975. L’équipe de Résurrection, qui se forme avec Jean Duchesne, Jean-Luc Marion, Rémi Brague, Jean-Robert Armogathe, auxquels s’ajoutent à ce moment-là le jeune Michel Gitton [« Gabriel Nanterre »], Françoise Vinel que j’ai évoquée, et quelques autres, constitue en quelque sorte une matrice pour la revue Communio dans son édition française. Une différence cependant : ce n’est plus une optique d’adultes, ce qui était souhaité dans la première phase, mais on revient à une revue de jeunes, jeunes étudiants et jeunes enseignants, autour des équipes Saint-Paul/Saint-Jean de la basilique de Montmartre. Le premier numéro de 1968 le souligne nettement : « nous prenons un risque, nous prenons le risque de confier une revue à des jeunes ». Il y eut éventuellement quelques personnalités, des signatures prestigieuses, des textes d’auteurs reconnus publiés – souvent des traductions – mais le cœur de la revue reste l’apanage des jeunes, un choix pleinement assumé par Mgr Charles, qui exerce néanmoins un strict droit de regard sur ce qui doit paraître... : cum permissu superiorum est-il imprimé, la formule peut se comprendre à plusieurs niveaux.

1985 est une charnière, puisque Mgr Charles se retire de la basilique du Sacré-Cœur et que commence alors une itinérance de la revue. Le personnage ecclésiastique de référence est désormais le P. Michel Gitton, qui assure la continuité, étant lui-même un disciple de Mgr Charles, héritier direct de la deuxième phase (1968-1985). On retrouve, à partir du moment où il est installé à Saint-Germain-l’Auxerrois, une communauté support, la Communauté apostolique Aïn Karem, qui n’est pas sans rappeler l’esprit de ce qu’avaient été au tout début les groupes « Résurrection ».

Quelques constantes de la revue

Un itinéraire en trois étapes, des délocalisations, mais où trois principales constantes sont observables.

La première, que j’appellerai le « théologique d’abord ». « Théologique d’abord » évoque ce mot attribué à Lacordaire, que le P. Charles reprenait à son compte. On demandait au Dominicain où il aurait siégé à l’Assemblée en 1848, s’il aurait siégé à droite ou à gauche ; il aurait répondu : au plafond. Il me semble que cela caractérise très bien la période 1968-1985, pendant laquelle la revue Résurrection veut absolument se situer au plafond. Alors qu’on est en plein bouillonnement de 1968, qu’à l’automne est sorti le manifeste de prêtres contestataires dont est issu le mouvement Échanges et Dialogue, le numéro 28 (4e trimestre 1968) de Résurrection titre sur l’Esprit Saint [4]. Dans ce numéro, Quercatus [pseudonyme de Jean Duchesne], répond à un lecteur qui écrit : « c’est intéressant votre revue, mais pourquoi planer ? ». Le lecteur critique complète : « Si l’on veut épouser son temps, il faut un tantinet le provoquer, oui vraiment, ce Ressuscité est tordu et compliqué comme une vieille fille » (sic). Jean Duchesne formule en réponse le projet de Résurrection et sa formulation me paraît valable pour les 50 années de la revue : « Comprendre que tout est déjà donné même si tout n’est pas encore dit, voilà qui, semble-t-il, permet de rester fidèle à ce que nous recevons de l’Église et d’écouter les nouvelles questions ». On part bien du plafond, « comprendre que tout est déjà donné », mais il y a une articulation avec les questions nouvelles qui émergent de l’Histoire et auxquelles les théologiens doivent répondre. Cette proposition du « théologique d’abord » a un corollaire qu’exprime le numéro 30 (3e trimestre 1969) : « l’accent mis sur l’engagement temporel a rejeté dans l’ombre le dialogue avec un Christ dont la réalité éternelle, historique et sacramentelle n’est pas totalement absorbée par Sa présence au monde ». « L’accent mis sur l’engagement temporel » est considéré comme une dérive, il mène à une désacralisation, à une perte de substance. En 1969, c’est effectivement ce qui est totalement dominant dans l’Église, pas simplement en France.

Deuxième constante, Résurrection a une dette envers l’un des deux rameaux du « tiers parti » théologique constitué avant Vatican II, tel que défini par Etienne Fouilloux [5], celui qui rassemble les Jésuites Henri de Lubac et Jean Daniélou, l’Oratorien Louis Bouyer, Hans-Urs von Balthasar. Les deux Jésuites apparaissent davantage dans la première phase (1956-1963). Hans-Urs von Balthasar est, logiquement, vu son implication dans la naissance de Communio, très présent dans la phase 1968-années 1970 : ses textes sont souvent mis en avant, ou des traductions en sont publiées dans la revue. La mention de Joseph Ratzinger est repérable, à partir du n° 34 en 1970 sauf erreur, d’abord par une recension, puis ensuite par des textes de celui qui n’est pas encore cardinal mais qui est marqué autant par son activité d’expert à Vatican II que par sa prise de distance envers l’approche alors majoritaire qu’incarne la revue Concilium. La recension, due à Rémi Brague, d’une œuvre de J. Ratzinger est élogieuse et salue : « une invitation à confesser le dogme dans toute notre vie, elle est un appel à la sainteté ». « Confesser le dogme dans toute notre vie » renvoie au « théologique d’abord ». L’« appel à la sainteté » est également fréquent dans la revue Résurrection : au long des 50 années, il y a régulièrement des numéros sur les saints. Le tiers parti avait été affublé en 1946, par l’un de ses critiques, tenant de l’école romaine néo-scolastique, le P. Garrigou-Lagrange o.p., de l’étiquette, alors menaçante, de « nouvelle théologie ». Étienne Fouilloux, en analysant l’histoire de la théologie entre 1914 et 1962, voit dans cette nouvelle école, spécialement le rameau lubaco-blondélien, la base de la nouvelle orthodoxie d’après Vatican II. En quoi consistait-elle ? D’abord elle valorise l’exégèse. En second lieu, un rôle majeur est attribué à la patristique. E. Fouilloux a montré dans la genèse de la collection « Sources chrétiennes » [6] l’aspect décisif du ressourcement dans les Pères de l’Église pour les années 1940-1950, voulu conjointement par J. Daniélou et H. de Lubac, mais conçu par le premier comme un contournement de la pensée thomiste. Ceci a en effet pour corollaire un rejet du néo-thomisme, très net dans la première comme dans la seconde série de Résurrection ; depuis 1985, l’hostilité ou l’indifférence au thomisme est moins nette. En tout cas, on n’a plus peur de saint Thomas, puisque Laurent Sentis a écrit sur le Docteur Angélique, auquel Philippe Vallin a consacré sa thèse de théologie, tout en étant redevable aux positions du groupe Daniélou, de Lubac, Balthasar.

Il y a un autre point qui est caractéristique des deux premières périodes, peut-être là aussi avec une évolution dans la troisième série : la dévalorisation du XIXe siècle. Pour les équipes qui ont fait Résurrection entre 1956 et 1963 et 1968-1985, le XIXe siècle est un repoussoir à plusieurs titres. Quand on en parle, y compris pour la dévotion au Sacré Cœur, puisque Résurrection est alors à Montmartre, on évoque les formes de piété dégradées du XIXe siècle, on se gausse du sentimentalisme, on pointe le nationalisme, on pousse même jusqu’à déceler un maximum d’hétérodoxie dans la piété du XIXe siècle. Le P. Charles ne se sentait pas complètement à l’aise dans la liturgie romaine héritée, il souhaitait la faire évoluer et s’était vanté d’avoir été le premier prêtre parisien à dire la messe en français, tout en étant par ailleurs prudent dans l’application de la nouvelle liturgie à Montmartre. Enfin, parmi tous ces théologiens, la référence à Louis Bouyer est constante. Il est directement présent entre 1956 et 1960, moins à partir de 1960, ce qui correspond à sa période strasbourgeoise ; il est au premier plan lors de la reprise à partir de 1968-1969 : il rédige des éditoriaux, fournit des articles et on recense ses livres de façon très abondante. Cette présence du P. Bouyer continue avec la troisième période puisque le numéro 74 de la nouvelle série, en 1998, est un numéro d’hommage complet à Louis Bouyer. Sur le demi-siècle d’existence de Résurrection, il fait office de théologien fil rouge, si l’on peut dire. Cela tient sans doute à une symbiose entre l’esprit de la revue et la pensée (comme le style) de l’Oratorien : théologien réformateur, lié à la « nouvelle théologie », mais en même temps très lucide jusqu’à critiquer durement – ses mémoires en cours d’édition le montreront amplement – un certain nombre de réformes et de dérives post-conciliaires, qu’il estimait non conformes à la pensée profonde de l’Église.

La relation privilégiée avec ce groupe de théologiens de la “nouvelle théologie”, de la nouvelle orthodoxie, a pour conséquence un autre « ni-ni » – c’est très insistant dans la première série ancrée dans les débats des années 1950 – ni intégrisme, ni prophétisme néo-progressiste. Dans la deuxième série, le numéro 53 (2e trimestre 1977) sur la liturgie en fournit une illustration en liminaire [7] : « la liturgie met l’Église en tumulte, la liturgie divise aujourd’hui les chrétiens » ; et d’énoncer deux impasses : « tous sont nos frères certes, ceux qui trahissent la tradition vivante de l’Église au nom de traditions prétendument immuables, comme ceux qui, fascinés par l’appel de la modernité, asservissent l’Église à l’histoire d’un monde auquel pourtant le chrétien, comme son Seigneur, n’appartient pas (Jn 17, 16). Tous sont nos frères, mais ils se conduisent en frères ennemis ». Par rapport à l’orientation traditionaliste, on répond par l’argument que désobéir à Paul VI serait ipso facto dénaturer la véritable Tradition : le monde de Résurrection se veut dans la fidélité intangible et sans discussion à Rome [8]. Et de l’autre côté, on repousse tout autant les héritiers du modernisme, du catholicisme libéral ou ceux alors nombreux qui étaient hypnotisés par un socialisme chrétien. On renvoie pour la liturgie au texte de la Constitution Sacrosanctum Concilium, qui fixait comme norme de la réforme une prudence dans l’esprit d’un « développement organique ». Les rédacteurs de la revue prennent position : « en refusant d’accueillir comme des fils cette parole de l’Église, ils s’en font au contraire des juges ; nous ne serons pas de ceux-là ». On voit bien le « ni-ni » [9] qui est fortement souligné.

Le troisième point, c’est le brain-trust pour reprendre une formule du P. Charles dans une de ses correspondances, citée par Samuel Pruvot : sa volonté de constituer un brain-trust clérico-laïc. En effet la revue associe, de façon plus équilibrée dans les deux premières phases – la troisième phase étant, il me semble, avec une prépondérance des laïcs – des séminaristes, des clercs, des laïcs. Comme Françoise Vinel me l’écrivait pour la période qu’elle a connue, donc les années 1970, le souci d’une sorte de parité homme-femme était réel. L’ambition d’être une pépinière d’intellectuel(le)s qui pourront ultérieurement influencer l’université et, au-delà, le monde de la culture, après avoir fait leurs premières armes grâce à la revue, Résurrection, participe sans surprise au projet global de Mgr Charles, tant en Sorbonne qu’à Montmartre, projet poursuivi à leur façon à travers Aïn Karem, par le P. Gitton et les responsables de cette communauté.

Résurrection et les évolutions dans l’Église

Ces trois constantes de la revue s’inscrivent sur un arrière-plan de l’histoire de l’Église qui est, lui, particulièrement mouvant. On peut détailler, à partir des trois phases déjà indiquées.

Dans la première phase (1956-1963), il me semble que Résurrection est en harmonie avec ce qu’on a appelé le versant réformateur du pontificat de Pie XII. En effet, dans l’esprit du P. Charles et dans l’atmosphère interne à la revue, le climat n’est pas forcément perçu comme négatif ou résumé par le seul mot de « crise ». Cela existe, mais on sent plutôt qu’il y a l’idée d’un mouvement porteur. L’Action catholique est, à la fin des années 1950, encore un mouvement plutôt ascendant : les avancées missionnaires – le mot a été employé – le laïcat militant, la pastorale des foyers en plein essor – pensons au P. Caffarel – à laquelle s’apparentent les foyers Résurrection (1959), la spiritualité du couple. Un autre rapprochement, plus surprenant de prime abord, peut être fait avec l’A.C.O. (Action catholique ouvrière), qui est fondée en 1950 : on a oublié qu’elle avait été créée pour reprendre une distance par rapport à la politique partisane, qu’elle tentait de réussir, après le demi échec de la L.O.C. [10], puis du Mouvement populaire des familles : une Action catholique d’adultes, fondamentalement un mouvement de foyers, avec plusieurs engagements sociaux, politiques ou ecclésiaux. Beaucoup de points communs, on le voit, à ce moment ; mais pour Maxime Charles, l’important est de garder l’esprit des origines de l’Action catholique, celui de Pie XI, auquel l’aumônier se réfère de manière récurrente. Par rapport à cela, la revue fait sienne les deux avertissements majeurs de la seconde moitié du règne de Pie XII : d’une part la mise en garde contre la dérive vers le politique, par le décret du Saint-Office de juillet 1949, qui condamne la collaboration active avec le parti communiste et ses organisations satellites ; d’autre part le risque grave de dénaturation du sacerdoce, avec la suspension de l’expérience des prêtres-ouvriers, effective au 1er mars 1954. L’attachement à la définition tridentine et à la notion même de sacerdoce déborde cette période pour concerner la revue Résurrection dans son entier [11]. De la part de quelqu’un qui s’est formé à l’école de Bérulle, cela ne doit pas étonner.

La rénovation du culte du Sacré Cœur, après l’installation sur la Butte, se retrouve au fil des pages de la revue. Elle s’appuie sur l’encyclique de 1956 Haurietis aquas de Pie XII, une encyclique un peu oubliée, mais que Mgr Charles commentait et sur laquelle il s’appuyait régulièrement, y compris d’ailleurs dans les numéros de Montmartre Orientation, le bulletin de type paroissial lié au Sanctuaire. Il s’agit de revitaliser, réformer et relancer cette dévotion au Cœur du Christ, expression qui est préférée à celle de Sacré Cœur [12]. Il me semble donc que la revue, de la fin des années 1950 au début des années 1960, demeure dans cette dynamique pacellienne [13] qu’elle continue à porter. Samuel Pruvot relève qu’il n’y a pas d’enthousiasme, il en est surpris, à l’idée du concile annoncé le 25 janvier 1959 par Jean XXIII. Il n’y a là rien d’original, et mon étude [14] des bulletins paroissiaux de l’époque le confirme. Contrairement à ce qu’on lit parfois de droite et de gauche, en 1959, il y a une petite curiosité qui retombe vite : les bulletins et journaux informent sur la nature d’un concile, en rappellent l’histoire oubliée depuis près d’un siècle, Vatican I (1869-1870). L’intérêt de la population et du clergé commence vraiment à se manifester fin 1961-1962, au moment où la revue s’interrompt (début 1963). Impossible donc de prendre la température de Résurrection pour les tumultueuses années du Concile. Significatif toutefois est le numéro de 1962 qui paraît pendant la première période de Vatican II. Il est consacré à la notion du sacrifice du Christ et à ses conséquences dans le Saint Sacrifice de la messe, les problèmes liés à la notion de transsubstantiation : toutes questions fortement remises en cause dans les années suivantes [15]. Il n’est pas interdit d’y voir comme un écho prémonitoire de la crise qui vient. Fidèle à sa position, toujours au plafond, la revue échappe aux querelles théologiques qui explosent à partir de la fin 1962- début 1963, et cesse de paraître.

La deuxième phase (1968-1985) a un caractère distinctif, avec le recours plus fréquent aux pseudonymes : Gabriel Nanterre, Denis Du Tertre, Gilles de Toulouse, Ellesse etc. À l’heure de la « libération » de la parole dans l’Église, au temps des expérimentations généralisées, séminaristes et jeunes prêtres sont contraints à l’anonymat : ce seul indice éclaire quant au positionnement de Résurrection par rapport aux orientations majoritaires, doctrinales et pastorales, de l’Église de France d’alors. Il est frappant aussi que, pendant cette période, la revue s’intitule « revue de doctrine chrétienne ». Elle répond ainsi à un besoin qui s’affirme d’autant plus fortement que les années 1968-1985 voient trois types de décomposition [16]. Premièrement, la décomposition du discours théologique lui-même : le discours dominant [17] est soit celui de la mort de Dieu, théologie de la fin des années 1960 et des années 1970, soit l’émergence, à partir de 1969-1971, des théologies de la libération, nouvel avatar du tout politique se référant au marxisme, ou bien l’hypercriticisme mâtiné de structuralisme en exégèse. En tout état de cause, le discours sur Dieu devient de l’ordre du presque impossible. La seconde décomposition concerne spectaculairement le sacerdoce. Entre 1968 et 1974, la crise du clergé atteint sa plus haute intensité avec un départ massif de prêtres que l’on n’avait pas vu depuis la Révolution française. En parallèle à la revue Résurrection, Mgr Charles fonde une société qui n’a pas de statut canonique proprement dit, la Fraternité de Jésus-Prêtre, pour rassembler autour de lui un certain nombre de jeunes prêtres dont l’existence sacerdotale est rendue difficile dans ces années. Troisième décomposition, c’est celle de l’Action catholique. 1975 voit l’abandon de la théorie du mandat et l’ensemble de l’Action catholique générale et spécialisée est libéré de la tutelle relative de la hiérarchie et dispose donc d’une pleine liberté de choix en politique. Or c’est le moment, on a peine à s’en souvenir, où Gaudium et spes (1965) et l’option préférentielle pour les pauvres (Medellin, 1968) sont lus comme un ralliement nécessaire du christianisme à l’une ou l’autre forme de socialisme. On assiste à une chute drastique des effectifs, une crise dont l’Action catholique ne s’est jamais remise. À partir de 1975, les mouvements qui la composent s’effacent progressivement de la société française, alors que ces mouvements, notamment leurs aumôniers, gardent une place privilégiée dans l’organigramme de l’Église de France [18]. En parallèle à ces trois décompositions, il y a la montée de la contestation traditionaliste : en 1976, Mgr Lefebvre ordonne des prêtres contre la volonté formelle de Rome et se trouve suspendu a divinis. La visibilité médiatique et la résonance dans l’opinion de cette autre contestation ne doivent pas être minorées, ainsi qu’Yves-Marie Hilaire ou Émile Poulat l’ont noté.

La troisième phase, à partir de 1985, s’ouvre par un article de Mgr Charles que, dans le lexique Résurrection, on qualifierait sans émoi de providentiel : « Pourquoi j’aime le cardinal Ratzinger ». Le titre est alors étonnamment provocateur, mais le contenu est mesuré [19]. Aimer le cardinal Ratzinger en 1985 revient à se situer dans le contexte des réorientations amorcées par le pontificat encore jeune de Jean-Paul II. Nous sommes en pleine querelle du catéchisme, ouverte en 1983 par le cardinal Ratzinger, et nous sommes également dans la vague de réactions suscitée par les Entretiens sur la foi que le Cardinal avait donnés au journaliste italien Vittorio Messori en 1984, parus en français en 1985, peu avant le Synode extraordinaire consacré au bilan de Vatican II. Jeune chercheur en histoire, j’effectuais au même moment une série d’interviews auprès des curés de Paris à propos du Concile. La majorité des curés de Paris en 1985 réagissaient vivement au livre, et considéraient les thèses défendues par le cardinal Ratzinger comme un reniement de Vatican II. L’article « Pourquoi j’aime le cardinal Ratzinger » était bien en lui-même une voix discordante en France. Relu à l’automne 2006, il a comme un parfum d’actualité et de déjà vu. Il évoque une contestation épiscopale, celle de plusieurs évêques français [20], l’épiscopat des Etats-Unis et de Grande-Bretagne, le P. Chenu parmi les théologiens. D’abord Mgr Charles récuse le fait que le Cardinal s’opposerait à Vatican II, puis il ajoute :

Il faut donc le [ce concile] critiquer aussi, au sens positif du terme, en soupesant l’impact de chaque affirmation et son agencement harmonieux avec les autres. Si l’on souligne un aspect de ses textes au détriment des autres, l’on trahit le Concile. Il n’y a pas dans le concile Vatican II que la Déclaration sur la liberté de conscience [21] (sic) et la Constitution sur l’Église et le monde [Gaudium et spes]. (…) Passer [les autres textes] sous silence déformerait complètement l’intention des Papes et des Pères du Concile.

Puis le verdict tombe : « Il y a de prétendues applications du Concile qui trahissent le Concile, tel est du moins le jugement du Cardinal, et on comprend très bien que ce soit ce jugement qui ait irrité certaines Églises locales, spécialement en France, mais il est difficile de nier le fait » [22]. Un passage qui a la vertu de la littérature d’anticipation, puisqu’il s’agit de l’axe du discours de Benoît XVI à la Curie romaine du 22 décembre 2005, et que des irritations similaires s’expriment à vingt ans de distance ! Dans l’un des derniers numéros de Résurrection, il y a une longue recension critique du livre d’un Alsacien, l’abbé Jean-Georges Boeglin [23], qui pense l’ecclésiologie de Lumen gentium en termes de « tournant ». Jacques-Hubert Sautel renvoie au contraire à « l’herméneutique de la continuité et de la réforme », prônée par le Pape, herméneutique de Vatican II, qui récuse celle de la « rupture ». Remarquable harmonie de pensée sans qu’il y ait, apparemment, de référence directe entre la présentation que faisait Mgr Charles en 1985 et cette recension vingt ans plus tard.

Puisque est arrivé le temps de conclure, je retiendrai deux points.

La revue Résurrection anticipe puis accompagne le mouvement de massification des études théologiques, mouvement qui s’amorce simplement au début des années 1960 ; la première étudiante dans une Faculté de Théologie catholique d’État comme Strasbourg se serait inscrite en 1962. Au milieu des années 1970, les étudiants laïcs, garçons et filles, sont devenus majoritaires. L’idée de départ de Résurrection, revue orientée par des exigences théologiques fortes, sans être une revue de spécialistes, s’adressait donc à ce public en recherche d’une culture théologique. La suspension de la revue intervient au moment où le mouvement devient massif en France.

Le deuxième point qui caractérise la revue sur la longue durée est l’attachement à un catholicisme intégral, par allergie radicale envers « les adeptes savants d’un christianisme à la page, sans saveur ni Sauveur, dûment savonné et retourné comme une vieille chaussette pour faire un révolutionnaire bonnet phrygien modèle 89 » [24]. Rejet viscéral du modernisme dans ses nombreux avatars depuis plus d’un siècle, refus de l’historicisme, tout cela ressort de l’attitude radicalement antimoderne adoptée par l’Église catholique depuis la Révolution française. Toutefois, par rapport à d’autres antimodernes catholiques, il y a une distance qui est prise envers la politique et au-delà vis-à-vis du Mouvement catholique développé depuis la fin du XIXe siècle. Cette remarque, saisie au fil d’une recension en 1978, éclaire le propos : « tout un passé de médiocre apologétique nous a donné à répondre “de Mun” à “Karl Marx” (...) et à faire croire que, en politique, comme ailleurs, nous avions de la doctrine à revendre » [25]. La plus belle illustration de la persistance du point de vue « du plafond », il faudrait citer tout l’article, est la contribution de mon collègue et ami Paul Airiau, dans le numéro consacré aux 40 ans de Résurrection. Dans ce qui est de prime abord perçu comme un article historique, les deux tiers de sa contribution sont une profession de foi en un christianisme eschatologique, esquissant une vision du Christ revenant sur terre.

Mettre la foi au cœur du monde et refuser toute compromission, aussi minime soit-elle avec ses exigences premières, telle paraît être la mission accomplie pendant les cinquante premières années de Résurrection. Une mission toujours à accomplir.

Luc Perrin, Né en 1958, agrégé d’histoire, est maître de conférences d’Histoire de l’Église à la Faculté de Théologie catholique de Strasbourg (université Marc-Bloch). A publié L’affaire Lefebvre (Cerf, 1989) et a contribué à Histoire des curés, Fayard, 2002.

[1] Du Centre Richelieu au Sacré-Cœur, doctrine chrétienne et apostolat des laïcs, la revue Résurrection 1954-1964, Mémoire pour le D.E.A. de l’Institut d’Études Politiques (dir. Ph. Levillain), 1993.

[2] « Ne sachant pas toujours à quoi faisait allusion le P. Charles lorsqu’il commentait avec passion l’encyclique Humani generis (1950), ou tempêtait devant les options de Jeunesse de l’Église », témoigne Mgr Guy Gaucher, en préface à S. Pruvot, Monseigneur Charles, aumônier de la Sorbonne 1944-1959, Cerf, 2002, p. 9-10.

[3] Voir § 54. À ma connaissance, c’était la première fois qu’un texte du Magistère contemporain, après Vatican II, reprenait certains passages de cette encyclique de Pie XII.

[4] Qu’on ne se méprenne pas : il ne s’agissait aucunement de baptiser ni le prétendu « esprit du Concile » ni l’esprit de Mai.

[5] « Tiers parti, car il a combattu simultanément sur deux fronts : contre les excès de la répression antimoderniste, risquant de couper définitivement l’Église catholique de son temps ; mais aussi, et pas moins ardemment, contre le radicalisme corrosif de certains des principaux protagonistes de la crise », in Une Église en quête de liberté, Desclée de Brouwer, 1998, p. 303.

[6] La collection « Sources chrétiennes ». Éditer les Pères de l’Église au XXème siècle, Cerf, 1995.

[7] L’intitulé des liminaires de la revue Résurrection change constamment : éditorial, envoi, présentation, sans qu’on en discerne la cause, s’il y en a une ; en 1977, c’était « offrande ».

[8] Quelques années auparavant, H. U. von Balthasar avait dénoncé d’une formule devenue fameuse le « complexe anti-romain ». À cet égard, la revue est plus héritière d’une sensibilité ultramontaine extrême, pas si loin d’un Louis Veuillot, que ses rédacteurs ne l’auraient avoué.

[9] Témoignage d’un des acteurs de la deuxième période, Jean-Robert Armogathe, qui parle d’associer « dans une même démarche (…) la conviction d’un maintien traditionnel et d’une réflexion qui ne soit pas répétitive », in Mgr Maxime Charles. La politique de la mystique, Adolphe Ardant-Critérion, Limoges, 1984, p. 66.

[10] L.O.C. : Ligue Ouvrière Chrétienne.

[11] « Un sujet brûlant » porte la quatrième de couverture du n° 61, de décembre 1979.

[12] Probablement, au-delà des justifications savantes avancées, par rejet, comme il a été dit, du XIXe siècle.

[13] Eugenio Pacelli était le nom de Pie XII.

[14] Cf. Paris à l’heure de Vatican II, Éditions de l’Atelier, 1997.

[15] Au point de contraindre Paul VI, en 1965, à rappeler les grands acquis de la foi catholique en la matière dans l’encyclique Mysterium fidei.

[16] Pour reprendre le titre de l’ouvrage fameux de Louis Bouyer, La décomposition du catholicisme, Aubier-Montaigne, 1968 ; du même en 1969, chez le même éditeur, avec un titre tout aussi révélateur du climat de l’époque : Religieux et clercs contre Dieu.

[17] Alors que la fièvre adulatrice de l’œuvre du P. Teilhard de Chardin n’est pas encore retombée, on lit dans une recension du n° 31 (4è trimestre 1969) : « le teilhardisme est difficilement conciliable avec le dogme chrétien » (p. 112). Les recensions de Résurrection mériteraient une étude systématique.

[18] Cf. Ludovic Laloux, Passion, tourment ou espérance ? Histoire de l’apostolat des laïcs en France, depuis Vatican II, François-Xavier de Guibert, 2002.

[19] Le P. Gitton me confirmait que le P. Charles avait une plume posée, équilibrée, tout à fait différente de son expression orale, connue pour être fougueuse, voire excessive parfois.

[20] Sont indiqués Mgr Gaillot (Évreux), Mgr Rozier (Poitiers) et Mgr Gilson (Le Mans) ; Mgr Charles note en revanche qu’il « eut pour lui rapidement le Cardinal de Lubac, considéré comme un des plus grands théologiens de notre temps » (n° de décembre 1985-janvier 1986, p. 33).

[21] Une telle déclaration n’existe pas : il s’agit de Dignitatis humanae (1965), qui bien entendu n’établit aucune « liberté de conscience » individuelle, au sens où l’expression qualifie la philosophie libérale ou en renvoie à la thèse protestante du libre examen. Soigneusement, Vatican II parle de liberté religieuse par rapport aux États.

[22] Article cité, p. 37. Mgr Charles se réjouissait cependant un peu vite, comme l’ont montré les événements de 2006 : « Je l’entends dire des choses que je ressentais et que je n’osais pas dire, car, dans ces dernières années, ceux qui ne marchaient pas à l’alignement avaient des difficultés avec ceux qui s’étaient emparés du Concile pour arriver à leurs fins » (p. 39). Le hold-up n’est pas terminé vingt ans après, me semble-t-il.

[23] Pierre dans la communion des Églises. Le ministère pétrinien dans la perspective de l’Église-Communion et de la communion des Églises, Cerf, 2005, préface de Mgr Doré.

[24] Contribution de Jean Duchesne à Mgr Maxime Charles. La politique de la mystique, op. cit., p. 82.

[25] Recension (élogieuse) d’A. Manaranche s.j., Attitudes chrétiennes en politique, 1978 in n° 58 (2è trimestre 1978), p. 106.

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