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Consensus ou disputatio ?

Rémi Brague

Je regardais tout à l’heure la photo que France Catholique a publiée – une demi-douzaine de jeunes blancs-becs autour du P. Bouyer. Vous pouvez voir maintenant ce que, depuis lors, trente ans d’alcool, de débauche et de Sorbonne, ont fait de moi : la triste loque humaine qui vient seulement d’être partiellement réanimée par l’absorption d’une boisson légèrement caféinée, et qui va prendre la parole.

Donc, je vais essayer de ne pas abuser de votre temps. J’ai proposé comme titre de mon intervention deux termes latins dont l’un est entré en français : Consensus ou disputatio, donc la dispute au sens originel et noble du terme, de quoi revenir à de vrais débats.

Des débats truqués ou refusés

Nos sociétés – le constat est facile à faire – exaltent d’une part le « consensus mou » dans le cadre de « démocraties apaisées » (pour reprendre une formule qui a fait florès il y a quelques années), et d’autre part, la mode du débat. Celle-ci connaît une inflation sans guère de précédent ; le débat devient une fin en soi, non seulement dans la revue qui porte ce titre, et qui est d’ailleurs fort honorable, mais un peu partout dans la société.

Je me suis permis de mener quelques réflexions à ce sujet parce que, la plupart du temps, on n’offre guère que des caricatures de débats et que cette légère contradiction que je pointais au début entre la folie du consensus et la manie du débat n’est peut-être qu’apparente, étant donné que le débat est la plupart du temps truqué, ou que, lorsqu’il est généralisé, il n’offre plus que l’apparence de ce qu’un débat pourrait fournir.

Une première caricature est le débat contradictoire truqué, forme qui a la faveur des média, dans lequel les arguments se réduisent à la gueule sympa ou non des participants, et où l’organisateur n’invite dans la plupart des cas que des représentants caricaturaux de la position qu’il veut déconsidérer. Le but unique de tels débats est de faire croire qu’une opinion est légitime, non pas parce qu’elle serait appuyée par des arguments, mais parce qu’elle est dominante. Donc, le principe est celui de l’intimidation. Combien de fois n’avons-nous pas vu des thèses honorables, voire justes en soi, que l’animateur de l’émission télévisée avait pris soin de faire représenter par de sinistres caricatures qui, même si elles (ces caricatures) sortent parfois des arguments qui tiennent tout à fait debout, ne donnent pas tellement envie de les considérer comme la vérité.

La deuxième caricature, c’est le débat généralisé, tel qu’il est rendu possible en particulier par les nouvelles technologies, et bien entendu au premier rang Internet, à savoir : le chat qui me semble avoir encore moins fait patte de velours depuis l’apparition du blog. Il m’arrive, non pas de participer – ce qui n’a rien contre la foi et les mœurs d’ailleurs – mais il m’arrive simplement de me documenter en regardant certains blogs, et j’avoue que je suis un peu effrayé par le niveau des « arguments » échangés en tous domaines – je dis arguments, vous avez senti des guillemets de part et d’autre du mot ; les arguments n’en sont pas, tout se passe comme si le blog servait (du moins dans ceux que j’ai visités) à rendre tout simplement accessibles, en principe au monde entier, de simples réactions épidermiques. La règle de ce genre d’exercices, c’est la formule bien connue : « Ce n’est pas parce qu’on n’a rien à dire qu’il faut fermer sa gueule. » Très souvent on rencontre des formules du genre : «  Ah, ben j’ai pas lu, j’sais pas, j’suis pas au courant, mais j’suis pour [ou] mais j’suis contre.  »

L’anonymat permet de ne pas s’engager. Et ce qui, pour un universitaire, est un souci minimal, à savoir vérifier les sources et, quand on cite quelque chose, donner une référence selon les règles de l’art, tout cela est complètement absent.

Il ne faut donc pas s’étonner si, en face de ces prétendus « débats de société », de ces caricatures de débats, on trouve des réactions peut-être stupides mais compréhensibles en tous cas : le pur et simple refus du débat avec, pour justifier ce qui pourrait sembler une simple échappatoire, plusieurs tactiques.

J’en distinguerai deux qui sont très simples. J’appellerais la première « Vous ne pouvez pas me comprendre », argument massue évidemment aussi imparable que stupide. « On ne peut comprendre que de l’intérieur ». Il faut être à l’intérieur d’une position pour la comprendre, rien de tel que l’appel à une expérience personnelle. Mais si vous qui êtes en dehors vous ne pouvez me comprendre, cela a le léger inconvénient de rendre impossible tout passage d’une position à une autre si on est dedans ; on ne peut pas entrer si on est au-dehors, on y entre par je ne sais quel miracle. L’adhésion ne peut plus être pensée que sur le modèle des huîtres qui adhèrent à ce à quoi elles s’accrochent.

Deuxième tactique pour éviter la discussion, et peut-être la plus grave : « non seulement vous ne pouvez pas me comprendre, mais vous ne voulez pas me comprendre ». Vous ne voulez pas, parce que… on trouve toujours des arguments : parce que depuis toujours vous avez été contre nous, parce que… C’est bien entendu la porte ouverte au refus radical d’échanger des arguments, qui se transforme vite en désir d’échanger des coups.

Le « vous ne pouvez pas me comprendre » permet encore une sorte de coexistence des groupes, des cultures, des points de vue. En revanche, le « Vous ne voulez pas me comprendre » ouvre directement la porte à la violence puisque l’adversaire n’est pas seulement incapable, mais a la volonté positive, mauvaise, de ne pas comprendre. D’où la tentation qui est peut-être plus qu’une tentation, mais un fait déjà réel en partie : un enfermement de chaque groupe, de chaque communauté, de chaque civilisation (on peut répéter le même constat à différentes échelles), qui s’excommunient mutuellement et qui ne trouvent plus que du non-verbal, du violent à échanger.

Pour réhabiliter la disputatio

Il serait donc temps de réhabiliter, ou en tout cas de tenter de réhabiliter, ce que j’appelle la disputatio. C’est l’origine du mot « dispute », mais évidemment pas au sens que cela prend lorsque l’on dit que deux personnes se disputent, c’est-à-dire qu’elles échangent des noms d’oiseaux. Mais dispute au sens où l’on dit « disputer d’un sujet », ou encore une « question disputée », en référence à cette vénérable pratique universitaire, qui est aussi vieille que l’université, née quelque part vers le XIIe siècle, parfois dès le XIe siècle tardif selon les pays.

Dans les universités médiévales, la disputatio était un exercice obligé, il fallait que le professeur sache s’y soumettre, et soit éventuellement capable de répondre de façon impromptue à toute question qui pouvait lui être posée. D’où le petit jeu consistant à poser la question la plus difficile possible. C’est à cause de cela qu’abondent les légendes sur les sujets incongrus auxquels les universitaires médiévaux étaient censés s’intéresser. Lorsqu’un étudiant voulait embêter son professeur, il lui demandait, par exemple, combien d’anges tiennent sur une pointe d’épingle. Les historiens ont sauté là-dessus en disant : « ils s’occupaient de ça, avant tout de ça ». Il s’agissait donc de querelles que, si Marie-Hélène Congourdeau n’était dans la salle, j’appellerais byzantines.

Dans cette pratique de la dispute au sens universitaire, le désaccord n’est pas considéré comme un malheur. Il est accepté et il est réglementé dans l’espoir d’en venir à bout, mais sans considérer que le désaccord provienne d’une mauvaise volonté et de quelque chose de peccamineux chez l’adversaire. Dans la disputatio, le sujet est clairement défini, on sait de quoi on parle, ce qui est une condition tout à fait souhaitable et pas toujours réalisée dans les débats contemporains. La discussion se fait selon des règles précises, on annonce dès le début qu’on s’appuiera sur des arguments que l’on tirera d’un corpus bien déterminé de textes possédant une autorité, que l’on recourra à telle méthode de démonstration précisément définie, et on ne se permet pas de mélanger des arguments de différents niveaux. On distingue les différentes façons d’apporter la preuve de ce que l’on dit, selon qu’il s’agit d’un domaine accessible au raisonnement apodictique, c’est-à-dire un raisonnement fait grâce à des figures du syllogisme valide et déduites de raisonnements dont les conséquences sont déduites de prémisses évidentes (cas exceptionnellement rares, ça peut marcher en mathématiques). On ne confond pas cela avec les arguments dialectiques qui reposent sur des prémisses communément admises, qu’on ne peut démontrer par A + B. Tout le raisonnement moral est de ce genre. Dire qu’il ne faut pas rendre le mal pour le bien est une évidence morale, mais ce n’est pas une évidence mathématique.

Dernier aspect, l’échange des arguments est quasiment ritualisé. Nous avons gardé dans l’université quelques arrière-goûts de ces rites, par exemple lors des soutenances de thèses qui sont aussi une sorte de cérémonie savamment organisée et dans laquelle les fleurets sont dûment mouchetés. Ce petit coup de nostalgie envers le Moyen-Âge, je l’arrête assez vite parce que nous ne vivons pas en 1257 (date de création de la Sorbonne) mais en 2007. Je me permets simplement de remarquer en bas de page qu’il faudrait réhabiliter le Moyen-Âge comme l’âge de la raison, pas du tout comme âge de la superstition ou comme l’âge de l’argument d’autorité. N’oublions jamais que saint Thomas d’Aquin dit quelque part que de tous les arguments, le plus faible, c’est l’argument d’autorité. On n’a recours à l’argument d’autorité que lorsque l’on ne peut faire absolument rien d’autre ; en général, on peut toujours trouver mieux. Remarquons aussi que le Moyen-Âge est aussi la période pendant laquelle les procédés de décision, et en particulier, le choix des dirigeants, qui sont actuellement à la base de nos sociétés se voulant démocratiques, ont été inventés. Le procédé qui consiste, non pas à tirer au sort qui va gouverner comme on le faisait par exemple dans l’Athènes ancienne, mais à désigner l’abbé du couvent ou le supérieur de tel ou tel ordre en procédant à des élections à la majorité, est une des inventions médiévales.

Je ferme ici ce petit coup de nostalgie et de pub médiévophiliste. Je ne parlerai pas des chances d’un retour de la disputatio, parce que j’ai oublié ma boule de cristal à la maison et n’ai rien à déclarer probable ou improbable.

Mais je voudrais simplement proposer une règle de conduite générale, tout à fait simple : chaque fois qu’on nous demande de parler, faisons-le, et ça, je crois que saint Pierre l’a déjà dit. Je ne voudrais donc pas le répéter.

Les conditions de la disputatio

Je voudrais par ailleurs dire au moins ce que ce retour à la disputatio, probable ou non, supposerait. J’ai dressé une petite liste de ces conditions. J’en ai noté quatre, mais je ne prétends pas être exhaustif.

Premièrement, quant à la nature de la raison. La dispute est un exercice rationnel, un usage de la raison dans lequel la raison ne se laisse pas réduire à ce à quoi nous la réduisons trop souvent, à savoir, la méthode qui permet d’écrire, voire de formuler mathématiquement la loi des phénomènes, je veux dire l’usage scientifique de la raison. Cet usage est tout à fait légitime là où l’on veut étudier la régularité dans le retour des phénomènes. Mais cette méthode s’essouffle vite là où il s’agit, par exemple, d’étudier la légitimité d’une pratique morale ou d’une pratique sociale. Dans le cas de la discussion scientifique à proprement parler, là où une science est constituée, possède ses règles, la disputatio n’est jamais que provisoire ; on dispute en attendant que la question soit tranchée. Et la question n’est pas tranchée par les arguments qui sont échangés, mais par des éléments qui viennent du dehors de l’univers du discours, à savoir du monde des faits : c’est une expérience qui doit, en principe du moins, pouvoir trancher entre deux théories. Dans tous les autres cas, nous sommes d’une certaine manière (pour les pessimistes) réduits, d’une autre manière (pour les optimistes) promus, à une autre dimension, qui est celle de l’échange des arguments.

La deuxième condition pour un retour éventuel de la dispute est qu’il faut une conception commune de la raison. Et il faut tenir cette idée que la raison est capable, même si c’est difficile – et personne n’a jamais dit que c’était facile – qu’elle est capable d’emporter la conviction ; que la raison permet la communication ; que la raison n’est finalement autre chose que l’usage du langage parvenu à son point d’incandescence. Mais c’est alors le langage qui n’est que langage, qui ne recourt pas à d’autre chose que le langage, que ce soit l’expérience extérieure, que ce soit à plus forte raison l’origine du locuteur plus ou moins digne, plus ou moins vieux, de tel ou tel sexe, tout cela doit être aplati ; le langage donc, qui ne doit, au grand jamais, recourir à d’autre chose qu’à la force de ses propres arguments et s’interdit donc d’imposer par la violence telle ou telle conclusion.

En dernière instance, la dispute suppose toute une conception de l’homme, toute une anthropologie – si vous aimez les mots longs – selon laquelle la raison peut agir sur ce qui d’habitude nous fait agir, à savoir, les passions. La question est de savoir comment agir sur les passions. Vieille question : est-ce qu’on peut simplement faire agir une passion contre une autre ? Par exemple, réprimer notre appétit par notre souci de l’honneur. Ainsi, ce qui fait que nous ne nous jetons pas sur la nourriture et que nous utilisons plutôt un couteau et une fourchette, c’est qu’il y a une autre passion qui nous dit : attention, les autres te regardent ! C’est en un sens le sentiment de l’honneur, la passion de notre propre dignité qui nous empêche d’assouvir directement notre passion, notre désir pour la nourriture. Donc la question est de savoir si on peut simplement contrecarrer une passion par une autre ou si, au contraire, la raison peut agir directement sur les passions sans tirer sa force ailleurs que d’elle-même. C’est un vieux débat qui a été lancé à l’époque classique par des gens comme Spinoza et Hume qui défendaient la stratégie passion contre passion ; ils ont été contrés tous les deux par Kant selon lequel la raison pure, en tant que telle, peut se faire mobile de l’action, par exemple en mobilisant un sentiment tout à fait particulier, à savoir le sentiment du respect. Celui-ci, en effet, à la différence des autres sentiments, est nécessairement désagréable. Vous relirez la Critique de la Raison pratique qui était justement votre lecture de chevet d’hier soir.

Pour s’expliquer dans des termes peut-être plus simples, disons que le débat, la possibilité du débat, suppose qu’il existe une faculté intermédiaire entre les désirs et la faculté très éthérée qui se contente de calculer et d’observer sans pouvoir agir, à savoir ce que Platon appelait la « colère », le thymos, une sorte de sentiment de l’honneur qui fait que la raison peut agir sur la faculté inférieure de désirer. J’arrête rapidement ce qui serait une digression philosophique.

Troisième condition de la dispute authentique : une certaine confiance en la solidité du lien social, voire de ce que j’appellerais le lien humain, ce qui fait que deux êtres humains peuvent coexister et nourrir entre eux des relations pacifiques. En d’autres termes, la dispute peut aller d’autant plus loin qu’on est assuré qu’elle ne menace pas la paix. Si toute dispute, si tout désaccord doit mener à ce que les gens s’étripent, alors, la prudence la plus élémentaire demande que l’on balaye sous le tapis tous les sujets qui rendraient une discorde possible, voire probable. Une société qui ne dispute pas est donc, à l’inverse, une société qui se sent fragile, qui craint que la manière dont les hommes vivent ensemble ne dépende que de cette fine pointe et des arguments qui seraient énoncés par la parole, et n’a pas d’autre fondement plus substantiel. La réhabilitation de la dispute supposerait que le lien social, voire le lien humain, est plus profond que l’expression explicite de l’accord pour vivre ensemble. En d’autres termes, il y a quelque chose de plus profond que ce que l’on est habitué à appeler depuis Rousseau, et même bien avant lui, le « contrat social ». Il y a au-delà de l’accord explicite des adultes (puisque seuls les adultes peuvent contracter), il y a au-delà de l’accord explicite pour vivre ensemble, toute une substance commune qui relève en grande partie de l’inconscient et dont on peut penser qu’elle n’est pas atteinte par un accord ou un désaccord verbal.

Quatrième point, et c’est le dernier de cette partie, puisque ce qui nous intéresse ici est avant tout le débat religieux, la reprise du débat supposerait d’admettre que la raison a quelque chose à dire en matière de religion. En d’autres termes, cela supposerait que l’on n’accepte pas la réduction de la religion à l’irrationnel ; que cet irrationnel soit celui de la tradition, qu’il soit celui de la sentimentalité, ou qu’il soit autre chose, ne faisant ici pas tellement de différence. La foi fait appel à l’homme entier, elle s’adresse à lui dans toutes ses dimensions, dont aucune n’est exclue ; elle s’adresse à ce sentiment, à l’impression de se savoir dû à un passé, d’être l’héritier des générations précédentes ; elle s’adresse aussi à la volonté, puisque la définition de la foi est une adhésion de la volonté ; elle s’adresse à la raison sous tous ses aspects. Aucun domaine de l’humain ne lui est étranger. Et la raison, qui non seulement fait partie de l’humain mais constitue le propre de l’homme, doit être également la partenaire, pourrait-on dire, de la foi. Je m’élève ici contre un certain anti-intellectualisme qui me semble sévir dans beaucoup de groupes d’Église aujourd’hui. Il est peut-être excusable chez les non-intellectuels, mais il devient de plus en plus difficile dans une société qui prétend avoir rendu l’instruction obligatoire. En d’autres termes, la foi du charbonnier, c’est très bien si vous êtes charbonnier. Pour les gens qui ne sont pas charbonniers, il vaut mieux autre chose.

Un Dieu qui dispute

Ce dernier point suppose, non seulement une certaine aptitude chez celui qui veut disputer, mais suppose une certaine sorte de religion ; ce n’est pas n’importe quel type de religion qui peut admettre les conditions que j’ai énumérées.

Je voudrais donc, pour terminer, faire remarquer deux choses qui ont trait à la structure de la Révélation de l’Ancien et du Nouveau Testament. Je dirais d’abord que c’est très joli de parler de dispute, de disputatio, de débat ; mais nous devons comprendre que le débat n’est pas uniquement une attitude humaine, c’est aussi, cela peut paraître surprenant, le fait de Dieu lui-même. En d’autres termes, Dieu débat. Je vous propose de relire en ce sens – je ne vais pas les lire concrètement, cela prendrait trop de temps – les passages des Prophètes de l’Ancien Testament qui se présentent sous la forme de reproches de Dieu aux hommes. C’est un genre littéraire auquel les exégètes ont donné le nom hébraïque (rîv) qui signifie quelque chose comme « procès », comme « accusation ». On pourrait parler aussi de diatribe à condition de prendre le mot au sens originel, puisque maintenant, diatribe, ça veut dire engueulade. Le sens originel de « diatribe », en théorie de la littérature, c’est cette sorte de dialogue (tout à fait représenté par certaines épîtres de saint Paul) dans lequel le locuteur s’adresse de façon fictive à son auditoire, pose des questions : « alors, est-ce que la loi est mauvaise ? Pas du tout ! » On pourrait prendre aussi, et cela aurait aussi un fondement tout à fait historique, je crois, le terme d’« impropères ». Tout le monde connaît les Impropères de la liturgie du Vendredi Saint, qui reprennent les passages de l’Ancien Testament auxquels je viens de faire allusion.

Il y a trois passages qui sont tout à fait célèbres à ce sujet : le quatrième chapitre du prophète Osée, le sixième chapitre du prophète Michée (le début de chacun de ces chapitres), et chez Isaïe, le troisième chapitre, les versets 13-15. Dieu, par la bouche du prophète, engueule Israël : « qu’est-ce que j’ai fait pour que… ? » Dieu « fait une scène » à son peuple, pourrait-on dire, d’autant plus que le modèle conjugal de la scène de ménage est tout à fait à sa place ici. Vous vous souvenez de tous ces passages dans lesquels l’Alliance entre le Dieu d’Israël et son peuple est comparée à un mariage, un mariage un peu tumultueux d’ailleurs, puisque Dieu reproche à celui avec qui il a fait alliance de l’avoir trompé.

Dans ce genre de texte, il se passe quelque chose d’étrange. La relation entre Dieu et le peuple, donc une relation à deux, se change, du seul fait que Dieu argumente, en relation à trois éléments. On ne donne pas dans le fameux ménage à trois du théâtre de boulevard, mais le fait est que Dieu invoque un troisième terme qui va lui servir de témoin. Il prend à témoin, par exemple, le ciel et la terre. Au tout début d’Isaïe, ou dans le Deutéronome, le thème apparaît trois fois. Avec ce troisième élément, c’est presque la définition du domaine juridique qui intervient. On commence en effet à parler de droit à partir du moment où il y a une troisième instance devant laquelle deux individus, ou deux groupes, ou deux peuples, portent leur différend et se mettent d’accord pour que ce soit ce troisième élément qui décide entre eux du juste et de l’injuste.

Le fait que Dieu accepte de déballer, si je puis dire, son problème et de faire comme s’il y avait dans le peuple deux éléments : un élément qui a mal agi, et l’autre qui se rend bien compte qu’il aurait dû faire autrement, c’est l’apparition de l’idée de conscience. C’est l’apparition de l’idée suivant laquelle l’homme doit répondre librement de ce qu’il fait, et à celui envers qui il a fait ce qu’il n’aurait pas dû faire. C’est l’apparition de cette fantastique liberté que le Dieu d’Israël donne à son peuple, de l’accepter ou de ne pas l’accepter. Une relation purement duelle sans l’intervention de ce troisième élément se serait terminée, vous m’excuserez ce jeu de mots, par un duel dans lequel l’un des deux éléments aurait détruit l’autre. C’est ce que le Dieu d’Israël menace de faire dans cette extraordinaire scène avec Moïse où il dit : Bon, j’en ai ras le bol, je vais les détruire, mais je ferai sortir de toi un grand peuple, toi, Moïse tout seul. Moïse intercède alors pour Israël et le peuple n’est pas détruit.

Ce procès de Dieu à l’homme rend possible le cas inverse, à savoir la protestation de l’homme contre Dieu, qui existe aussi dans la Bible. Il suffit d’ouvrir le Livre de Job pour s’en convaincre. Il suffit également de lire ce psaume que Jésus a chanté ou dont il a chanté les premières paroles sur la croix, où il ose, où celui qui prie ose demander à Dieu « Pourquoi, mais pourquoi m’as-tu abandonné ? » Texte absolument fantastique que je ne saurais mieux caractériser qu’en reprenant une formule du philosophe allemand Robert Spaemann : « Dans ces cas-là, l’homme en appelle de Dieu à son concept. » Je trouve que la formule est extraordinaire : en appeler de Dieu au concept de Dieu, de la conduite apparente de Dieu à ce que Dieu doit faire si Dieu est vraiment Dieu. Et comme c’est le cas, comme Dieu est vraiment Dieu, cette discussion ouvre par elle-même la porte à une solution.

Dispute ou violence ?

Deuxième remarque, et ce sera ma toute dernière, sur le caractère débattant, disputant, ou bien violent, car il n’y a que ces deux possibilités, d’une religion. C’est une question que l’on pose trop souvent, semble-t-il, en se contentant de demander si une religion encourage ou non la violence entre les hommes. On dit qu’il y a des religions non-violentes. Il faudrait peut-être pousser la réflexion un peu plus loin et se demander si le caractère violent ou non d’une religion ne concernerait pas d’abord la façon même dont Dieu se révèle. La question de la violence ne serait pas simplement ce qui se passe entre les hommes sous l’action de telle ou telle révélation, mais ce serait déjà au niveau de la façon même dont Dieu se révèle que l’on trouverait ou non de la violence.

Eh bien, à mon avis, la question décisive est d’abord de savoir quel genre de contact Dieu cherche avec les hommes. La question décisive est celle de la violence que Dieu choisit ou non d’exercer sur l’homme. La violence dépend, en dernière instance, de la façon dont Dieu choisit de se présenter à l’homme. Dans l’Ancien Testament déjà, Dieu choisit de ne pas tout simplement parachuter une parole : « tu feras ceci, point à la ligne ! », mais entre dans l’histoire. Il y entre même comme le libérateur. C’est comme tel qu’il se présente dans la première parole du Décalogue, qui ne constitue d’ailleurs pas dix commandements, mais une parole et d’autres commandements. Cette première parole, c’est : « Je suis Dieu ». Et ce Dieu se présente comme celui qui vient de libérer son peuple de l’Égypte, de la maison de servitude, etc. Le fait que Dieu choisisse de ne pas parachuter une parole mais d’entrer dans l’histoire est déjà une préparation de l’Incarnation. C’est déjà une préfiguration de la manière dont le Verbe s’est fait chair, c’est-à-dire que le Verbe a choisi de s’enfouir dans la chair, dans ce qui est par excellence silencieux.

Le Dieu chrétien est le Dieu du débat, le Dieu de la dispute parce qu’il a choisi de se présenter sous la figure du Logos. Là, il faut quand même que je vous lise quelques lignes d’Isaïe, c’est dans le second Isaïe, au chapitre 45, versets 18 et 19 : « Ainsi parle Yahwé, le créateur des cieux qui est Dieu, qui a façonné la terre et l’a faite, qui l’a fixée et ne l’a pas créée chaotique et l’a rendue habitable : ‘Je suis Yahwé sans égal, je n’ai pas parlé en secret, ni dans un endroit d’une région ténébreuse, je n’ai pas dit à la race de Jacob : cherchez-moi dans le chaos. Moi, Yahwé, je parle avec justesse et je m’exprime en paroles droites’ ». La manière dont Dieu apparaît comme créateur et comme créateur d’une terre non chaotique mais habitable, d’une terre qui peut être la terre des hommes, est appelée à témoigner du fait que Dieu ne s’exprime pas en secret, mais de façon publique. Il ne faut pas le chercher dans le chaos, c’est-à-dire dans cette situation qui existait dans le tohu-bohu primitif avant le travail créateur, mais dans la création, l’intelligibilité, l’accessibilité dans un domaine public et pas dans des révélations privées, extatiques ou autres. La justesse de la parole, la droiture de ce qui est dit, tout cela fait système. C’est déjà une description du Verbe. Lorsque Jean dit : « Au commencement était le Logos », il se place dans ce genre de tradition, pas seulement, comme chacun sait, dans la tradition découverte par le début de la Bible selon laquelle le monde est créé par une Parole, pas seulement par une fabrication ou par je ne sais quoi, mais simplement par une évocation au sens propre.

Ce Verbe qui est au début, ce Logos, il ne faut peut-être pas le réduire trop vite à la raison, ou plus précisément, si on le réduit à la raison, il ne faut jamais oublier que la raison est aussi, et peut-être même avant tout, comme l’a dit Kant, liberté. La manière dont Dieu choisit d’intervenir dans le Logos, donc de débattre avec l’homme, de proposer un message qui peut-être accepté ou qui peut être refusé, un message dont l’homme peut débattre, est le signe de Son respect pour l’homme.

Je dis donc : une révélation qui s’impose à l’homme est une révélation violente avant même qu’elle n’ait un contenu, quel que soit ce contenu. En revanche, une révélation qui se présente comme un acte de parole est une révélation ipso facto non violente quel qu’en soit le contenu. Elle permet même de récupérer, de réinterpréter ce qui peut être violent dans le mode même de la révélation. Si le Dieu chrétien prêche la non-violence, ce qui dans le Verbe incarné est assez manifeste, c’est d’abord parce qu’il commence lui-même par la pratiquer dans la manière dont il s’adresse aux hommes.

S’il en est ainsi, et là, c’est vraiment ma conclusion, nous devons préférer la disputatio au consensus, nous devons chercher au maximum des débats authentiques, parce que le premier à avoir voulu faire ça, c’est le Bon Dieu.

Rémi Brague, Né en 1947, marié, quatre enfants. ENS, agrégation de philosophie, docteur ès lettres. Professeur de philosophie à Paris I et à la LMU (Munich). Dernières publications : La Loi de Dieu, Paris, Gallimard, 2005 ; Au moyen du Moyen-Age, Chatou, La Transparence, 2007.

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