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"Cosmos"

Jean Lédion

C’est avec ce titre que Louis Bouyer termine la publication de sa grande synthèse théologique en 1982. En vingt-cinq ans et en six ouvrages, trois sur la « Théologie » et trois sur l’« Économie », il a tenté de rassembler d’une manière accessible à l’homme d’aujourd’hui l’essentiel de la connaissance catholique. Cosmos , consacré au problème du monde créé, paraît le dernier, car le sujet est sans doute celui qui était le plus difficile à aborder pour le théologien comme pour le lecteur.

Pourquoi le « cosmos » ?

Le choix du titre, comme le souligne l’auteur dans son introduction, est un choix motivé. En effet, à notre époque, la pensée dominante tend à présenter l’univers comme un vaste système qui possède en lui-même ses causes de développement et d’évolution, comme le pensaient déjà les présocratiques comme Empédocle et Leucippe de Milet. Pour eux et leurs successeurs, les quatre éléments (eau, terre, fer, et air) sont éternels et sont des associations d’atomes. Et ces associations régies par la « raison » et la « nécessité », voire le « hasard », produisent les éléments apparents et leur évolution. La notion de « cosmos » en grec arrivera, bien plus tard, à exprimer l’idée d’un monde ordonné ayant une cohérence et une beauté qui ne sont pas sans cause.

Mais pourquoi le théologien s’intéresse-t-il à ce cosmos, à cet univers qui nous entoure ? Tout simplement parce que l’expérience humaine commune passe par la confrontation entre l’individu et le monde qui l’entoure. L’enfant qui s’éveille à la vie découvre son environnement immédiat, ses parents, ses proches et, à travers cette médiation, il y acquière ses premières connaissances. Et chez l’adulte, comme l’admet saint Thomas d’Aquin à la suite d’Aristote, toute connaissance passe par les sens et donc transite à travers le monde créé et ce, conformément à la vision biblique de l’homme. Bien sûr, d’autres penseurs, dont saint Bonaventure le premier, douteront que l’on puisse arriver à une connaissance certaine de cette manière. Car pour eux, elle ne met en jeu que les facultés de l’homme déchu après le péché originel, et donc amoindri dans son intelligence et sa raison. Mais comme le dit le P. Bouyer :

Le cosmos est ce tout foncièrement un que nous livre l’expérience sensible interprétée par l’intelligence, à ce point que Dieu lui-même ne peut être connu de nous que dans, ou à travers si l’on aime mieux, notre expérience insécable du monde, et de notre être à ce monde. Car Dieu ne nous est connaissable, à nous créatures, et à nous les hommes, créatures nativement incarnées, que dans et par sa création.

La création et la gloire de Dieu

Ainsi, si l’on est amené à scruter le monde, dira le P. Bouyer, c’est qu’il y a deux raisons.

D’une part, pour faire de la Théologie, c’est-à-dire exprimer la Doctrine sur Dieu, il est nécessaire de connaître la Révélation, qui n’est pas une révélation tombée du ciel mais une révélation qui s’est incarnée à travers des hommes, des événements, une histoire et enfin par l’Incarnation du Fils Éternel lui même.

D’autre part, le monde reste marqué du sceau de son créateur :

Ce que la Bible nomme la Gloire de Dieu, en revanche, n’est que l’éclat divin que le cosmos, scruté à fond, découvert dans toute son ampleur et sa profondeur, nous révèle, exsudant de toute l’existence, de tout l’être cosmique. Et c’est exactement pour cela que le monde créé peut être dit cosmos, c’est à dire ordre et beauté.

C’est ainsi qu’on peut légitimer toute étude de la création. Et c’est pourquoi notre auteur, va scruter avec minutie tous les domaines où la pensée humaine s’interroge sur le monde, que ce soit au niveau du mythe, de la sagesse orientale ou biblique, de la physique moderne ou encore à travers les philosophies les plus diverses.

Cosmos et péché originel

Mais la légitimité de la recherche ne doit pas nous faire oublier la critique de saint Bonaventure qui visait l’aristotélisme averroïsant de son époque. Chercher à connaître l’univers en ne s’appuyant que sur les facultés de l’homme déchu, c’est aller sûrement à l’échec. Comme aime à rappeler le Père Bouyer, le péché originel est décrit dans la Bible à travers trois types de conséquences : celle qui concerne les rapports interpersonnels (Gn 3, avec Adam et Eve), celles qui concernent les rapports sociaux (Gn 11, avec la Tour de Babel) et enfin celles qui concernent les rapports de l’homme avec les forces de la nature, qui se trouvent dans l’énigmatique début du chapitre 6 de la Genèse qui parle de la chute des Puissances cosmiques : « les Béné Elohim » .

Dans sa situation déchue, l’homme ne perçoit plus le cosmos comme le reflet de la Gloire de Dieu, mais comme un objet qu’il doit s’approprier, pour en jouir, en utilisant les forces de la nature. C’est là l’origine de la magie.

Pour L. Bouyer, c’est à la suite de la dérive médiévale du rôle de la raison dans la théologie que la science, au sens moderne du mot, s’est engagée sur cette voie « magique ». C’est en effet le désir d’une apologétique qui mettait de côté, au moins temporairement, la révélation pour ne garder que la raison comme terrain commun pour un dialogue avec l’incroyant, qui a conduit progressivement la philosophie à prétendre à s’ériger en science autonome et à se détacher de la théologie.

Ainsi, on allait progressivement oublier la raison qui aussi était créée et atteinte elle-même par le péché originel. C’est dans cette évolution que la science moderne fera son apparition avec Galilée et Newton et revendiquera une autonomie d’action qui lui fera oublier que, derrière la créature, se trouve le créateur. Et d’emblée la technique, fille de la science, sera utilisée non pas d’abord comme moyen de connaissance, mais comme outil pour peser sur les forces de la nature, de manière quasi magique, pour apporter à l’homme déchu de quoi satisfaire son appétit de jouissance.

Vers une science véritable

Mais si la science moderne est dès ses débuts, pour L. Bouyer, essentiellement une entreprise orgueilleuse au service des appétits déréglés de l’homme déchu, elle n’est, pas plus que la nature humaine, complètement pervertie. Elle aussi peut être rachetée mais, pour cela, il est nécessaire qu’elle revienne sans cesse à son véritable objet : scruter la création en ne cherchant pas à écarter le Créateur. Son but ultime est bien de découvrir, comme Dante au dernier vers de la Divine Comédie, que « l’Amour qui meut le soleil et les autres étoiles » n’est autre que la Trinité Bienheureuse et non pas le premier moteur immobile d’Aristote. Ce dernier se moque (au sens qu’il l’ignore) du monde sublunaire où se trouve « l’homme de science » tandis que c’est « Un de la Trinité » qui s’est incarné dans le « cosmos » auquel il a donné sa cohérence et sa beauté. Et par son incarnation, devenu la tête du corps mystique, Il donne la possibilité, aux membres du corps, d’exercer leurs activités scientifiques et techniques dans l’ordre de la charité.

Jean Lédion, marié, trois enfants. Diplôme d’ingénieur, docteur d’État ès Sciences Physiques. Enseignant dans une école d’ingénieurs à Paris.

Réalisation : spyrit.net