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Dans le tourbillon de Mai 68

Ginette Faivre Dupaigre
Nous ne résistons pas au plaisir de publier ce témoignage de notre amie Ginette Faivre Dupaigre qui a vécu de l’intérieur la fermentation qui a rendu possible l’insurrection de Mai 68, puis les événements. S’il y a eu un après-mai 68 sur lequel on peut dire beaucoup de choses, il y a eu un avant, qui mérite qu’on s’y arrête. L’agitation estudiantine n’est pas née fortuitement, il y a eu une préparation idéologique qu’on aurait intérêt à mieux connaître.

Pourquoi ai-je adhéré immédiatement aux événements de Mai 68 ?

Sans doute parce que je suis née dans une petite ville de montagne, Pontarlier – 897 m d’altitude, ville frontière avec la Suisse d’où vient la famille de ma mère, famille d’ouvriers dont les enfants vont à l’usine dès leur treizième année. Dans mes années d’enfance, la ville vit alors au rythme des trois sirènes de l’usine Nestlé : les ouvriers passent par cohortes trois fois par jour devant notre magasin (mon père est marchand de vélos). Tous ont soutenu les grèves de 1936 par solidarité ouvrière. Après la guerre en 1945, les trois frères de ma mère repartirent travailler à Genève et militeront au parti communiste. Ma famille a une vision simple et claire de la lutte des classes, et son cœur est à gauche.

La naissance d’une conscience politique

Après le bac, en 1962, je pars en hypokhâgne à Besançon dans un monde étranger. Quinze jours après ma rentrée, la directrice du lycée décide de renvoyer les élèves boursières : « je veux une classe homogène et bourgeoise ». C’est ma première manifestation avant notre réintégration. Notre professeur de philo d’alors se dit sartrienne, parle de Marx, de Nietzsche, c’est intéressant et nouveau.

Au matin du débarquement manqué de la « Baie des Cochons » et du défi lancé par Fidel Castro aux États-Unis, elle nous commente le bras de fer américano-soviétique : la politique devient menaçante, concrète. L’année suivante, je suis les cours de lettres classiques à la faculté des lettres : celle-ci est située au cœur de la ville, face au théâtre construit par Nicolas Ledoux comme les Salines Royales d’Arc-et-Senans. Proudhon et Fourier sont originaires de la ville, Courbet vient d’une petite ville voisine, Ornans, avant de vouloir déboulonner la colonne Vendôme.

Et, bien sûr, juste à côté, un petit bar, le « Bar de l’Université » très prisé par les étudiants. Là, un milieu où se débattent toutes sortes d’idées politiques : on remet en cause le capitalisme, la société, la famille, on cite Freud, on essaie de lire vite des extraits de Marx, Engels, Bakounine, Rosa Luxembourg. On cherche à comprendre la complexité du monde, et à apprendre dans une grande effervescence, dans une fumée très épaisse de gauloises bleues.

Ceux qui ont la chance d’aller à Paris passent chez Maspéro et reviennent avec les bouquins qu’il faut lire absolument. Communistes et trotskystes se confrontent et débattent de façon très virulente.

Les prodromes de Mai 68

En 1967, une grande grève éclate à Besançon ; celle des ouvriers de la Rhodiaceta ; les discussions, les manifestations sont très suivies, les étudiants de gauche apportent leur soutien aux ouvriers : Chris Maker, Godard, d’autres intellectuels et artistes débarquent à la rescousse des syndicalistes ouvriers et donnent aux ouvriers des caméras pour filmer leurs conditions de travail.

L’époque grossit d’autres défilés : on sort juste des guerres d’Indochine et d’Algérie, très mal vécues par nos parents, nos voisins qui se réclament du pacifisme hérité des massacres de la guerre de 14 : on y voit l’appât du gain et le désir de « faire suer le burnous ». On manifeste pour soutenir Castro, Guevara contre les USA, David contre Goliath. La guerre du Viêt-Nam bat son plein avec sa brutale disproportion des armes, avec le napalm « U.S. go home ». On défile : 3 pas = Ho-Chi-Minh / 2 petits sauts = ô – ô. Ces manifestations réunissent gauche et extrême-gauche. La tension monte d’un cran à l’annonce de la mort, de l’assassinat plutôt, de Rudi Dutschke.

Des best-sellers se dégagent des lectures des étudiants, introduisant un air nouveau dans les revendications, les réflexions ; la politique s’ouvre à de nouveaux concepts :

Critique de la vie quotidienne de Lucien Lefèvre, historien.

L’homme unidimensionnel et surtout Eros et Civilisation d’Herbert Marcuse.

Un livre interpelle davantage :

La fonction de l’orgasme de Willem Reich, psychanalyste viennois séparé de Freud, qui traite des deux préoccupations majeures de l’époque : le sexe, plutôt la sexualité, la politique et leur interaction.

Dans ce bouillon d’idées, deux livres et plus tard un film de Louis Malle (Milou en Mai) [1] vont jeter un gros pavé :

Guy Debord avec La Société du Spectacle

Raoul Vaneigem : Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations.

Ces deux livres déclarent appartenir à « l’internationale situationniste » groupe d’intellectuels et d’artistes d’avant-garde issu du marxisme, du surréalisme, du lettrisme : groupe mystérieux, de haute tenue qui fascine, qui ne veut pas de publicité, refuse les adeptes, d’où une forme de pensée élitiste, quasi-aristocratique qui mène la guerre au capitalisme, à la non-vie par de nouveaux concepts et, fait nouveau, par de belles injures - bien cinglantes.

La Société du Spectacle est un livre difficile pour moi, mais ses concepts ouvrent la réflexion : le spectacle de la vie non-vécue, l’aliénation, la séparation, la réification, la marchandisation,… Il faut « libérer les désirs, jouir sans entraves », « sous les pavés, la plage » disaient les murs de la Sorbonne. « Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi ».

J’ai lu plus facilement le texte de Vaneigem avec cette citation : « Ceux qui parlent de révolution et de lutte des classes, sans se référer explicitement à la vie quotidienne, sans comprendre ce qu’il y a de subversif dans l’amour et de positif dans le refus des contraintes, ceux-là ont dans bouche un cadavre. » Bing !

« Oubliez-moi, carpettes » disait Debord à ceux qui se reconnaissaient dans le situationnisme. Pourtant à Besançon, début 68, un groupe que je qualifierais d’anarchistes radicaux s’attaque cruellement par tract à un professeur de philo qui paraissait tellement de gauche ! Et ce, à la suite d’une action inspirée par les « situs » de Strasbourg, qui avaient les premiers déclenché l’attaque idéologique à l’université. L’esprit situationniste avait, à mon avis, démodé les gauchistes : trotskysme et maoïsme étaient « dépassés idéologiquement », il planait désormais sur les évènements à venir.

Le choc des événements

Paul Veyne, professeur de latin à la Sorbonne, écrit dans Et, dans l’éternité, je ne m’ennuierai pas  : « Le 6 mai 1968, au début de la soirée, je venais de terminer mes cours, puis mes recherches à la bibliothèque universitaire et je rentrais à pied chez moi, abandonnant la faculté à sa solitude silencieuse. Le lendemain matin, lorsque j’y retournai, ladite faculté était pleine à craquer d’étudiants, d’agitation et de clameurs, c’était une fourmilière qu’on aurait soulevée ». C’est le texte que j’ai trouvé le plus fidèle de ce que j’ai ressenti au mois de mai.

Dès le début du mois, quelque chose d’autre était dans l’air : les A.G. pleines se succédaient, des orateurs improvisés prenaient la parole, faisant feu de tout bois ; on les écoutait. De Gaulle, la droite, l’ORTF, la censure, le capitalisme, l’école, … Une certaine tension montait. J’étais alors maîtresse-auxiliaire à Champagnole, petite ville du Jura. Dès le début du mouvement, après avoir expliqué ma démarche aux élèves réunis, je fis grève pour passer mon temps auprès des autres à la fac de lettres de Besançon en repoussant chaque jour l’idée de reprise. On parlait. On parlait de tout avec tous au hasard des rencontres. Étudiants, on ne voulait pas devenir les futurs exploiteurs de la classe ouvrière mais faire cause commune contre l’exploitation. L’entrée dans la grève des travailleurs a été vécue comme une victoire, comme une fête.

Des défilés avaient lieu, gommant pour un temps les différents idéologiques. C’était une drôle de période : la société se dépouillait de ses vieux habits, ceux qui dissimulaient l’état et la puissance de l’argent, l’hypocrisie sociale qui formatait les années 50 et le début des années 60 ; le beige, le gris cédaient le pas devant les couleurs éclatantes des hippies américains. Les Beatles, les Rolling Stones éclipsaient les sympathiques « Compagnons de la Chanson » et Dalida. Tout devenait différent. Il faut dire que le rock’n roll était passé par là.

Bien sûr, avec une amie, nous avons voulu voir de nos yeux ce qui se passait au quartier latin. Malgré les problèmes d’approvisionnement d’essence, nous sommes parties en auto-stop à Paris pour sentir la frénésie et la poussière de la barricade du Luxembourg. Bien sûr, on avait peur des pavés qui volaient, un homme a ramassé devant nous une bouteille vide de limonade et l’a lancée sur un policier qui ouvrait la route à une escouade de motards en train de charger : ce fut comme une volée de moineaux, chacun cherchant à s’abriter sous les porches encore ouverts. Des slogans retentissaient, des mouvements se devinaient dans la fumée des grenades lacrymogènes. Nous ne reconnaissions guère la capitale, nous nous sommes perdues. C’en était fait de mon héroïsme révolutionnaire.

Le lendemain dans la journée, il y avait foule place de la Sorbonne occupée : partout les gens parlaient avec d’autres qu’ils avaient croisés quinze jours plus tôt dans une totale indifférence.

À notre retour, une barricade barrait la cour de la fac à Besançon. Après l’intervention de diverses personnalités : évêque, syndicalistes, préfet, …elle fut abandonnée, je crois assez rapidement.

Une grande manifestation eut lieu en direction de la préfecture ; j’étais sur le qui-vive, des bruits couraient que des affrontements se préparaient, de part et d’autre des forces en présence.

Dès le début du mouvement, des étudiants dormaient à la fac de peur que des « fachos » n’interviennent manu militari pour pénétrer dans la fac ou le théâtre en face. On apprend que les ministres quittent leur ministère avec quelques dossiers, l’État semble s’écrouler comme un château de cartes. De Gaulle disparait, on ne sait où. Un professeur de philo, auteur du manuel qu’utilisent tous les apprentis philosophes nous affirment doctement : « De Gaulle est en crise, il est certainement chez le cardinal Marty, archevêque de Paris ». Or il était chez Massu, le général. Il est permis de sourire. Bien sûr les accords de Grenelle ne répondirent pas à nos attentes : en réponse il y eut une grande manifestation unitaire à Charléty qui, je crois, avait refusé une intervention de Mitterrand.

La grande manifestation gaulliste a donné un coup d’arrêt au mouvement. Soudain, le ressort était cassé : l’opinion publique et le vent avaient tourné. Ce qui s’était fait, s’est défait, l’air n’était plus le même. Une sensation de gueule de bois.

Le capitalisme s’est adapté

Très vite le monde politique et le capitalisme se sont adaptés :

— En juin, Edgar Faure, ministre de l’éducation nationale a cassé les pattes des professeurs en instaurant les conseils d’administration dans les établissements scolaires.

— La mise en cause de la société de consommation ? Une profusion de supermarchés aux plus belles couleurs apparut sur tout le territoire. Aujourd’hui, grâce au FMI, on a bien compris les concepts de réification et de marchandisation.

— Les jeunes ne voulaient plus se marier, même en ayant des enfants ? À l’inquiétude des parents répondit la bienveillance des banques et l’idée des plans épargne-logement rapprocha les familles

— L’unité des luttes éclata en causes diverses : les femmes, l’antinucléaire, les homosexuels, l’appel du voyage vers d’autres mondes, d’autres paysages, d’autres musiques et la drogue…

— La technologie a répondu à toutes les questions, tant qu’il y aura des questions. Orwell est un vrai visionnaire.

— La fumée des Marlboro a remplacé celle des gauloises.

C’était une éruption, une irruption que personne ne contrôlait.

Cela se reproduira : où ? quand ? comment ?

Ces événements m’ont sûrement beaucoup influencée et ont changé le cours de ma vie, mais pour rien au monde, avec le recul, je n’aurais voulu manquer ce joli mois de mai.

Ginette Faivre Dupaigre, née à Pontarlier en 1945. Elle étudie la philologie à l’université de Besançon et passe son Capes de lettres classiques. Nommée en Seine-et-Marne au collège de Bray-sur-Seine, elle y accomplit toute sa carrière.

[1] Malle m’a semblé très fidèle à l’esprit de la période : In gyrum imus nocte et consumerimur igni (politique et architecture de Paris et Venise).

Réalisation : spyrit.net