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De « L’Imitation de Jésus Christ » (Brian Mc Neil)

« Classiques du christianisme », Cerf, 2002, 142 p.
P.B.

Classique absolu du christianisme, régulièrement traduite, L’Imitation de Jésus Christ exerça même sur les catholiques une influence plus directe que la lecture des Évangiles. Bossuet l’appelait le « cinquième évangile », et certains passages ont été intégrés à l’Office des lectures depuis le Concile Vatican II. Pour présenter l’Imitation, Brian Mc Neil, dans un ouvrage de la collection des « Classiques du christianisme », répond à trois questions : pourquoi ce succès ?, que cherchaient les lecteurs de l’Imitation ?, à qui attribuer la paternité de ce livre si familier pour tant de chrétiens, mais dont l’origine demeure mystérieuse ? L’auteur, membre de la Congrégation de Windesheim en Bavière, dans l’ordre des Chanoines de saint Augustin, curé de paroisse et traducteur de textes théologiques, le P. Mc Neil, dresse un bilan bref mais précis de la réception de l’Imitation, non sans lancer une invitation fervente à la redécouverte de ce livre exigeant, dont il présente « l’exagération » comme un « antidote » à la suavité d’une piété peut-être actuellement trop réduite à des livres sur « la banalité des messages » de « prétendues apparitions ». De fait, l’Imitation est une application radicale de la sequela Christi, décision de suivre le Christ.

D’où les variations dans la réception de ce livre à travers les époques de la foi. L’un des problèmes soulevés par l’usage de l’Imitation est, en effet, sa destination à des lecteurs moines. Or ce livre a bien été au cours des siècles une référence pour les fidèles de l’Église, dans le monde comme hors du monde. Il appartient aux ouvrages de spiritualité qui proposent des exempla parénétiques (c’est-à-dire applicables à l’âme du lecteur, et non autobiographiques), des sententiae originellement faites pour être lues à haute voix, que l’on peut méditer chaque jour, sans en suivre un ordre préalablement défini (c’est la lecture quotidienne que pratique saint Ignace). Son objectif explique que, conçu par et pour des moines, il puisse aussi être lu par des laïcs. L’auteur l’adresse à un lecteur individuel, et cherche plutôt à améliorer l’homme intérieur qu’à réfléchir sur une règle monastique. Cet aspect de l’Imitation permet au P. Mc Neil de traiter de la question de son attribution. Pour la datation, il faudrait situer la naissance de l’œuvre après l’éclosion d’une spiritualité affective, de saint Anselme à saint Bernard, et dans le mouvement de la devotio moderna, qui privilégie la rencontre de Dieu par la prière personnelle et liturgique, ainsi que dans la tradition de ce que dom Jean Leclercq appelle « théologie sapientielle », compréhension existentielle d’abord, à caractère méditatif, de la parole de Dieu : cette théologie ne comporte pas l’érudition manifeste de la théologie scolastique. A partir de ces données et de manuscrits concordants sur l’attribution de l’œuvre à Jean Gersèn, abbé bénédictin du début du XIIIe siècle, le P. Mc Neil prend position pour cet auteur. Cependant, la postface de Georgette Epiney-Burgard revient sur d’autres sources et rouvre la question de l’attribution plus classique à Thomas Kempis.

Les principaux thèmes de l’Imitation sont focalisés sur la relation unissant le croyant à son Sauveur. Aussi ce livre ne correspond-il pas vraiment à ce que le terme d’imitation, choisi pour le titre, laisserait supposer. Il ne propose pas un développement de la théologie de l’imitation, de la conformité au Christ, ni une méditation annonçant l’esprit de l’École française. L’exemplum central est celui de la Croix, dans une perspective plus éthique que sotériologique, et plus impérative qu’explicative. Il s’agit non de théologie spéculative, mais d’anthropologie théologique : la méditation de la Croix vise ici à parler de la personne humaine dans la lumière de la révélation divine, et dans un contexte de direction spirituelle. Ainsi la Croix révèle la condition misérable de l’homme, lui donne un enseignement existentiel sur la souffrance ici-bas. Mais la vision souvent pessimiste de la vie humaine et de l’incertitude de l’amour des créatures s’allie au rappel de l’amour intime de Jésus. Seul, il doit être aimé du croyant, l’alternative entre l’amour de Jésus et l’amour du monde se pose ici clairement. Elle consiste aussi, d’une part, à montrer que l’amour de Dieu peut être vécu ici et maintenant, d’autre part, elle conduit à réfléchir sur le choix inconditionnel de cet amour du Christ, non pour nous-mêmes, mais pour lui, dans la consolation comme la désolation (ce que saint Ignace appelle l’« indifférence »).

Pourquoi cette insistance sur un tel détachement de la terre ? « Du point de vue de Gersèn », à la lecture du chapitre III (54), « il y a une coupure et une discontinuité absolue entre le domaine de la nature et le domaine de la grâce, au point que le fidèle ne peut pas simultanément obéir aux lois des deux domaines : il doit choisir. » (p. 91), et cette coupure radicalise l’antithèse de saint Paul entre la chair et l’esprit (Rm 8, 4-9). La solution de la fuga mundi y répond dans la spiritualité médiévale, notamment pour « un abbé bénédictin […], nourri d’une tradition incapable de voir quoi que ce soit de bon dans la nature humaine, affaiblie comme elle l’était par le péché originel ».

Nous touchons ici les limites d’une telle analyse : la Règle de saint Benoît offre en effet un équilibre remarquable entre l’appel au retrait du monde, à la pénitence, qui est de toujours le propre de la vie monastique, et la considération concrète mais apaisée de la misère humaine, fruit de la foi et de l’expérience d’un abbé qui a dirigé de longues années des communautés de moines, après être lui-même parti au désert : « N’allons pas, épouvantés, fuir aussitôt le chemin du salut dont l’entrée est forcément étroite ; car avec le progrès de la conduite et de la foi, le cœur se dilate, et c’est avec une ineffable douceur d’amour que l’on court sur le chemin des commandements de Dieu » (Règle, Prologue, 48-49).

Au contraire, dans l’Imitation, la grâce est au premier plan, dans une perspective plus proche parfois de Jansen que de saint Benoît. Seule la grâce peut libérer des entraves de ce monde : Gersèn, nous dit le P. Mc Neil, donne là une réponse conforme à celles de Paul et d’Augustin, pour ensuite montrer que la grâce est particulièrement donnée dans le sacrement de l’Eucharistie (livre IV). Le rappel de l’abîme entre l’homme et Dieu ne fait pas naître le désespoir, mais la confiance en la Miséricorde. Et si l’Eucharistie est le lieu de la foi en la grâce divine, la fréquence de la communion est conseillée. Position originale au Moyen Age, que le P. Mc Neil éclaire en montrant les conditions de la communion à l’époque du IVe Concile de Latran. Finalement, c’est cette foi en l’Eucharistie, « osmose » entre Jésus et le croyant, qui permet une « appréciation optimiste du progrès spirituel » (p. 112).

Si l’on revient maintenant sur la réception de l’Imitation par tant de lecteurs divers, c’est un fait établi que ce traité destiné à des contemplatifs du Moyen Age est pourtant devenu un guide spirituel pour des croyants, comme « par exemple, une femme mariée, mère de famille, un professeur d’université, un prêtre de paroisse, surchargé de travail, ou un chef politique… » (p. 114). Répandu surtout après l’invention de l’imprimerie, ce livre trouve ensuite des traducteurs qui le présentent dans leur propre climat spirituel, en soulignant plutôt tel ou tel aspect de son enseignement. Dans une conception de la vie chrétienne où le moine est un modèle, la valeur et la teneur explicitement liées au monachisme de l’Imitation ne posaient pas de problème aux laïcs désireux de se perfectionner. L’Introduction à la vie dévote montre justement comment « perfectionner ceux qui vivent ès états séculiers », dévots comme évêques, en adaptant pour eux les principes de la vie monastique. Les lecteurs peuvent aussi sélectionner dans l’Imitation et l’Introduction à la vie dévote de saint François de Sales les passages qui les concernent davantage, et les rendre directement applicables à leur situation. C’est ce qui se passera notamment à la fin du Moyen Age, avec l’essor des tiers ordres. En revanche, les traductions de Michael Sailer en allemand, et de Lamennais en français, montrent une réception plus problématique de ce texte, après les Lumières et le développement de l’hostilité au monachisme. Sailer rend interchangeables les termes « chrétien » et « moine », en montrant qu’il s’agit d’aimer Dieu avant tout, mais en conservant cependant pour norme de vie chrétienne, le moine. Lamennais propose des réflexions pour chaque chapitre, en atténue la rigidité (il parlera, par exemple, de « faiblesse humaine »). Il faut donc lire ces traductions avec la conscience des présupposés théologiques de leurs traducteurs.

Quelle est la place de l’Imitation dans le christianisme actuel ? Répondre à cette question fait partie aussi des objectifs du livre du P. Mc Neil. Point n’est besoin d’une introduction pieuse à une telle œuvre, mais il faut une « introduction à la fois théologique et historique », capable de faire entendre de nouveau cette voix. Les lecteurs de ces dernières années ont bien redécouvert les écrits d’Hildegarde de Bingen, et d’autres voix oubliées du christianisme : certainement, la place de l’Imitation n’est plus celle d’autrefois, cependant, la vigueur de son exigence est salutaire. « Les exagérations de Jean Gersèn sont peut-être un antidote providentiel pour d’autres exagérations trop humaines », conclut le P. Mc Neil, avant de citer quelques pages d’invocation lyrique au Christ : « Venez, venez : car, sans vous, tous les jours, toutes les heures, s’écoulent dans la tristesse, parce que vous êtes ma seule joie, et que vous pouvez seul remplir le vide de mon cœur » (III, 21, 2-5). Il livre finalement la méditation de celui qu’il a ailleurs régulièrement et abondamment cité, à l’usage des lecteurs français, dans la traduction de Lamennais. Quoique contestable par certains rapprochements, et devant être lue avec la postface, qui précise bien des choses, cette introduction est salutaire, elle est efficace car les problématiques de l’actualisation de l’Imitation y sont très clairement posées, et elle préserve la force déroutante du texte, et partant si parlante.

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