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De l’annonce du Royaume à l’attente du grand soir

L’Eglise primitive selon Gérard Mordillat et Jérôme Prieur (sur la série télévisée "l’Apocalypse")
Jérôme Moreau

Après Corpus Christi et L’origine du christianisme, Jérôme Prieur et Gérard Mordillat présentent, en décembre sur Arte ainsi qu’en coffret de DVD, une troisième série de documentaires audiovisuels, intitulée L’Apocalypse et consacrée, comme son nom ne l’indique pas très clairement, aux premiers siècles de l’Église et à son établissement progressif face à l’empire romain. Une fois encore [1], malgré la grande fierté affichée par les auteurs et la publicité abondante donnée à cette entreprise, la série invite à une grande réserve, tant les limites sont criantes.

Nous nous appuyons pour notre réflexion sur une conférence de presse lors de laquelle il nous a été donné de voir les deux premiers épisodes de la série et de participer à un échange avec les deux auteurs, ainsi que sur leurs déclarations reproduites dans le dossier de presse réalisé par Arte. Nous commencerons par essayer d’éclairer la nature de la démarche de MM. Mordillat et Prieur, avant de proposer quelques analyses plus précises des deux premiers épisodes de la série.

Les préjugés du projet

Nous ne nous attarderons pas sur les livres qui ont accompagné les différents volumes de la série : nous n’avons pas pu consulter celui qui reprend cette dernière série, Jésus sans Jésus, et de toute façon, comme M. Mordillat l’a lui-même rappelé, il ne s’agit pas de ce que l’on pourrait appeler la « novelization  » du film, mais d’une volonté de la part des auteurs de prolonger et de reprendre le travail de recherche effectué dans les films, autour de nouvelles hypothèses, ou de nouvelles formulations. Il n’en reste pas moins qu’un regard jeté sur Jésus après Jésus, le volume qui suivait la précédente série, donne un aperçu assez saisissant des préoccupations et de la manière de penser des deux auteurs. Les hypothèses se succèdent, sans aucune citation extérieure, aucune référence précise aux documents ou aux autres chercheurs qui ont travaillé la question, et donc sans aucun moyen donné au lecteur de juger réellement de la pertinence des thèses posées, quand celles-ci ne sont pas manifestement, justement, impertinentes à tous les sens du terme.

Malgré les différences de méthode entre l’audiovisuel et l’écrit, cela n’est pas sans incidence sur la série, qui reste leur véritable opus magnum aux yeux du grand public. Certes, l’entreprise part d’une question pertinente, à condition d’être prise strictement pour ce qu’elle est, et pas autre chose : comment se fait-il qu’une religion ayant débuté à la suite de la prédication d’une seule personne, se retrouve après quelques siècles religion officielle d’un empire qu’elle a combattu ? Le phénomène, d’un point de vue historique, peut en effet surprendre, et c’est cet étonnement que les auteurs cherchent à éclaircir. Ils ne cachent pas que leur approche se veut historique et sociale avant tout et ils entendent, au moins pour les périodes déjà étudiées, ainsi que pour le début de celle concernée par la nouvelle série, le 1er siècle de notre ère, se tourner vers les documents qui sont presque seuls à notre disposition aujourd’hui : des textes, essentiellement chrétiens. Mais si les auteurs affirment ainsi être conscients des limites de leur approche, il n’en reste pas moins que cette conscience signifie seulement qu’ils admettent s’être a priori restreints à un cadre étroit : ils ne sont pas partis de réflexions générales, pour resserrer leur enquête sur tel ou tel point important et explorer la voie la plus féconde, mais se sont au contraire coupés d’un regard plus large pour se restreindre arbitrairement à certaines questions isolées.

De fait, et cela valait sans doute plus encore pour les séries précédentes, l’approche historico-sociologique manque d’emblée son objet, la religion chrétienne, en tant qu’elle est, dans son principe et dans son commencement, un mouvement personnel de conversion des cœurs à Dieu, qui seul explique la naissance d’une communauté. Il est certes délicat de se prononcer en scientifique sur cette question et de juger de l’extérieur, à cette aune, des documents. Il n’en reste pas moins que l’approche historico-sociologique choisie par les auteurs exclut d’emblée, par principe, la question de la relation à Jésus, comme celle des déterminations proprement spirituelles des croyants. La religion n’est plus alors abordée qu’en termes idéologiques, de conflits d’intérêt et d’idées (et plus ils paraissent violents, mieux c’est !), sans voir que les différends et les conflits ne sont pas des réalités autonomes que l’on pourrait analyser de l’extérieur et de façon isolée, et qu’ils sont encore moins le cœur de la religion de ceux qui la vivent : ils n’ont pas nécessairement la place centrale, voire exclusive, que les auteurs veulent leur donner.

Cela est d’autant plus ennuyeux que la porte est alors ouverte, à côté des débats d’idées sérieux entre courants, à toutes les interprétations donnant licence à tous les penchants humains à la division, au conflit, à la recherche du pouvoir : l’anthropologie sous-jacente est fondamentalement amère désabusée, cynique. À suivre le tableau qui est brossé des premiers chrétiens et de l’Église, dans les différentes réalisations de MM. Mordillat et Prieur, et en particulier dans celle-ci, on se demande comment l’Église a pu survivre à ses premières décennies dans de telles conditions — à moins d’avoir déjà eu connaissance, mystérieusement, du grandiose destin politique à laquelle elle allait être appelée, et de n’avoir tenu bon, malgré les dissensions, que pour arriver à ce « grand soir » que constituerait, de sa part, la prise du pouvoir politique dans l’Empire romain à partir du IVe siècle. C’est surtout vrai pour les livres, quand MM. Mordillat et Prieur parlent en leur nom propre, mais l’approche des séries nous confronte encore, non pas à ces êtres de chair et de sang qu’étaient les premiers chrétiens, convertis par la prédication et le témoignage de Jésus et des apôtres, mais à des idéologues abstraits dont, peut-être, la motivation principale serait la conquête du pouvoir sur les autres tendances ou sur le pouvoir politique lui-même… Ce qui pourrait être relativement probant dans l’analyse de l’évolution d’une idéologie politique devient finalement à son tour idéologie lorsqu’il s’agit de traiter du développement d’une religion telle que le christianisme, surtout, insistons-y, lorsqu’il est fait à ce point abstraction de Jésus, que les auteurs croient peut-être avoir suffisamment « déconstruit » précédemment pour ne plus avoir à en parler. Il n’est même plus un cadavre embaumé que se disputeraient ses héritiers : le christianisme selon MM. Mordillat et Prieur est devenu autonome et trouve en lui-même, comme groupe idéologico-religieux confronté à d’autres groupes, la seule raison de son existence.

Le projet en lui-même part également d’une autre perspective viciée, reconnue, sans être non plus assumée dans ses conséquences, par MM. Mordillat et Prieur : le constat que toute une histoire considérée comme connue apparaît (ou pourrait apparaître), après des recherches, comme différente de ce que l’on croyait. C’est un trait patent lorsque les auteurs s’expriment directement dans leurs livres, mais cela se manifeste de façon indirecte dans la série. Il témoigne d’une erreur fondamentale ou d’une mauvaise foi très profonde, qui les conduit à lancer des hypothèses sans les étayer ni les justifier autrement, de façon du reste implicite, que par l’écart qu’elles présentent vis-à-vis d’une vulgate, d’une doxa — c’est-à-dire grosso modo de ce qu’affirme l’Église (ou de ce qu’ils croient qu’elle affirme). Les hypothèses retenues semblent bien souvent valoir avant tout (voire en dernier ressort) pour leur caractère iconoclaste, sans interrogation sur leur réelle pertinence ou leur cohérence au vu de connaissances plus générales. Un ouvrage tel que Jésus après Jésus donne lieu à des caricatures de raisonnement. La série audiovisuelle est plus subtile, en ce qu’elle laisse de façon presque exclusive la parole aux chercheurs interrogés. Les auteurs n’organisent pas moins les propos de ces chercheurs dans le sens qu’ils veulent, et les quelques interventions de la voix-off, aussi concises que maladroites, témoignent bien de la faiblesse des articulations comme des conclusions qui peuvent être tirées.

À l’arrivée, les auteurs pourraient donner seulement l’impression de combattre les moulins à vent d’une anonyme doxa à laquelle peu de monde s’attache véritablement, si les hypothèses retenues ne conduisaient pas, à peu près toujours, à brosser le portrait le moins flatteur possible de l’Église primitive, nœud de vipères où l’aveuglement le dispute à la haine. Sans verser dans l’irénisme dogmatique combattu par MM. Mordillat et Prieur, il suffit de regarder de façon aussi rapide qu’eux les sources, avant même tout effort d’interprétation, pour apercevoir un tableau infiniment plus nuancé et complexe que les aperçus schématiques et biaisés qu’ils en donnent par écrit, ou qu’ils suggèrent dans leurs documentaires.

Un travail de chercheurs ?

Regardons justement la méthode à l’œuvre dans ce qui se veut une enquête sérieuse appuyée sur le témoignage de chercheurs reconnus.

Il y a un problème massif, plus ou moins voilé dans la série mais que les auteurs reconnaissent, là aussi sans en mesurer les conséquences : la série fonctionne sur la base de leur seul questionnement. Certes, il est sans doute vrai, comme ils ont pu l’affirmer en conférence de presse, qu’ils ont su infléchir leur propos en constatant par exemple que la question des hérésies n’avait pas autant d’importance qu’ils le croyaient, tandis que la question du rapport entre christianisme et judaïsme était centrale pendant une longue période, et faisait l’objet d’études contemporaines de plus en plus nombreuses. Il n’en reste pas moins que la valeur des réponses dépend étroitement de la valeur des questions. Si sincères qu’elles soient, sont-elles toujours les plus pertinentes, et suffisent-elles à produire un discours cohérent allant au fond des enjeux abordés ? Rappelons ici le vieil adage : « qui trop embrasse mal étreint » : les questions posées se veulent à la fois précises (qui est désigné par l’expression « synagogue de Satan » ?) et d’une étonnante généralité, au sens où la discussion de quelques mots isolés d’un texte semble devoir constituer la clé de compréhension des premières décennies de l’histoire du christianisme. Cela relève d’une profonde naïveté, d’une grande étroitesse de vue, ou d’intentions cachées : dans tous les cas, le propos s’en trouve disqualifié. Le téléspectateur, après avoir été appâté par des discussions à la fois trop précises et trop larges, est amené au bout du compte à prendre pour des vérités générales ce qui n’est qu’une hypothèse sensationnaliste sur un point isolé.

Certes, MM. Mordillat et Prieur ont travaillé le sujet et se sont adressés à d’éminents chercheurs pour réaliser leur série. Pour autant, leur démarche n’est pas celle de chercheurs, mais seulement celle d’amateurs, sans formation particulière sur le sujet qu’ils abordent, soumettant à des chercheurs des questions mal taillées (la teneur de leurs réflexions personnelles dans Jésus après Jésus en témoigne de façon éclatante), et sélectionnant de fait dans les réponses qui leur sont faites uniquement ce qui les intéresse. Ils ne sont donc pas non plus des vulgarisateurs, d’autant qu’ils semblent avoir trop d’ambition ou d’estime pour leurs propres idées pour accepter ce simple rôle de passeurs, pourtant noble lorsqu’il est conduit avec sérieux et honnêteté. En effet, si la série fait venir dans le salon des téléspectateurs les opinions de grands chercheurs, exprimées en des termes souvent relativement clairs, elle se voudrait en même temps authentique enquête sur des questions encore totalement ouvertes. Mais la méthode ne consiste pas tellement à laisser ouvertes des voies ou des hypothèses comme le feraient des chercheurs après avoir minutieusement pesé le pour et le contre, que de s’y engouffrer si elles ouvrent sur des chemins nouveaux, pour s’en retirer tout aussitôt en l’absence d’éléments tangibles permettant de tirer de fermes conclusions. Là où un chercheur consciencieux élabore de véritables hypothèses en avançant dans sa recherche, mais d’une façon prudente et pondérée, il ne reste ici que la suggestion incertaine d’hypothèses séduisantes. La responsabilité de trancher est laissée au téléspectateur, alors qu’il n’a jamais eu, à aucun moment, les clés véritables d’une discussion mise en scène et reconstituée selon la seule volonté des deux auteurs [2].

L’exercice est périlleux, car les hypothèses proposées relèvent souvent de simples opinions et de reconstructions de chercheurs, précisément sur les points où les éléments extérieurs font défaut ou sont en nombre réduits, mais restent, de toute manière, hors d’atteinte du téléspectateur qui ne peut pas confronter le point de vue d’un chercheur avec ses sources, et infirmer ou confirmer sa conclusion. Autrement dit, la série prétend tenir le côté élitiste d’une démarche scientifique dont les tenants et aboutissants échappent encore au destinataire, tout en vulgarisant, non pas des conclusions moyennes mais sûres, mais des hypothèses à la fois novatrices et parfois assez peu étayées, autrement que par la simple force de conviction des chercheurs interrogés. La garantie scientifique joue finalement plus sur des arguments d’autorité que sur une véritable réflexion méthodique. De fait, si ces chercheurs sont reconnus, ce n’est pas pour leur talent à formuler ce type d’hypothèses assez générales, mais pour leur capacité à élaborer, par une démarche rigoureuse portant sur des points précis, des hypothèses mesurées et argumentées, sous une forme qui permet des les reprendre, de les corriger ou de les développer. Ce caractère disparaît complètement de la série, et l’on ne voit plus que des propositions plus ou moins bien venues, dont on ne peut vraiment juger de la validité, sauf quand elle se révèle clairement discutable. Laisser parler des chercheurs sans paraître intervenir ne garantit donc en aucune façon le sérieux de la démarche globale, surtout quand ils sont sollicités à la marge, ou en dehors, de leur domaine propre de compétence.

Ainsi, il est parfois patent que ces chercheurs analysent la situation d’il y a 19 siècles au regard de leur opinion sur ce qu’ils s’imaginent être l’Église aujourd’hui. Dans les deux premiers épisodes de la nouvelle série, on notera notamment les interventions de Bart Ehrman et de Paula Fredriksen, tout à fait caractéristiques de cette approche consistant à projeter une situation faussement évidente sur un passé qui leur échappe. Le summum de l’arbitraire est atteint lorsque Bart Ehrman affirme de façon péremptoire qu’il est évident à la lecture des textes des Évangiles que Jésus n’était autre qu’un prédicateur qui croyait que le Royaume de Dieu, au sens le plus matériel et politique du terme, allait être instauré avant la fin de sa génération. Cet aveuglement conduisant à prendre au sens le plus étroit des textes isolés pour les interpréter dans un sens que rien d’autre ne vient étayer a de quoi laisser songeur ou décontenancé, si l’on doit faire confiance à cette « autorité » scientifique.

Un certain sensationnalisme est naturellement à l’œuvre, puisque le principe de validité d’une hypothèse est d’aller contre les évidences soi-disant reçues. Un Dominique Cerbelaud paraît ainsi s’en donner à cœur joie pour proposer une vision des choses novatrice sur tel ou tel point, ne laissant au lecteur (de son fait, ou bien de celui du montage), que son incontestable force de conviction pour emporter véritablement l’adhésion — en dehors de l’attrait que suscite immanquablement la formulation d’une perspective nouvelle portant sur une réalité ancienne. Dans le premier épisode de la série, « La synagogue de Satan », il affirme ainsi que Jésus, dans les textes les plus anciens, n’a rien d’un Dieu, qu’il est seulement présenté comme un serviteur de Dieu. Ainsi, selon lui, dans l’Apocalypse, il est celui qui reçoit une révélation, qu’il transmet à Jean, lequel la transmet à son tour aux communautés. Que doit-on en penser ? Que la divinité de Jésus n’a pas été tout de suite reconnue, comprise et affirmée, ou bien, plus simplement, qu’elle relève d’une pure invention, bien postérieure, ou de motifs qui n’auraient rien à voir avec la théologie ? Le propos laisse largement croire à la deuxième hypothèse, et n’est de toute façon pas étayé, du moins dans le montage final du documentaire. Quoi qu’on en pense, la question est suffisamment centrale, dans une étude du développement de la religion chrétienne, pour que l’on ne puisse pas raisonnablement laisser passer de telles affirmations sans s’y arrêter. Cette présentation, qui tient peut être seulement à un montage sélectif voire biaisé des propos de Dominique Cerbelaud, prêtre dominicain, ne peut que conduire à mettre en doute la pertinence des propos d’un homme d’Eglise.

Il importe de revenir à la dimension proprement religieuse de la religion : l’approche extérieure, scientifique des textes, conduit bien souvent à les considérer comme des documents épars, certes souvent constitués en réponse les uns aux autres, mais la question de l’établissement d’un canon n’est qu’effleurée, sous forme d’interrogation, sans jamais être assumée : qu’est-ce que cela signifie pour l’identité de cette institution, l’Église, que des textes aussi différents, contradictoires, voire violemment polémiques entre eux, si l’on en croit la série, puissent être rassemblés en un unique canon ? Il est curieux de voir que ce problème, qui se pose de façon massive pour la plupart des textes envisagés, n’intervient en fin de compte qu’à de rares moments, pour montrer précisément que telle polémique doit être identifiée comme une réaction à telle affirmation d’un autre livre, et accentuer ainsi le caractère contradictoire ou paradoxal du canon. Signalons aussi que la volonté de ramener tout ce qui est obscur à du connu, et du connu simple et immédiat, afin de simplifier la recherche, peut aussi nuire au sérieux de la démarche : c’est pourtant la méthode retenue pour l’analyse de l’expression « synagogue de Satan », qui occupe la majeure partie du premier épisode. En effet, plutôt que de laisser l’interprétation ouverte, le documentaire s’arrête ou bien sur la communauté juive au sens large, ou bien sur saint Paul : ne pouvait-il pas s’agir d’un commentaire sur une situation particulière à la ville de Smyrne ? Fallait-il plaquer cette expression sur des réalités qui n’ont peut-être rien à voir, au motif que ce sont les seules que l’on connaisse un peu ? La volonté de montrer la multiplicité des courants, ou l’insertion dans le milieu juif, peut conduire à forcer des hypothèses d’une façon gratuite.

C’est en définitive la vie réelle de ces textes qui est ignorée, le rapport qu’ils ont entretenu non pas seulement avec des conflits de personnes ou de conceptions théologiques, mais avec l’expérience de foi d’une communauté à la fois unie et dispersée. D’une lettre morte, on ne tire pas la vie, et c’est malheureusement de pamphlets sans vie qu’il est question ici. Venons-en maintenant au contenu proprement dit des deux premiers épisodes de la série.

La réalisation artistique

Il serait malhonnête de ne pas reconnaître la sobriété de la réalisation, et de ne pas approuver les auteurs dans leur refus de toute illustration anachronique qui risquerait de perturber la relation aux sources réelles, avant tout textuelles, même si quelques monnaies et quelques cartes sont également présentées au besoin. Cette rigueur est tout à leur honneur, même si l’on pourra regretter le caractère apparemment gratuit de certains papyrus ou manuscrits proposés au téléspectateur. Pourquoi ne montrer que des bouts de fragments pour faire référence aux manuscrits de Qumrân, quand il en existe des exemplaires plus complets et sans doute également disponibles pour une prise de vue ? Le choix de la bande-son accompagnant ces images n’est pas sans intérêt dans le principe : on y entend les bruits d’une bibliothèque, manière de replacer la lecture de ces manuscrits dans la perspective non pas seulement de leur contemplation mais aussi de leur étude. Cependant, en dehors du caractère quelque peu artificiel de bruitages ajoutés après coup, l’on ne peut qu’être perplexe devant le choix de la bande-son du générique : sur une image de manuscrit vient s’ajouter le bruit de la mécanique de l’ascenseur de la Bibliothèque nationale, d’une façon qui pour le coup serait purement gratuite si elle ne faisait pas écho au générique des deux précédentes séries. Surtout, ce bruit a de quoi décontenancer quand figure en même temps à l’écran, en surimpression, le mot « Apocalypse ». Le téléspectateur cherche nécessairement le lien entre la mécanique et ce mot, sans pouvoir les faire se correspondre, et cela n’est pas sans créer un certain malaise.

Signalons la présence de sous-titres pour éclairer tel mot ou telle citation d’un chercheur. Bien que leur apparition un peu maladroite surprenne, ils sont souvent fondés, mais parfois aussi curieux ou excessifs, voire, pour le premier d’entre eux à apparaître à l’écran, tout bonnement faux. En effet les auteurs ont voulu donner pour une raison qui nous échappe la simple translittération en alphabet romain des premiers mots de l’Apocalypse (« Révélation de Jésus Christ »), plutôt que de les traduire, mais ce faisant ils ont omis de conserver le génitif présent en grec pour marquer le complément du nom et ils ouvrent ainsi leur série par un magnifique solécisme, à la place du sous-titre attendu, Apokalupsis Jesou Christou.

Pour ce qui est du contenu proprement dit des deux épisodes, que nous allons maintenant évoquer, signalons que dans les deux cas le plan suivi est un peu lâche, et la progression, marquée par une brève voix off féminine à l’utilité et à la pertinence discutables, peu claire. On se laisse conduire par la succession des images et des paroles, mais l’intelligence n’y trouve pas son compte.

Premier épisode : « La synagogue de Satan »

Le premier épisode s’intitule « La synagogue de Satan » et semble consacré au livre de l’Apocalypse, sans que ce choix soit particulièrement justifié au regard de la construction d’ensemble de la série : pourquoi prendre le livre de l’Apocalypse comme point d’accroche du récit du conflit entre l’Église et Rome ? Les justifications attendues (toutes les allusions du livre, directes ou symboliques, à Rome et son Empire) sont pourtant passées sous silence. La question renvoie plus généralement à la pertinence d’intituler Apocalypse un récit de la lutte entre l’Église et Rome : la seule explication réside dans une application de l’eschatologie non pas à la question des fins dernières, mais à la victoire d’une entité (l’Église) sur une autre (l’empire romain), qu’elle ne détruit pas mais dont elle prend le contrôle. L’apocalypse, ici, c’est le « grand soir », pas la nouvelle venue de Jésus. Pourquoi pas, mais que l’on n’affirme pas que c’est la grille d’analyse la plus pertinente pour rendre compte du phénomène singulier qu’est le développement du christianisme — si tant est qu’elle soit même vraiment pertinente.

On s’étonnera que les premiers mots soient pour citer la célèbre affirmation de Loisy (« Jésus annonçait le Royaume, et c’est l’Église qui est venue »), sans que l’auteur soit mentionné, ni le sens de la citation expliqué : entrée en matière spectaculaire, mais vaine. Suivent quelques études ponctuelles sur le début et la fin du livre, qui est moins étudiée que lue et relue, dans toutes les langues. Ainsi, sans raison particulière, les auteurs demandent aux chercheurs de différentes langues de lire tour à tour le dernier paragraphe du texte : l’effet attendu reste à expliquer. Il y a manifestement là quelque chose qui a fasciné MM. Mordillat et Prieur, mais nous n’en saurons pas plus. Quant au contenu des vingt autres chapitres de l’Apocalypse, il est passé tout bonnement sous silence, à l’exception de quelques considérations générales, en fin d’épisode, sur le genre littéraire des apocalypses. Dans son ensemble, le livre qui donne son nom à la série tout entière, et dont de nombreux passages illustreraient de façon plus convaincante le problème de la confrontation entre l’Église et Rome, est donc vidé de sa substance, comme si son contenu importait peu, à l’exception d’une dizaine de mots détachés de l’ensemble.

La question de l’auteur du livre est posée, et rapidement tranchée, sans argument précis (sans doute encore un effet de montage « malencontreux » tronquant les arguments qu’ont probablement donné les chercheurs) en faveur de l’hypothèse la plus éloignée possible de la tradition, celle d’un 4e Jean, qui ne serait ni le fils de Zébédée, ni le disciple bien-aimé, ni l’évangéliste. Ces hypothèses courent depuis quelque temps, certes, mais elles sont ici trop péremptoirement affirmées pour être un tant soit peu recevables. Il ne suffit pas, une fois encore, d’affirmer la possibilité d’une chose pour qu’elle devienne vraie — sauf à considérer que le seul intérêt de l’hypothèse était de briser le « mythe » d’un unique Jean, disciple, évangéliste et auteur de l’Apocalypse. Une telle présentation semble devoir miner l’autorité et l’authenticité du témoignage, qui ne serait plus qu’une élaboration tardive, largement déconnectée de sa source.

En guise de transition vers la suite de l’épisode, la question est posée de savoir si l’auteur est Juif ou non, et s’ouvre alors un long débat sur l’interprétation à donner à l’expression « synagogue de Satan » (Ap 2,9), l’une des deux seules où il est fait mention de Juifs dans le livre. Dans un premier temps, l’expression est comprise, avec une série d’arguments et de comparaisons relativement solides, comme un débat interne au judaïsme au sens large, entre une communauté de fidèles du Christ se revendiquant comme vrais Juifs, et les autres Juifs, qui ne peuvent donc plus se réclamer de ce titre. La conclusion de ce premier temps est malheureusement obscurcie par l’évocation d’un conflit en définitive très matériel entre les chrétiens et les Juifs à propos des « craignant-Dieu », des sebomenoi. Si les Juifs et les chrétiens se sont opposés, ce ne serait pas pour des problèmes religieux : que Jésus, mort sur la croix, puisse être le Messie attendu par Israël, cela ne semble pas être considéré comme un véritable problème entre chrétiens et Juifs. Le véritable enjeu serait en fait financier : attirer les « craignant-Dieu » de son côté, c’est récupérer les fonds qu’ils apportent avec eux (et l’argent, comme on le sait depuis longtemps, est le nerf de la guerre). Faut-il penser que le prosélytisme chrétien n’était rien d’autre qu’une « concurrence déloyale » interne au judaïsme pour s’assurer de quoi faire vivre le mouvement ? Une fois encore, la question de la finalité du christianisme et de l’élan qui anime ses membres, et plus encore le motif de la séparation entre Juifs et chrétiens sont passés sous silence, au profit du tableau d’un simple conflit d’intérêts entre deux groupes diffusant une propagande dont le contenu importe peu, si ce n’est dans ses conséquences matérielles et financières. La dimension religieuse semble être ce que les auteurs affirment pourtant vouloir fuir : un tabou.

Aussitôt, de façon assez curieuse, cette première hypothèse patiemment établie se voit concurrencée, sans que l’on sache s’il faut pour autant la remettre en question par une seconde : dans cette expression et celles qui l’accompagnent sur les mauvais Juifs et les faux apôtres, il faudrait voir une violente attaque contre Paul et les communautés qu’il a fondées. Certes, on peut admettre que Paul est juif, mais rejette l’observance de la Loi, et qu’il s’est revendiqué quelques décennies auparavant comme apôtre, deux raisons de le considérer, peut-être, pour certains, comme mauvais Juif et faux apôtre. Mais Dominique Cerbelaud a beau citer l’Epître aux Galates, prononcer avec jubilation le gros mot d’ « idolothytes », cela n’en rend pas l’argument, sous cette formulation, beaucoup plus recevable. Il a beau également rappeler que le judéo-christianisme johannique n’est pas nécessairement, comme on aurait pu le croire, antérieur au pagano-christianisme paulinien, l’argument de la chronologie n’aurait sans doute pas dû être négligé, puisque Paul a tout de même fait authentifier sa mission à Jérusalem plusieurs décennies avant la rédaction de l’Apocalypse : il paraît étrange que vers 95 l’auteur de l’Apocalypse en soit encore à traiter Paul de faux apôtre avec la haine qu’on lui prête. Mais peut-être le Jean présent à l’occasion de la venue de Paul à Jérusalem, au dire des Actes des Apôtres, n’avait-il décidément rien à faire avec la communauté johannique, et était-il un cinquième Jean étranger à toutes ces histoires… La finalité la plus évidente de l’argumentation, dans la construction de l’épisode, est d’aboutir à montrer que le Nouveau Testament n’est pas un ensemble homogène de textes lisses et harmonieux. Peut-on pour autant faire se répondre en droite ligne l’Epître aux Galates et l’Apocalypse, sur des détails aussi ténus ? C’est là que le recours uniquement ponctuel à la notion du canon apparaît faussé, surtout quand il est suivi d’une interrogation, laissée ouverte, avec embarras, sur le sens du rassemblement de textes aussi divers dans un unique canon.

La fin de l’épisode est consacrée de façon plus générale au genre de l’Apocalypse. On n’entre pas plus dans la lecture du livre lui-même, mais la mise en contexte historique et la mention d’autres apocalypses dans le milieu juif à la même époque méritaient en effet d’être évoquées. Pourquoi cependant Pierre Prigent semble-t-il affirmer, par un effet de montage qui tend à faire d’un discours rapporté une opinion de sa part, que l’Apocalypse est en réalité un écrit juif recouvert superficiellement d’un vernis chrétien ? Cette idée qui ne paraît pas être la sienne nécessiterait d’être développée, à la lumière du texte, ou alors passée sous silence, faute de preuves. L’a priori consistant à retenir toute hypothèse nouvelle par principe semble avoir encore frappé. On mentionnera pour finir les affirmations toujours curieuses de Dominique Cerbelaud, tranchant avec l’équilibre et la mesure d’interventions telles que celles de Daniel Marguerat : si l’on peut penser avec lui que l’Apocalypse est une réponse aux textes juifs attendant la venue du Messie, la réponse étant qu’il est déjà venu en la personne de Jésus, peut-on en même temps considérer ce livre comme une critique adressée à ceux qui retardent par leurs actions la seconde venue du Christ ? L’attente messianique est-elle donc la même que l’attente de la seconde venue ? La première venue de Jésus n’a-t-elle donc rien changé, rien inauguré ? Les questions soulevées en passant sont une fois encore gigantesques, et sont néanmoins proprement évacuées au profit d’une transition vers le deuxième épisode, et le fil rouge de la série : la combat politique et idéologique entre l’Église et Rome.

Deuxième épisode : « L’incendie de Rome »

Après une entrée en matière sur l’origine du terme de « chrétiens », qui permet opportunément à la fois de confirmer la distinction entre pagano-christianisme et judéo-christianisme, et de mettre en place le conflit entre Église et pouvoir romain, le débat se porte sur la question de l’incendie de Rome, en 64, avec au final d’intéressantes hypothèses, équilibrées, dans la bouche de Peter Lampe et Daniel Marguerat : si les chrétiens ont été soumis si facilement à la vindicte populaire par Néron, ce pourrait être non pas en raison de leur culpabilité effective, mais parce qu’ils auraient réagi d’une façon différente de celle des autres Romains à ce moment-là. Voyant dans l’incendie un signe apocalyptique, ils n’auraient pas eu la même attitude de panique que les autres Romains, et se seraient tout à coup singularisés, alors même que jusque là ils n’étaient vraisemblablement pas encore clairement identifiés dans la foule romaine. Mais pourquoi fallait-il entendre auparavant Bart Ehrman suggérer qu’à la différence de Jésus, certains disciples exaltés, sur le modèle d’affirmations de textes de Qumrân, auraient pris au mot son affirmation « Je suis venu jeter un feu sur la terre » (Lc 12,40), et décidé de brûler Rome pour hâter la venue du Royaume ? Et pourquoi les auteurs, par le jeu du montage, le font-ils revenir une deuxième fois sur cette hypothèse alors même qu’elle était déjà battue en brèche par les autres interventions, bien plus fondées ? Après un relevé suggestif de l’évolution de l’attitude des premiers chrétiens face au pouvoir romain, depuis l’épître aux Romains jusqu’à l’Apocalypse, en passant par la Première lettre de Pierre, l’épisode se termine par une série de considérations, sommaires, sur l’attente messianique dans d’autres textes de l’Ancien ou du Nouveau Testament.

Il est particulièrement frappant de constater, dans cet épisode, la fascination que continue d’exercer sur les esprits le thème de l’annonce de la venue du Royaume de Dieu, systématiquement comprise comme l’attente messianique de la fin du monde. Cette interprétation eschatologico-politique ne peut dès lors que s’inscrire dans la perspective de la citation de Loisy rappelée en ouverture du premier épisode, et constituer un paradoxe, une contradiction irréductible du premier christianisme, qui voit s’éloigner de plus en plus la venue de la fin des temps, malgré l’annonce de la venue imminente du Royaume, prêtée à Jésus sans l’ombre d’un recul sur sa signification. Qu’il nous soit permis de regretter qu’aucun auteur ne semble avoir eu le temps de jeter un coup d’œil au Jésus de Nazareth de Benoît XVI. Ce dernier a beau avoir été parfois critiqué au motif que son exégèse ne serait pas celle qui est la plus à la pointe des dernières avancées exégétiques, il n’en explique pas moins, d’une façon patiemment argumentée, que le terme grec de basileia ne saurait renvoyer, comme on s’y est tenu tout au long du XXe siècle, et donc malheureusement encore au début du XXIe, à l’établissement d’un régime terrestre quelconque, d’un royaume : il désigne un règne, celui de Dieu sur les cœurs dans une démarche de conversion intérieure qui accomplit pleinement les aspirations du peuple d’Israël de l’Ancien Testament. Il est vrai qu’il était difficile à MM. Mordillat et Prieur, depuis deux ans que la série était en préparation, d’interroger Benoît XVI dans les mêmes conditions que les autres chercheurs, si tant est que l’idée ait pu leur venir à l’esprit, ce dont nous doutons fortement. On n’en regrettera pas moins que ceux qui sont censés être à la pointe de la recherche soient encore obnubilés, et les deux auteurs des documentaires avec eux, par des contradictions qu’un vieil intellectuel catholique a depuis longtemps résolues au profit de la foi chrétienne.

Les Bouvard et Pécuchet du matérialisme dialecticien ?

Pour conclure, cette série, au vu de ses deux premiers épisodes, apparaît tout aussi biaisée que les productions antérieures de MM. Mordillat et Prieur. Le caractère lisse du documentaire ne suffit pas à cacher les partis pris du projet global. Cette prétendue enquête scientifique repose le plus souvent sur la volonté de prendre à contre-pied des préjugés, mais ces derniers, dont l’existence est douteuse, sont remplacés par des opinions tout aussi peu étayées. L’intelligence devra s’en contenter. Ce qui frappe le plus, de façon générale, est l’extraordinaire disproportion entre, d’une part, le projet global et la masse de la documentation en jeu (et encore ne s’agit-il dans les deux premiers épisodes « que » des textes du Nouveau Testament), et d’autre part la focalisation sur des points assez mineurs sur lesquels, du reste, aucune conclusion n’est réellement tirée, malgré les interventions bancales de la voix-off. Des perspectives générales sur l’histoire des premiers temps du christianisme dépendent de l’analyse d’une seule expression, d’un rapprochement hasardeux entre deux livres éloignés.

On ne peut admettre les prétentions d’objectivité des auteurs, déjà profondément minées par un ouvrage aussi simpliste et grossier que Jésus après Jésus. On ne peut admettre qu’ils soient aussi qualifiés qu’ils le prétendent à aborder les phénomènes qu’ils étudient, dans la mesure où ils échouent radicalement, par principe, à comprendre le phénomène dont ils parlent. S’il ne s’agissait que d’une suite d’erreurs grossières, et s’il ne s’agissait pas du troisième volet d’une entreprise cohérente, peut-être n’aurions-nous affaire qu’à deux nouveaux Bouvard et Pécuchet, pris par le vertige devant des problèmes qui dépassent leur intelligence et leur sens des réalités humaines. Malheureusement, le portrait brossé du christianisme, de volet en volet, est des plus cohérents. La religion chrétienne n’apparaît pas comme autre chose qu’un groupuscule minoritaire développant une propagande maladroite et contradictoire (le Nouveau Testament), portée par un projet d’agitation politique qui sera finalement victorieux — si du moins l’horizon du christianisme était politique — non sans déchirements internes des plus violents, autour de ruptures idéologiques tranchées et de conflits d’autorité qui interdisent de comprendre l’unité de l’Église dans sa diversité.

Le regard porté sur l’Église semble relever d’abord de considérations beaucoup plus contemporaines, tandis que la grille de lecture de l’histoire du christianisme primitif rappelle certaines grandes heures du bolchevisme, dans sa genèse comme dans son développement soviétique : comment, par des luttes farouches, internes comme externes, un petit groupe doté d’une idéologie systématique, et dans le fond largement déconnectée du réel, a-t-il pu prendre le pouvoir dans un empire à qui il s’opposait de façon frontale ? Il ne manquerait plus que l’analyse, dans un quatrième volet, du dogmatisme idéologique de l’Église, et le tableau serait complet… On ne comprend pas autrement que la focalisation sur l’eschatologie corresponde aussi étroitement dans cette série à la seule destinée politique de l’Église, la conquête politique étant le substitut de l’attente du Royaume. Encore une fois, le grand soir remplace la Création nouvelle et les épousailles éternelles de l’Époux et de l’Épouse.

Nous sera-t-il permis de nous interroger sur les intentions de MM. Mordillat et Prieur ? Ils ont de fait, volontairement ou non, des œillères, qui sont l’application systématique d’un moule matérialiste dialecticien pour comprendre les phénomènes historiques, au mépris de toute dimension spirituelle, voire humaine, de cette histoire. Cela reste cohérent avec le fait qu’ils ont pu affirmer dans Jésus après Jésus se livrer à une analyse littéraire inédite des textes, quand ils se sont en réalité essayé à voir dans les écrits chrétiens une rhétorique sommaire, idéologique au sens le plus étroit du terme. La finesse, la spiritualité et tout simplement l’humanité sont écrasées par ce matérialisme dialecticien systématique et aveugle. N’est-ce pour ces auteurs que le résultat d’une imprégnation définitive ? L’application systématique qu’ils mettent, depuis plus de dix ans, à présenter le christianisme selon ces schémas s’expliquerait alors assez mal : il n’y a pas qu’une manière de procéder, il y a également une volonté profonde, qui ne peut manquer de laisser perplexe au vu des résultats d’une idéologie heureusement en voie de disparition. Faut-il alors voir dans cette entreprise l’ultime sursaut d’une idéologie qui voudrait emporter dans sa chute une Église qu’elle voudrait voir comme sa simple antithèse, donc tout aussi faillible et destinée à sombrer avec elle, selon les lois d’une inexorable dialectique historique ? Derrière un documentaire à l’esthétique relativement maîtrisée, mobilisant des figures intellectuelles faisant autorité, se profile un projet cohérent voire réfléchi qui mériterait une justification sérieuse de la part de MM. Mordillat et Prieur : ils ne peuvent s’en tenir à l’idée d’un projet simplement né par hasard, comme ils ne cessent pourtant de le répéter. Les circonstances ne sauraient justifier l’intention, et le bénéfice du doute que l’on aurait pu accorder à une première tentative n’est aujourd’hui plus permis. Nous n’avons pas affaire à la bêtise d’un Bouvard et d’un Pécuchet : si les auteurs sont effectivement dépassés par ce dont ils parlent, ils ne défigurent pas moins d’une façon cohérente et très volontaire le visage de l’Église et du Christ.

Jérôme Moreau, Né en 1980. Ancien élève de l’E.N.S., agrégé de lettres classiques, des études de théologie et une thèse sur Philon d’Alexandrie. Enseignant à l’Université Lyon II.

[1] Cf. Résurrection, n°114-115, p. 79-102 (sur l’ouvrage tiré de la série Jésus après Jésus, 2004).

[2] On pourra consulter sur ce point la critique de la série publiée dans Le monde de la Bible de novembre-décembre 2008 par Jean-Marie Salamito.

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