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De l’éminente dignité des « Actes du Pénitent »

Sr Françoise Fibleuil

Jésus compare la situation de l’homme pécheur à celle d’un esclave (Jn 8, 34). Hors de lui nous ne pouvons « rien faire » (Jn 15,5). C’est par le sacrifice du Christ sur la croix, sa mort et sa Résurrection que le pécheur se trouve libéré, non seulement gracié, mais rendu capable de collaborer à son relèvement. Et ce salut, obtenu à prix fort, n’est pas seulement un blanchiment au rabais, il associe l’homme à l’œuvre qui s’accomplit en lui. Si le Baptême demande seulement la renonciation au mal et la profession de la foi, le sacrement qui remet d’aplomb le baptisé pécheur sollicite de lui un certain nombre d’ « actes » qui ne sont pas facultatifs, et qui sont même la « matière » du sacrement. On en compte trois : contrition, aveu, réparation. Ce sont eux sur lesquels va s’appliquer l’absolution sacerdotale, pour leur donner forme et en faire un sacrifice de bonne odeur, que Dieu va pouvoir accepter.

Le pardon de Dieu est gratuit

La richesse de ce sacrement lui vaut, comme on sait, des appellations variées : sacrement de réconciliation, de pénitence, du pardon, ou encore de la confession. Chacune de ces appellations a son importance et met en valeur un aspect du sacrement. Le sacrement du pardon, aujourd’hui souvent mis en avant, fait ressortir la miséricorde de Dieu, relayée par le prêtre, au moment de l’absolution. Mais, dans cette optique, on se demande pourquoi Dieu exigerait, pour pardonner, que l’on pose des actes jugés humiliants comme l’aveu. Imagine-t-on un père gardant de la rancune à son enfant et voulant l’humilier ? « On sait comme un père pardonne » disait déjà Péguy. Et puis ne sait-il pas déjà tout ? « Votre Père sait bien ce qu’il vous faut, avant que vous le lui demandiez [1] ». Dieu ne s’embarrasse pas de protocole. Puisque le Christ nous a arrachés, une fois pour toutes, des griffes de la mort, que nous reste-t-il à faire ?

C’est là que le mot de « pardon » peut être trompeur. Pardonner, Dieu l’a fait depuis toujours. Mais ce n’est pas Dieu dans l’affaire qui doit changer, c’est nous. Il ne s’agit pas seulement de « comprendre » la miséricorde de Dieu, il s’agit de s’y ouvrir, or le propre du péché est d’enfermer l’homme dans sa tristesse et son impuissance et pas seulement psychologiquement, mais par le plus intime de lui-même. C’est pourquoi l’Église emploie de préférence le mot d’absolution : faire tomber nos liens, les liens du péché. En latin, la formule est toujours Ego te absolvo, « je t’absous ». C’est là qu’apparaissent les « actes du pénitent ».

Le parcours du fils prodigue

La parabole du fils prodigue [2] trace une très belle fresque du parcours du pécheur. Dans cette parabole, le fils cadet vient réclamer à son père sa part d’héritage afin d’en disposer librement [3]. Par cette démarche, il veut profiter des biens qui sont les siens une fois pour toutes, c’est-à-dire ne plus demander chaque jour « le pain quotidien ». En ce sens, il veut ne plus être sous l’autorité du père, ni sous son regard. Alors il rassemble « tout son avoir », nous dit le récit [4]. Il n’est donc plus question d’héritage, mais de possession, car déjà, pour lui, le père n’est plus. Et par conséquent, il n’est plus fils.

Parti loin du père et seul maître à bord, il peut se livrer à ses passions et user comme il l’entend de ses biens. Cette apparente liberté et sa jouissance ne durent qu’un temps. Ses biens épuisés, il se voit contraint d’accepter l’inacceptable. Pour survivre, il va jusqu’à s’occuper de porcs, animaux impurs par excellence. Il a faim et serait prêt à manger la nourriture des porcs mais personne ne lui en donne. Ayant fui la dépendance à l’égard du père, il n’a plus personne à qui demander, et en retour il ne reçoit plus rien. A la différence de son père, il n’est plus en mesure de renouveler ses biens indéfiniment et crie à l’injustice, car nul n’est prêt à lui donner quoi que ce soit gratuitement. Il pourrait encore voler des caroubes ou se laisser mourir, accablé par la faim et le désespoir. Il ne le fait pas. Pourquoi ? Il se passe l’inattendu, la situation dramatique dans laquelle il se trouve, le force à réfléchir : « il rentre en lui-même ».

Il passe alors de l’extérieur à l’intérieur, de la surface de son être et de ses passions aux profondeurs de son âme. Que cherche-t-il en lui-même ? Il interroge sa conscience ? Toujours est-il qu’en rentrant en lui-même, le fils retrouve le chemin de son identité. Il se souvient alors qu’il a un père et donc peut-être qu’il est un fils. La mémoire lui revient d’autant plus vite qu’il peut se souvenir de la richesse et la générosité paternelles débordant jusque sur ses employés. « Combien de mercenaires de mon père ont du pain en surabondance, et moi je suis ici à périr de faim ! [5] ». Une fois de plus, il n’a d’yeux que pour les richesses de son père, mais, cette fois-ci, parce qu’il éprouve le manque et meurt de faim. Voilà donc la motivation de son retour.

Puis il dit : « Je veux partir, aller vers mon père [6] ». Cette phrase surprend par la soudaine détermination, le dynamisme qui s’en dégagent. On passe d’une formulation à l’irréel, « il aurait bien voulu », à une formulation active et déterminée, « je veux ». Entre les deux phrases, il est rentré en lui-même et il a été relevé. Alors comme une lumière qui jaillit du fond des ténèbres, la vérité éclate au grand jour, ou plus exactement, à sa conscience. « Je lui dirai : Père, j’ai péché contre le Ciel et envers toi ; je ne mérite plus d’être appelé ton fils, traite-moi comme l’un de tes mercenaires ». C’est cette vérité qui le tournera vers le père et lui rendra la vie.

Le comment du retour

Pourtant cette vérité n’est pas nouvelle, il aurait pu y penser avant et, au lieu d’accepter ce travail humiliant, il aurait pu se remettre au service de son père. Comment cette vérité arrive-t-elle à lui, jusqu’à le relever et le mettre en mouvement ? Qui vient éveiller sa conscience et délier sa volonté, pour lui permettre de confesser sa faute et prendre le chemin du retour, c’est-à-dire commencer une conversion ? Face à ces questions le texte demeure muet.

Cela nous invite à revenir l’intention de la parabole. Jésus parle à un auditoire qui se situe plutôt du côté du fils aîné [7]. Ainsi cette parabole veut décrire l’amour débordant de Dieu pour ses enfants et particulièrement pour ses enfants perdus et retrouvés. En retour, cet amour attend de pouvoir partager la joie des retrouvailles avec tous. Comme cette joie du ciel décrite par la parabole qui précède celle-ci, la parabole de la drachme perdue [8]. Or, ce n’est pas le cas des pharisiens et des scribes qui espèrent après une justice légaliste et ne comprennent pas [9].

Le père présenté ici n’est pas en tout point le Père éternel [10], mais ses richesses inépuisables, son attitude et sa miséricorde sont bien celles de Dieu. Le fils, lui, représente les pécheurs, ceux vers qui se déploie l’amour débordant du Père. Même si Jésus fait une admirable description sur le cheminement du pécheur [11] (la réflexion, la culpabilité, la conversion) il ne nous dit pas le comment de son relèvement. Entre la déchéance et le relèvement, il y a donc un mystère. C’est celui de la révélation divine faite au plus secret des cœurs et des consciences. Dans le cas du péché de David [12], l’adultère et l’homicide, redoublés de mensonge, n’ont pas entraîné chez le Roi de sentiment de culpabilité, comme si le mal n’était pas envisageable par les seuls moyens naturels de la conscience. Il a fallu l’intervention du prophète Nathan pour réveiller la conscience de David. Le fils prodigue n’échappe pas à cette règle.

L’hypothèse du troisième fils

Pour le comprendre, il nous faut revenir aux paroles du père : « puisque ton frère que voilà était mort et il est revenu à la vie ; il était perdu et il est retrouvé ! [13] ». Ce passage nous ramène à la mort et la Résurrection du Christ. Qui d’autre peut passer de la mort à la vie, sinon le Fils, par excellence, du Père ? Qui peut être riche de toute la richesse du Père, qui peut ne jamais désobéir à ses ordres, tout en ayant compassion de son frère tombé dans la misère, sinon lui ? En révélant le Père, Jésus se dit lui-même. Dans un ancien article de Résurrection, Vincent Bourguet [14] développe ainsi l’hypothèse du « troisième fils ». Si le père guette son fils [15], c’est qu’il espère son retour et même qu’il lui a envoyé un sauveur, le Fils. La parabole ne nous dit pas jusqu’où va le père pour retrouver son fils, mais on sait qu’il va loin. La structure du verset 20, en dit long. Le début du verset, particulièrement concis, concerne le fils : « Il partit donc et s’en alla vers son père ». Nous restons alors sur notre faim, ne sachant ni la pénibilité ni la longueur du chemin. Puis rapidement intervient le père, dont, par contraste, l’attitude est développée : « Tandis qu’il était encore loin, son père l’aperçut et fut pris de pitié ; il courut se jeter à son cou et l’embrassa tendrement ». On pourrait presque en déduire que le père a fait la plus grande partie du chemin. On ne peut alors s’empêcher de rapprocher cette parabole de celle de la brebis perdue [16], où le bon pasteur quitte tout pour cette brebis perdue. Ici le bon pasteur, c’est-à-dire le Christ, dépêché par le père, c’est-à-dire le Père, va permettre le relèvement du fils, c’est-à-dire du pécheur. C’est lui qui le rejoint dans sa misère, en partagent sa déchéance et sa disette ; c’est lui qui lui parle du père en des termes qui renversent tous ses préjugés ; c’est lui qui lui suggère la route à prendre ; lui qui le porte quand il est trop épuisé.

Les actes du pénitent

Cette parabole du fils prodigue permet de mieux comprendre les actes du pénitent [17]. Et à travers elle l’on perçoit combien l’intervention du sauveur n’anéantit pas la liberté du fils, bien au contraire, elle la fait grandir, en lui donnant l’occasion de s’exercer. Car il ne s’agit pas là d’un retour contraint, mais d’un retour partiellement assisté. Depuis Pâques, c’est l’Esprit Saint qui vient établir la culpabilité du monde [18] et révéler la vérité. C’est lui qui donne la grâce du repentir et de la conversion.

De même, le pécheur percevant simultanément qu’il a pris la mauvaise direction et, en même temps, qu’il est incroyablement aimé, peut commencer à vouloir changer de direction.

Contrition imparfaite en voie de perfectionnement

Ainsi le fils prodigue entreprend sa conversion, au sens étymologique, il se retourne, il rebrousse chemin. Il veut en toute liberté retourner vers son père. Mais quelles sont ses motivations ? Si on s’en tient à la parabole du fils prodigue, le premier mouvement est intéressé. Avant de confesser son péché, il fait état de la grande privation dans laquelle il se trouve. Il existe un net décalage entre son intention profonde et l’aveu qu’il souhaite faire devant son père. À juste titre, il dénonce son péché mais pour de mauvaises raisons. Car c’est d’abord la faim qui le pousse. Il se fixe à lui-même une pénitence (« traite-moi comme un de tes mercenaires »), qui exprime son regret et cherche peut-être à réparer sa faute. Le fils prodigue continue donc à convoiter les biens du père, c’est-à-dire les biens sans le don. Il ne perçoit pas encore clairement la gratuité du don et la beauté de l’Amour qui en est la source. On pourrait presque comparer cette situation du pécheur, à celle de l’aveugle de Bethsaïde que Jésus guérit par étapes [19]. Même si le pécheur voit son péché, il n’en distingue pas clairement la gravité, pas plus qu’il ne mesure la grâce qui le sauve. Car c’est bien cela qui est en jeu dans le regret du pécheur, où la tristesse de l’âme traduit la médiocre conscience qu’il a d’avoir blessé l’Amour. Mais cela suffit à faire avancer et s’approcher de Dieu. Ainsi la contrition grandit proportionnellement à la conscience que le pécheur a de cet Amour qui l’accueille. Ce premier mouvement, même imparfait, n’est pas à condamner, car c’est lui qui amorce le chemin de conversion.

Aveu : se désolidariser du mal

Même si le père devance son fils, courant l’embrasser alors qu’il est encore loin, il n’écourte pas son aveu. Humblement, le repentant confesse son péché. Ainsi peut s’établir le dialogue rompu jusque-là. Pour la première fois le fils sort de son isolement et peut extérioriser ce mal qui l’entraînait à la mort et, par le fait même, le mettre à distance de lui. Il rompt ainsi la complicité avec le mal et entre dans cette séparation essentielle à la guérison de l’âme. Pour dire, comme saint Augustin, l’homme et le pécheur sont deux réalités différentes [20]. Ainsi dans le sacrement de confession, cette énumération précise des péchés devant un tiers, en l’occurrence un prêtre, désolidarise le pécheur de son péché. Même si elle semble au début difficile et humiliante, elle est essentielle pour permettre au pécheur de reprendre un dialogue en vérité avec celui qu’il a blessé, Dieu. Quand le fils repentant de la parabole à finit son aveu à son père, il est comme emporté dans le tourbillon d’amour de celui-ci. Le récit ne nous dit rien de ce qu’il vit intérieurement. Mais on peut imaginer qu’il comprend que son auto-condamnation, encore trop légaliste [21], ne pouvait tenir devant un tel Amour. Enfin, il se laisse aimer et s’en trouve libéré.

Réparation : les actes concrets à poser pour commencer le relèvement

Mais le relèvement du pénitent n’est véritablement achevé que si la faute commence à être réparée. Sans cela, le pénitent reste affaibli spirituellement. D’abord, si le pécheur a causé du tort à quelqu’un, il est important de tout faire pour réparer ce mal. La réparation peut alors porter sur un bien physique ou une parole. Elle peut consister en des prières d’intercession pour les personnes blessées, accompagnées d’actes de pénitence. Même si nul n’est atteint en particulier, c’est toute la communion des saints qui est lésée. Ces actes de réparation, indiqués par le prêtre, redonnent au pénitent toute sa dignité. Ainsi, dans la souffrance (bien légère !) de l’acte pénitentiel, le repentant s’unit-il à Jésus souffrant sur la croix. Car c’est seulement dans le Christ que l’acte de réparation trouve son efficacité. Seul Jésus a porté dans son corps toutes les conséquences de notre mal et les a offertes à son Père dans un acte de totale oblation de lui-même. Ainsi, configuré au Christ sur la croix, le pénitent se voit affermi spirituellement par la puissance de celui-ci.

Conclusion : vers une transfiguration de tout l’être

Dans le sacrement de confession, c’est tout l’être qui est mis à contribution : le regret du cœur, la confession de la bouche, les actes de réparation. Chacun de ces actes participent à la réconciliation du pénitent avec Dieu et avec l’Église. Nous savons que c’est l’Esprit Saint qui nous révèle notre péché. Mais ces actes sont nécessaires à l’affermissement progressif de notre volonté vis-à-vis du péché. Ils développent une conscience plus éveillée. Ils font grandir la contrition, jusqu’à la rendre parfaite. Enfin ils restaurent la liberté face au mal. Le pécheur participant ainsi de tout son être à l’action de Dieu, se laissant modeler par Dieu, se trouve transfiguré par la Grâce.

On dit souvent, et c’est vrai, qu’un seul acte de contrition parfaite suffirait à réconcilier le pécheur avec Dieu. Mais la « contrition parfaite », c’est-à-dire l’amour allant jusqu’au bout et mesurant l’horreur du péché à l’immensité de la charité divine, est précisément ce qui manque au pécheur, ce qu’il ne peut plus atteindre de lui-même. Seul le Christ portant le péché du monde est le vrai pénitent, celui qui accomplit l’acte de réparation qui peut combler le cœur de Dieu et sauver l’homme du mal.

Le sacrement nous permet d’entrer dans ce qui serait sans cela un cercle vicieux (pour retrouver l’amour, il faut aimer) : en nous ouvrant à lui, nous sommes entraînés à faire les premiers pas sur le chemin qui nous ramène à la maison du Père.

Sr Françoise Fibleuil, sœur consacrée de la communauté Aïn Karem, études de biochimie, ingénieur CNAM, parcours de licence à la faculté de théologie catholique de Strasbourg.

[1] Mt 6,8.

[2] Lc 15, 11-32.

[3] Joachim Jeremias, Les paraboles de Jésus, éd. Seuil, 1984, p. 185 sq.

[4] Lc 15, 13.

[5] Lc 15, 17.

[6] Lc 15, 18.

[7] Joachim Jeremias, op. cit., p. 188-189.

[8] Lc 15, 8-10.

[9] Lc 15, 2.

[10] Lc 15, 18.

[11] CEC 1439.

[12] 2 S 12, 1-13.

[13] Lc 15, 24.

[14] Vincent Bourguet, « De l’éminente pauvreté de la pénitence », Résurrection, a.s. no 72 (1984), p. 15-35.

[15] Lc 15, 20.

[16] Lc 15, 4.

[17] CEC 1433.

[18] Jn 16,8-9.

[19] Mc 8, 24-25.

[20] Saint Augustin, In Joh. 12, 13

[21] « Traite moi comme un de tes mercenaires ».

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