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Deux figures de la miséricorde : le buisson ardent et le rocher

Marie Beaudeux

Dieu, dans l’Ancien Testament, est souvent associé à la violence et à la contrainte, en opposition avec le Dieu du Nouveau Testament, qui lui serait plein d’amour et de libéralité, comme s’ils étaient deux dieux différents, ou comme si Dieu s’était transformé au fil de l’histoire. Loin d’être une conception moderne, cette opposition est au contraire une problématique très ancienne. Les premiers gnostiques la faisaient déjà, et lisaient l’Ancien Testament comme une loi oppressive et contraignante, à l’inverse du Nouveau Testament, rejetant toute idée de continuité entre les deux. Cette conception est bien évidemment une erreur. D’ailleurs, dès les premiers chapitres de la Bible, s’esquisse le portrait de Dieu attentif à tous les humains, et qui couvre par la suite son peuple Israël de nombreuses bénédictions.

Dans le livre de la Genèse, Dieu se penche sur les hommes et les associe à son projet en confiant un rôle déterminant à quelques-uns d’entre eux. C’est le temps des patriarches. Ainsi, Abraham est le premier grand témoin de la tendresse divine, lorsque Dieu lui fait la grâce d’une visite inattendue au chêne de Mambré – scène étonnante, où Dieu, sous les traits d’un voyageur inconnu, apparaît à Abraham devant son campement (Gn 18, 1-10). Abraham l’accueille avec grande hospitalité, selon l’usage. Dieu lui renouvelle sa promesse d’une descendance et d’un pays pour la faire vivre, et lui annonce la naissance prochaine d’un fils, contre toute attente. Dieu ne fait pas cette annonce par l’intermédiaire d’une vision ou d’une voix dans le ciel, il est là, il parle, et a effacé toute distance entre lui et l’homme. Il vient au plus près d’Abraham avec une simplicité surprenante, et se laisse inviter. Après le repas, il fait preuve de complicité avec son hôte en lui révélant son projet d’anéantir Sodome et Gomorrhe, ce à quoi Abraham répond par un plaidoyer ayant pour but de sauver les justes de ces villes. Dieu se laisse toucher par son intercession, il montre sa pitié et sa tendresse en promettant que, même s’il ne se trouve que dix justes dans la ville, il ne la détruira pas (Gn 18, 16-32). Abraham a pitié de ses frères et Dieu, sensible à sa prière, l’exauce.

Pourtant l’histoire patriarcale n’est pas empreinte de la plus pure moralité ; malgré la lecture hagiographique des rabbins et des Pères de l’Église, les patriarches qui se succèdent ne sont pas toujours des modèles de sainteté. À maintes reprises, leurs actes trahissent leur état d’hommes pécheurs, capables de ruses et d’infidélités. Abraham lui-même n’hésite pas à mentir en présentant sa femme comme sa sœur (Gn 20, 1-2). Plus tard, Jacob, son petit-fils, vole la bénédiction paternelle à Ésaü (Gn 27, 1-36), Ruben a une relation incestueuse avec une concubine de son père (Gn 35, 21-22), et tant d’autres trahisons encore. Mais malgré leurs lourdeurs à le suivre, Dieu fait appel à eux pour accomplir son dessein et continue de bénir son peuple à travers eux. Tant que la Loi n’a pas été donnée, Dieu manifeste une singulière largeur de vues dans le domaine moral.

Le buisson ardent

Après l’apparition au chêne de Mambré, la première révélation véritablement explicite de la miséricorde divine se trouve dans le livre de l’Exode, lorsque Dieu se manifeste à Moïse à travers une théophanie : le buisson ardent, sur le mont Horeb, et l’appelle pour être le libérateur du peuple hébreu esclave des Égyptiens et pour le conduire à travers le désert jusqu’à la Terre Promise. Cette rencontre bouleversante est un moment décisif, non seulement dans la vie de Moïse, mais aussi pour le salut de tout le peuple d’Israël.

Avant de se trouver au cœur de la révélation, Moïse a grandi en Égypte, où son peuple souffre l’oppression d’un peuple qui se méfie de lui, puis, après sa fuite, il a passé de nombreuses années dans le désert. Dieu l’a arraché d’Égypte, et a permis tout ce temps pour le purifier, pour le préparer longuement à la mission qu’il avait pour lui. Alors qu’il fait paître le troupeau de son beau-père Jethro, Moïse aperçoit un buisson qui brûle sans se consumer. C’est là que Dieu l’attend. Car c’est Dieu qui prend l’initiative de s’adresser à Moïse, de se rendre présent au monde. Pour se rapprocher des hommes, les libérer et réaliser sa promesse, Dieu choisit toujours des médiateurs, et, même si Moïse n’est pas le premier d’entre eux, il est la plus grande figure de médiateur de l’Ancien Testament. Dieu s’adresse à un homme, signe de son intérêt pour lui, et veut l’associer à son projet. Encore faut-il que l’homme accepte de répondre à son appel. Moïse, le cœur ouvert à l’inattendu, à l’inexplicable, décide de faire un détour vers le feu mystérieux, permettant la rencontre. Prêt à écouter, il dit : « me voici » (Ex 3, 4).

Et Dieu se révèle, d’abord dans sa sainteté : « N’approche pas d’ici ! Retire tes sandales de tes pieds, car le lieu où tu te tiens est une terre sainte. » (Ex 3, 5) La sainteté, comme dans toute la tradition biblique, désigne la séparation, qui réserve à Dieu quelque chose de la créature, qui est soustrait par le fait même à l’usage profane. De plus, Dieu est si grand que nul homme ne peut le regarder en face. Spontanément, Moïse se couvre le visage. Dieu lui rappelle l’infinie distance qui les sépare. Il est le Tout-puissant, au-delà de ce que l’homme peut imaginer et tellement au-dessus de lui. Sa transcendance le rend inaccessible, son altérité est totale, sans pour autant l’éloigner de l’homme. Dieu, n’étant dans aucun lieu en particulier, peut se rendre présent partout et proche de chacun, quand et comme il le veut. Dieu seul a tout pouvoir, mais il n’est pas enfermé dans sa grandeur. Le premier avertissement que Dieu donne à Moïse rappelle que « nul ne peut voir Dieu sans mourir ». Il ne s’agit bien sûr pas de l’expression d’un quelconque désir de vengeance ou de méchanceté, de la part d’un Dieu qui ne tolèrerait pas le regard des hommes. C’est l’inverse : nous sommes faits pour voir Dieu, comme l’expriment de nombreux psaumes, mais notre intelligence et nos sens ne sont pas encore disposés à le recevoir, nous ne sommes pas prêts, et la rencontre risquerait d’être destructrice. C’est donc miséricorde de la part de Dieu s’il se voile pour ne pas brûler nos yeux.

Dans le buisson ardent, le Dieu transcendant et lointain se fait tout proche : « J’ai vu la misère de mon peuple en Égypte et je l’ai entendu crier sous les coups de ses chefs de corvée. Oui, je connais ses souffrances. Je suis descendu pour le délivrer de la main des Égyptiens… » (Ex 3, 7-8) Dieu écoute, il voit aussi : il a vu l’affliction de son peuple et son besoin de salut, de libération. Il est descendu, il s’est abaissé pour rejoindre l’homme et se pencher sur sa souffrance, il vient le soulager et le délivrer. Il n’est pas un dieu indifférent ou absent. Il se préoccupe de la détresse des hommes, il parle et intervient. Il soutient sa famille. Il connaît de l’intérieur ce que les hommes ressentent et les oppressions subies. Sa miséricorde dépasse la compréhension humaine tant elle est grande. En rappelant sa promesse passée faite à Abraham, puis à Isaac et à Jacob, alliance laissée en suspens durant les quatre cents années d’esclavage en Égypte, il révèle son attachement et son amour pour son peuple. Il est le Dieu des pères, le Dieu de l’Alliance, qui reste fidèle à sa parole et à son dessein de miséricorde pour les hommes – miséricorde qui le porte à les secourir en leur pardonnant tous leurs égarements. Son amour est plus fort que les trahisons. Dieu le Tout-puissant se montre aimant, sensible et compatissant. Il renouvelle sa promesse d’une terre d’abondance et de liberté, « vers un bon et vaste pays, vers un pays ruisselant de lait et de miel… » (Ex 3, 8), et montre une tendresse, une patience et une attention, semblables à celles qu’une mère a pour ses enfants.

Dieu se révèle davantage encore lorsque Moïse ose lui demander son nom. Pour lui comme pour les hommes de son temps, connaître le nom de Dieu implique un certain moyen d’agir sur lui, une façon d’avoir un accès direct à lui et d’être reconnu de lui quand il l’appellera. Dieu le lui donne pour lui permettre d’accomplir la mission qu’il lui confie, et ainsi il reconnaît une relation particulière et privilégiée avec Moïse. D’autre part, celui-ci peut désormais montrer à l’Égypte que les Hébreux ont leur Dieu. Mais ce nom est bien mystérieux, un tétragramme de consonnes indicibles, que la Bible abrège par « Je suis » et que l’on peut traduire alternativement par « Je suis qui je serai » ou « Je suis celui qui suis », version qui sera finalement retenue par la Septante et la tradition chrétienne. Par Je suis, Dieu affirme qu’il est le même Dieu que celui d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et il utilise le présent. Dieu est « Je suis », car il est hors du temps, il est éternel, il n’a besoin de rien ni de personne pour exister, pour être, puisqu’il est l’être même. Son nom signifie qu’il est bien là, et qu’il sera toujours là. « Je suis » révèle la présence dynamique de Dieu, concrète et agissante. « Je suis » contient la promesse d’accompagner le peuple en détresse jusqu’à sa libération. Dieu manifeste une sollicitude personnelle envers son peuple en révélant son nom, tout en restant insaisissable. Il échappe à toute compréhension humaine. Dieu ne perd rien de sa transcendance absolue, alors même qu’il révèle sa nature profonde. Il est et sera toujours animé de compassion pour les hommes. Il est celui qui guide et guidera son peuple, il est et sera toujours l’avenir de l’homme.

En révélant son nom, Dieu confirme l’Alliance conclue avec les Pères. Il dévoile son désir d’intimité avec les hommes. Il est là pour et avec eux : « Je vous prendrai pour peuple, et moi, je serai votre Dieu. Alors, vous saurez que je suis le Seigneur, votre Dieu, celui qui vous fait sortir loin des corvées qui vous accablent en Égypte. Puis, je vous ferai entrer dans la terre que, la main levée, je me suis engagé à donner à Abraham, à Isaac et à Jacob. Je vous la donnerai pour que vous la possédiez. Je suis le Seigneur », ajoute-t-il (Ex 6, 7-8). Avec cette formule de réciprocité, Dieu insiste sur son grand désir de se lier avec l’homme. L’être de Dieu est d’être « pour ». Il n’offre pas à l’homme une relation impersonnelle mais, au contraire, un rapprochement familier, et il l’assure de sa présence indéfectible et de son action miséricordieuse pour le reste des temps. Dieu réaffirme de nombreuses fois dans la Bible sa volonté d’être en permanence aux côtés de l’homme pour le sauver, en reprenant une formule de réciprocité, comme par exemple au moment de la conclusion de l’Alliance avant l’entrée en Terre promise : « tu te présentes pour entrer dans l’alliance du Seigneur, ton Dieu, dans cette alliance contractée avec serment, et que le Seigneur, ton Dieu, conclut en ce jour avec toi, pour t’établir aujourd’hui comme son peuple et être lui-même ton Dieu, comme il te l’a dit et comme il l’a juré à tes pères, Abraham, Isaac et Jacob » (Dt 29, 12-13). Ou encore dans le Nouveau Testament : « Voici que je me tiens à la porte, et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui ; je prendrai mon repas avec lui, et lui avec moi. » (Ap 3, 20)

Le Rocher

Même si le terme « miséricorde » n’est pas employé dans la révélation du buisson ardent, il est clairement suggéré. C’est un peu plus loin qu’il apparaît dans le livre de l’Exode. Nous sommes plus tard, après la sortie d’Égypte, Dieu a confié à Moïse les dix commandements en haut du mont Sinaï pour sceller son Alliance. Mais cette Alliance est presque aussitôt bafouée par le peuple qui préfère se prosterner devant un veau d’or. Dieu poursuit de sa fureur cette infidélité, et les tables de la loi sont brisées (Ex 32, 1-19). Cependant, malgré sa colère, Dieu ne revient pas sur sa promesse et confirme à Moïse sa mission d’accompagner son peuple sur la route de la Terre promise. Il aurait pu se retirer loin dans les cieux en considérant le péché d’Israël. Au contraire, il continue à parler à Moïse à l’entrée de la tente de la rencontre, sous la forme d’une colonne de nuée, et Moïse demeure le médiateur entre la grandeur infinie de Dieu et la petitesse indocile de l’homme : « Le Seigneur parlait à Moïse, face à face, comme un homme parle à son ami. » (Ex 33, 11)

Moïse implore l’indulgence et la grâce de Dieu en faveur du peuple : « Fais-moi donc voir ta gloire ! » (Ex 33, 18) À cette prière, Dieu répond : « Je ferai passer sur toi tous mes bienfaits et je proclamerai devant toi le Nom de Seigneur ; j’accorde ma bienveillance à qui je l’accorde, je fais miséricorde à qui je fais miséricorde. » (Ex 33, 19) Ainsi, outre le fait de rappeler son nom, Dieu révèle-t-il sa nature miséricordieuse. Pour la première fois, le mot « miséricorde » est utilisé dans la Bible, presque comme un nom divin. Ce passage est central dans la révélation de l’Ancien Testament : la miséricorde nous dit quelque chose de l’être de Dieu. C’est pourquoi l’Alliance conclue est inaltérable et prouve l’immense amour de Dieu pour les hommes. Dieu aime l’homme, et l’homme est capable d’aimer Dieu en retour, comme Moïse le fait en cherchant sans cesse sa présence devant la tente de la rencontre. Quand il demande à voir la gloire du Seigneur, il voudrait aussi voir son visage. Dieu lui rappelle que cela n’est possible à aucun homme, mais lui accorde toutefois la grâce de l’apercevoir de dos, quand il fait à nouveau monter Moïse sur le rocher : « Le Seigneur descendit dans la nuée, se tint là avec lui, et Moïse proclama le nom de Seigneur. Le Seigneur passa devant lui et proclama : ‘‘Le Seigneur, le Seigneur, Dieu miséricordieux et bienveillant, lent à la colère, plein de fidélité et de loyauté, qui reste fidèle à des milliers de générations, qui supporte la faute, la révolte et le péché, mais sans rien laisser passer.’’ » (Ex 34, 5-7) Dieu se définit lui-même comme compassion, miséricorde, patience, pardon, bienveillance et fidélité pour l’humanité entière à travers les siècles. Tout cela l’emporte sur sa colère, et l’Alliance est scellée à jamais.

***
À travers les deux apparitions majeures du livre de l’Exode, celle du buisson ardent où il annonce son secours, et celle du sommet de la montagne où il révèle son amour et sa miséricorde, Dieu pose les fondations de sa relation intime et éternelle avec les hommes, dont le cheminement se poursuit depuis des millénaires, jalonné d’infidélités et de trahisons envers lui. Mais providentiellement il y a à chaque fois des hommes sages pour lever à nouveau les yeux vers lui et implorer sa miséricorde pour les autres hommes, jusqu’à la venue du Messie. Cette révélation essentielle de la miséricorde divine est la trame de toute l’histoire de la relation entre Dieu et les hommes au long de l’Ancien et du Nouveau Testament, et est toujours actuelle, sans cesse renouvelée. Le buisson ardent, plein de miséricorde et de promesse, continue de brûler pour chaque homme.

Marie Beaudeux, professeur d’anglais dans un établissement public, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

Réalisation : spyrit.net