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Deux regards apostoliques complémentaires sur l’accomplissement des Écritures (Rm 9-11 et He)

Jacques-Hubert Sautel

« Il roula le livre, le rendit au servant et s’assit ; tous dans la synagogue avaient les yeux fixés sur lui. Alors il commença à leur dire : ‘Aujourd’hui, cette parole est accomplie pour vous qui l’entendez’ » (Lc 4, 20-21) [1]. Dès le premier enseignement, qu’il prononce dans son pays, à la synagogue de Capharnaüm, Jésus de Nazareth se présente comme celui qui accomplit la Parole de Dieu : en l’occurrence un passage du livre d’Isaïe annonçant la libération des pauvres par le Messie à venir. Toute la vie, la mort et la résurrection de Jésus sont, dans les Évangiles, mises en relation avec les Écritures saintes du peuple d’Israël auquel il appartenait : « Le Nouveau Testament n’est pas autre chose que le Deutéronome, avec la seule différence que ce qui y est donné comme promesse, Jésus le présente comme étant par surcroît accompli » [2]. Il semble donc naturel aujourd’hui, pour les chrétiens, de considérer « le Christ comme le point focal de tous les chemins de l’Ancien Testament » [3].

Si le principe est admis à notre époque, il n’en a pas toujours été ainsi dans la pratique de la foi chrétienne, et il n’en va pas du tout de même pour les autres croyants qui se servent des mêmes Écritures, à commencer par ceux pour qui elles sont fondamentales dans leur foi, les Juifs. Retrouver le mouvement même par lequel ont été écrits les textes qui forment aujourd’hui le Nouveau Testament dans une relation de filiation ou d’émancipation par rapport aux Écritures juives, devenues alors « l’Ancien Testament », est une démarche indispensable pour approfondir cette notion d’accomplissement en Jésus-Christ. Nous prendrons à cet égard deux témoignages, moins proches des logia — paroles prononcées par Jésus lui-même, dont nous pouvons découvrir un certain nombre à partir des Évangiles —, mais qui témoignent d’une élaboration plus réfléchie et donc plus conceptualisée de la relation entre Ancienne et Nouvelle Alliance [4].

Ces deux témoignages sont d’une part les chapitres 9 à 11 de l’Épître de saint Paul aux Romains, d’autre part la Lettre aux Hébreux. Le premier texte est célèbre, et chacun connaît la fougueuse envolée dramatique de ses débuts : « Oui, je souhaiterais être anathème, être moi-même séparé du Christ pour mes frères, ceux de ma race selon la chair, eux qui sont les Israélites, à qui appartiennent l’adoption, la gloire, les alliances, la loi, le culte, les prophètes et les pères, eux enfin de qui, selon la chair, est issu le Christ qui est au-dessus de tout, Dieu béni éternellement » (Rm 9, 3-4). L’Apôtre ne peut se résigner à ce que ses frères selon le sang, qui ont reçu comme lui la Loi avec ses promesses, n’aient pas reconnu dans le Christ celui qui les accomplissait. Le long développement de trois chapitres qu’il consacre à ce sujet se clôt par l’expression de la ferme conviction que ce refus de reconnaître Jésus-Christ n’est pas définitif, que l’accomplissement en Jésus-Christ n’est donc pas terminé, pour et dans l’histoire de l’humanité.

A cette notion d’un accomplissement « ouvert » semble s’opposer celle d’un accomplissement « fermé » : l’auteur de l’Épître aux Hébreux, dont il paraît admis par la critique biblique qu’il s’agit d’un disciple de saint Paul, mais dont nous ignorons l’identité exacte — c’est en tout cas un chrétien contemporain de Paul et un homme très instruit des réalités de la foi, comme des pratiques cultuelles de l’Ancienne Alliance [5] —, présente constamment le Christ comme celui qui accomplit, en les rendant caduques, toutes les actions des prêtres, et en particulier du Grand Prêtre, de l’Ancienne Alliance. Nous lisons ainsi : « Si cette première alliance avait été sans reproche, il ne serait pas question de la remplacer par une seconde » (He 8, 7) et encore, s’agissant du Christ : « Il supprime le premier culte pour établir le second » (He 10, 9b). L’accomplissement semble ici consister à remplacer une alliance par une autre : désormais, le chrétien se suffit du seul grand prêtre et médiateur efficace entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ.

Comment comprendre cette opposition, qui semble irréductible, entre deux visions des rapports entre Ancienne et Nouvelle Alliance, et du coup des relations entre Juifs et chrétiens ? Nous exposerons d’abord la vision qui paraît la plus naturelle pour une religion issue d’une autre, celle de l’épître aux Hébreux, puis la vision de saint Paul dans les chapitres cités de l’Épître aux Romains, en prenant pour guides des exégètes de chaque auteur [6] et aussi quelques ouvrages de référence sur le sujet [7].

Le modèle de l’abrogation et de la substitution

Le texte qui semble le plus explicite dans l’Épître aux Hébreux est celui-ci : « De fait, on a là, d’une part l’abrogation du précepte antérieur en raison de sa déficience et de son manque d’utilité, car la loi n’a rien mené à l’accomplissement, et d’autre part l’introduction d’une espérance meilleure, par laquelle nous nous approchons de Dieu » (He 7, 18-19). Par ce texte, l’auteur veut expliquer que le sacerdoce des prêtres de la tribu de Lévi, ceux de l’Ancienne Alliance, est désormais caduc, inefficace car il ne peut servir à remettre les péchés par des sacrifices d’animaux ; dès lors, il est nécessaire qu’il soit remplacé par le sacerdoce de Jésus-Christ, issu de la tribu de Juda, et donc complètement étranger aux mécanismes de la loi juive, mais efficace et préfiguré par Melchisédek, personnage respecté des anciens temps (cf. Gn 14, 18-20).

La Lettre aux Hébreux propose une réflexion originale sur le rôle sacerdotal du Christ, réflexion qui n’avait jamais été faite jusqu’alors [8] : Jésus n’était pas issu d’une lignée de prêtres et il s’était maintes fois heurté aux pratiques cultuelles dont les prêtres étaient les ministres, se situant par là plutôt dans la continuité du ministère des Prophètes. L’accomplissement signifiait dès lors pour Jésus renoncer aux rites, du moins les rites sacrificiels ; c’était prendre un autre chemin, et renoncer totalement à la lettre de la Loi. S’il accomplissait bien le verset 4 du psaume 109 (110) « Tu es prêtre à jamais selon l’ordre de Melchisédek », il ne pouvait plus accomplir le verset 7 du livre des Nombres, dans lequel le Seigneur s’adresse à Aaron, pour lui dire : « Toi et tes fils, vous exercerez le sacerdoce (…) ; je vous donne le sacerdoce, c’est la fonction que je vous attribue » ; or c’est sur cet autre verset, qui fait partie de la Torah, qu’est fondé le sacerdoce dans l’Ancienne Alliance et, dans une certaine mesure, jusqu’aujourd’hui dans la religion juive [9].

Donc accomplir signifiait ici pour Jésus, et donc pour ses disciples, accepter une rupture, ou du moins une discontinuité : « La Lettre aux Hébreux montre que le mystère du Christ accomplit les prophéties et l’aspect préfiguratif des Écritures du peuple juif, mais comporte, du même coup, un aspect de non-conformité aux institutions anciennes : conforme aux oracles du Ps 109 (110), 1. 4, la situation du Christ glorifié est, par là-même, non conforme au sacerdoce lévitique (cf. He 7, 11. 28). » [10]

On notera toutefois que, sur le plan linguistique, on ne pourrait établir de contradiction formelle entre la Lettre aux Hébreux « abrogation du principe antérieur » (7, 18) et les paroles de Jésus dans l’Évangile de Matthieu « N’allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abroger, mais accomplir » (5, 17). Les mots grecs employés sont en effet de racines différentes, aussi bien dans le couple abrogation/abroger [11], que dans le couple principe/loi. C’est dans ce second cas que la différence est la plus significative : principe traduit le grec entolè, qui veut dire « prescription, commandement particulier », et Loi traduit nomos, qui recouvre à coup sûr l’hébreu torah, c’est-à-dire l’essence même de la parole divine révélée à Moïse [12]. Ainsi, la discontinuité et la rupture ne portent pas sur l’essentiel de l’alliance, mais sur un aspect rituel qui ne peut subsister.

A côté de ce modèle de l’abrogation, la même épître propose celui complémentaire de la substitution. On peut citer le texte du chapitre suivant : « En réalité, c’est un ministère bien supérieur qui lui revient, car il est médiateur d’une bien meilleure alliance, dont la constitution repose sur de meilleures promesses. Si en effet, cette première alliance avait été sans reproche, il ne serait pas question de la remplacer par une seconde (…). En parlant d’une alliance nouvelle, il a rendu ancienne la première ; or ce qui devient ancien et vieillit, est près de disparaître » (He 8, 6-7. 13).

Voici le commentaire que donne de ce passage un exégète contemporain : « Même si le mot ‘substitution’ n’apparaît pas dans ce passage, l’idée en est clairement énoncée. Il faut distinguer en effet deux Alliances, la première et la seconde (v. 7). Mais à cette distinction purement chronologique se superpose une appréciation qualitative : la seconde est meilleure que la première ! Dès lors le terme ancien reçoit une qualification négative : ce qui est ancien est proche de la mort (v. 13). Le nouveau vient s’y substituer. » [13]

Tout en notant la prudence du texte apostolique — la première alliance « est près de disparaître » et non « a disparu » —, nous ne pouvons qu’acquiescer à l’essentiel de ce commentaire, en concluant que la Lettre aux Hébreux nous donne la vision d’un « accomplissement fermé » : l’Ancienne alliance est en quelque sorte accomplie dans la seconde, qui ne laisse rien subsister d’elle qui soit perceptible ou dicible. On n’en parle plus, elle a comme disparu de la scène du salut. Sans développer ce point, qui déborde le cadre de notre sujet, il faut noter tout de même que cette vision des choses est lourde de conséquences pour les relations entre les juifs et les chrétiens, d’origine juive ou païenne : les relations risquent de ne reposer que sur l’exclusion mutuelle, puisqu’il n’y a plus de terreau spirituel commun entre les uns et les autres ; de fait l’histoire du christianisme et du judaïsme a montré que le risque n’était pas vain. Nous citerons ici seulement le Pape Jean-Paul II : « La prise en considération des conditionnements culturels séculaires ne doit pas toutefois empêcher de reconnaître que les actes de discrimination, de limitation injustifiée de la liberté civile à l’égard des juifs ont été objectivement des manifestations gravement déplorables. » [14]

Le modèle de la coexistence et de l’enrichissement mutuel

Un second modèle d’accomplissement est fourni par les chapitres 9 à 11 de l’Épître aux Romains. Avant de les commenter, il est bon de rappeler brièvement que les autres chapitres de cette lettre et d’autres lettres de saint Paul laissent transparaître, eux aussi, une vision de discontinuité. Il en est ainsi de la grande opposition paulinienne de la loi (de Moïse, donc de l’Ancienne Alliance) et de la foi (en Jésus-Christ, dans la Nouvelle Alliance) : « Car les pratiquants de la loi sont tous sous le coup de la malédiction, puisqu’il est écrit : ‘Maudit soit quiconque ne persévère pas dans l’accomplissement de tout ce qui est écrit dans le livre de la loi’ » (Ga 3, 10, citant Dt 27, 26). Le raisonnement de l’Apôtre est connu : puisqu’il est impossible d’accomplir exactement toutes les prescriptions de la loi et que, selon l’Ancienne Alliance, le salut est pourtant lié à cet accomplissement exact, Jésus-Christ nous a libérés de ce carcan et nous a donné un salut vraiment efficace par son sang versé et sa résurrection.

Pourquoi donc le même Apôtre donne-t-il un développement qui paraît si contradictoire quelques chapitres plus loin ? Il importe de souligner tout d’abord qu’ici se joue non seulement un drame personnel pour saint Paul : être auprès des païens (non-juifs) l’ambassadeur d’une minorité du peuple dont il est issu, mais surtout un drame théologique. « Comment Dieu peut-il laisser son peuple ‘s’endurcir’ ou même l’endurcir lui-même, comme il l’avait fait pour Pharaon, au moment où par l’Évangile, il lui annonce la réalisation ultime de son dessein de salut ? » [15] Dieu serait-il infidèle aux promesses qu’il a faites à son peuple ? Il ne faut donc pas considérer ce texte comme une page d’humeur de saint Paul, quoique la forme en soit celle d’une éloquence très heurtée et complexe, mais comme la page d’une réflexion mûre, aboutissement de la recherche paulinienne sur ce sujet si délicat et important pour la communauté chrétienne et pour lui-même [16].

Nous commenterons, en suivant le texte, quelques passages clés. Tout d’abord, l’exorde, que nous avons déjà cité : « Oui, je souhaiterais être anathème… » (Rm 9, 3-5). Ce qui frappe ici, c’est l’emploi du présent : « les Israélites, à qui appartiennent l’adoption, la gloire, les alliances, la loi, le culte, les promesses et les pères… ». Dans le texte grec, c’est une phrase nominale, sans verbe, mais aucune particule ne vient préciser qu’il s’agirait du passé, et il n’y a pas non plus de verbe dans la suite : « eux enfin de qui, selon la chair, est issu le Christ… ». C’est donc en toute exactitude que la traduction emploie l’indicatif présent : la relation des Israélites à l’adoption, aux alliances, à la loi,… est aussi actuelle, on plutôt c’est un fait aussi acquis que le fait même de l’origine juive du Christ. S’il y avait un verbe grec à suppléer, ce serait un parfait, comme gegonasin, « sont dévolus » : le don de l’adoption, de la loi,… est un fait passé, aux conséquences toujours actuelles, comme l’est la filiation humaine du Christ.

Dès le début, Paul laisse donc apparaître une intuition, qu’il va développer par la suite : Dieu est fidèle et cette fidélité n’est pas mise en cause par le refus qu’a exprimé le peuple d’Israël, dans sa majorité, de reconnaître son Fils bien aimé. Voici le passage clé de ce développement, adressé à la communauté chrétienne : « Par rapport à l’Évangile, les voilà ennemis, et c’est en votre faveur ; mais du point de vue de l’élection ils sont aimés, et c’est à cause des pères. Car les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables » (Rm 11, 28-29).

Le P. Bony commente ainsi : « Le texte construit une antithèse. L’Évangile et l’élection constituent comme deux pôles de relation par rapport auxquels sont situés les Israélites non croyants de Jésus-Christ : ennemis et chéris (…). Du point de vue de l’Évangile, ils encourent l’hostilité de Dieu (ils sont dans son ‘inimitié’) ; mais du point de vue de l’élection, ils sont ‘chéris à cause des pères’ (…). L’éclairage est à chercher du côté de la théologie deutéronomique de l’élection d’Israël : ‘C’est par amour pour vous et par fidélité à la maison d’Israël que le Seigneur vous a fait sortir à main forte et délivrés de la maison de servitude, du pouvoir de Pharaon, roi d’Égypte’ (Dt 7, 8). La fidélité à cet engagement divin, purement gratuit, est donc la raison pour laquelle Israël est maintenu dans la grâce de l’élection. C’est précisément cette fidélité qu’énonce Rm 11, 29 : les dons et l’appel de Dieu sont sans repentance ».

C’est sans doute l’argument majeur de saint Paul en ce passage, et sa force est considérable : Dieu n’est pas le pendant de l’homme, celui-ci peut être infidèle, Dieu reste fidèle. On trouverait chez saint Paul d’autres applications de ce principe du respect de l’infinie transcendance divine, devant laquelle l’engagement de l’homme ne peut être d’un poids équivalent, quelle que soit son entière sincérité : « Si nous sommes infidèles, lui demeure fidèle, car il ne peut se renier lui-même » (1 Tm 2, 13). C’est ce même principe, qui est le ressort du dessein de salut de Dieu envers toute l’humanité, et qui explique aussi la permanence de la miséricorde et de la faveur de Dieu envers son peuple : « Quoi donc ? Si certains furent infidèles, leur infidélité va-t-elle annuler la fidélité de Dieu ? Certes non ! Dieu doit être reconnu véridique et tout homme menteur, selon qu’il est écrit : ‘Il faut que tu sois reconnu juste dans tes paroles et que tu triomphes lorsqu’on te juge’ (Ps 51, 6) » (Rm 3, 3-4). Ainsi, la permanence de l’Ancienne Alliance, après même le refus de la plupart des juifs, est la seule conséquence de la transcendance divine.

On peut alors demander légitimement : où est dans ce cas l’accomplissement des Écritures ? Deux éléments de réponse apparaissent dans le texte de saint Paul. C’est d’abord le thème du « reste d’Israël », emprunté aux Prophètes : « Isaïe de son côté s’écrie au sujet d’Israël : ‘Quand bien même le nombre des fils d’Israël serait comme le sable de la mer, c’est le reste qui sera sauvé ; car le Seigneur accomplira pleinement et promptement sa parole sur la terre’ (Is 10, 22-23) » (Rm 9, 27-28). L’Apôtre reprend en effet la prédication des Prophètes qui, devant les infidélités du peuple, avertissent que seule une minorité comprendra le sens des épreuves, se convertira et accueillera les exigences messianiques. Ainsi la parole de Dieu s’accomplit pleinement dans la première communauté chrétienne, composée des juifs qui ont suivi Jésus depuis sa prédication jusqu’à sa mort et sa résurrection. Ils sont la partie pleinement vivante de l’olivier élu de Dieu.

Ensuite, l’accomplissement de la parole divine est à l’œuvre chez les païens qui ont reconnu Jésus comme l’envoyé de Dieu. Mais cette reconnaissance ne s’est pas faite indépendamment de la fidélité du petit reste et de l’accomplissement premier au sein du peuple élu ; c’est au contraire en dépendance de la sainteté du petit reste que les nations peuvent avoir accès à la révélation de Dieu en Jésus-Christ : « Or si les prémices sont saintes, toute la pâte l’est aussi : et si la racine est sainte, les branches le sont aussi. Mais si quelques-unes des branches ont été coupées, tandis que toi, l’olivier sauvage, tu as été greffé parmi les branches restantes de l’olivier pour avoir part avec elles à la richesse de sa racine, ne va pas faire le fier aux dépens des branches. Tu peux bien faire le fier ! Ce n’est pas toi qui portes la racine, mais c’est la racine qui te porte » (Rm 11, 16-18).

De cette manière, saint Paul renverse la problématique de l’accomplissement des Écritures, telle qu’elle apparaissait couramment ailleurs dans les écrits apostoliques, y compris les siens : ce n’est plus dans la substitution d’un peuple à un autre, image sous-jacente aux interprétations citées, que réside l’accomplissement, mais dans l’accueil humble de la plénitude de sainteté en germe dans la première alliance et développée par ceux de ses membres qui ont reconnu en Jésus le seul guide qui récapitule cette plénitude. « C’est là peut-être le plus grand déplacement opéré dans la manière de comprendre le rapport entre Israël et les Nations dans le dessein de Dieu. Il n’y a plus de rapport dans un seul sens, mais dans une relation de réciprocité, qui doit conduire les uns et les autres à une attitude d’humilité et de reconnaissance du frère. » [17]

Nous sommes ici dans la vision d’un « accomplissement ouvert », qui laisse une place à ceux qui n’ont pas reconnu Jésus. La nouvelle Alliance, vécue par ceux qui par le baptême et toute leur vie, s’engagent à la suite de Jésus, l’Église en un mot, reconnaît la permanence de l’Ancienne Alliance, même après les événements décisifs de la mort et de la résurrection de Jésus. Ici encore, sans insister sur ce point, on marquera le rôle fondateur du texte paulinien et les conséquences incomparables de sa prise en compte par le Concile Vatican II, en citant la Déclaration Nostra Aetate (§ 4) : « L’Église ne peut oublier qu’elle a reçu la révélation de l’Ancien Testament par ce peuple avec lequel Dieu, dans sa miséricorde indicible, a daigné conclure l’ancienne Alliance, et qu’elle se nourrit de la racine de l’olivier franc sur lequel ont été greffés les rameaux de l’olivier sauvage que sont les gentils (c’est-à-dire les païens) », puis un rabbin contemporain : « La conférence de Salisbury, en 1947, puis le concile de Vatican II sont les grands moments d’une remarquable évolution des préjugés théologiques. L’Église a officiellement disculpé les juifs du crime de déicide ; elle a proclamé la reconnaissance de la légitimité de la foi juive ; elle a recommandé d’en étudier les sources, communes aux juifs et aux chrétiens. » [18]

Le retour du Christ

Faut-il en rester là ? Nous ne le pensons pas. Il ne nous suffit pas, après avoir présenté ces deux modèles chrétiens de l’accomplissement des Écritures, de constater que l’Église a globalement choisi le second aujourd’hui et d’augurer les conséquences meilleures que ce choix pourra donner à l’humanité. Ne serait-ce que pour mettre en œuvre ces conséquences, il faut aller plus loin.

D’abord il convient de reconnaître ce que le premier modèle conserve de pertinent par certains de ses aspects : l’Église ne demande pas à ses fils de revenir sur la transformation essentielle du culte divin qui s’est opérée dans la liturgie chrétienne ou l’organisation de la vie morale et spirituelle autour de Jésus-Christ. C’est une leçon de bon sens premier.

Mais en second lieu, de manière beaucoup plus positive, il convient de prendre en compte que cet accomplissement des Écritures, réalisé pleinement en Jésus-Christ, n’est pas encore réalisé en nous, ni en l’humanité… Si la liturgie est célébrée chaque jour par les communautés chrétiennes de multiples manières, dont les principales sont l’Eucharistie et la liturgie des heures, mais aussi par les communautés juives dans les nombreuses bénédictions de chaque jour et des grandes fêtes, c’est bien parce que la parole tarde encore à s’accomplir et Dieu à (re)venir.

Dans ce temps d’attente, ces derniers temps que nous vivons, grandir dans la connaissance et l’estime mutuelles n’est plus seulement pour juifs et chrétiens une façon de tenter de se réconcilier et d’effacer les incompréhensions et les offenses du passé. C’est aussi, pour nous chrétiens, de mettre en œuvre la grande intuition paulinienne qui conclut le texte étudié et que nous n’avons pas encore citée : « Car je ne veux pas, frères, que vous ignoriez ce mystère, de peur que vous vous preniez pour des sages : l’endurcissement d’une partie d’Israël durera jusqu’à ce que soit entré l’ensemble des païens. Et ainsi, tout Israël sera sauvé, comme il est écrit ‘De Sion viendra le Libérateur, il ôtera les impiétés du milieu de Jacob. Et voici quelle sera mon alliance avec eux lorsque j’enlèverai leurs péchés’ (Is 59, 20-21 et 27, 9) » (Rm 11, 26). Cette conversion finale de tout Israël n’est entrevue par Paul, comme un dénouement heureux au refus de beaucoup de juifs de reconnaître Jésus, qu’au prix de notre propre conversion, quotidienne et existentielle, à Jésus-Christ.

Une telle conversion implique, en ce domaine des relations avec la judaïté, de faire aussi une plus grande place à la lecture et à l’étude de la Parole de Dieu contenue dans l’Ancien Testament. Nous voudrions, à ce propos, mentionner le très riche paradigme linguistique utilisé par un exégète contemporain, à qui l’opposition parole – langue, mise en œuvre par F. de Saussure, semble apte à décrire la complémentarité de l’Ancien et du Nouveau Testament : « Ne peut-on dire que, de même que parole et langue se conditionnent réciproquement, comme le suggère aussi le couple compétence – performance, l’Écriture mosaïque est à l’annonce évangélique dans la même position que la langue à l’égard de la parole ? (…) En tant que Parole vivante, l’Évangile ne peut être annoncé autrement que selon les paradigmes de la langue vétérotestamentaire : plus qu’un jeu érudit d’allusions savantes, il s’agit bien d’une règle structurante. » [19] Les citations que nous avons faites des deux textes apostoliques choisis pour cette étude montrent bien que la démonstration faite ici à propos des Évangiles pourrait être étendue à tout le Nouveau Testament : nous redécouvrirons alors l’imbrication des textes et la richesse de la filiation spirituelle qui nous lie au Peuple d’Israël.

Progresser dans l’estime, le respect et la connaissance mutuels avec nos frères juifs, avancer dans la conscience du fondement que les Écritures proprement chrétiennes trouvent dans les Écritures juives, telles sont les deux leçons que ces textes apostoliques nous semblent livrer de l’accomplissement des Écritures auquel Jésus nous invite, à sa suite.

Jacques-Hubert Sautel, Né en 1954, oblat séculier de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes. Travaille au CNRS sur les manuscrits grecs (Institut de Recherche et d’Histoire des Textes).

[1] Nous citons la Bible d’après le texte de la TOB (éd. intégrale, 1994). Le verbe grec ici traduit par « est accomplie » est le parfait peplêrôtai. Voir l’article fondamental de Yves-Marie Blanchard : « ‘Je ne suis pas venu abolir, mais accomplir’ : la relation aux Écritures, selon les Évangiles », Esprit et Vie, 129, juin 2005, p. 1-9.

[2] Jean-Marie Cardinal Lustiger, La Promesse, Paris, éd. Parole et Silence, 2002, p. 26. Voir supra l’article d’Isabelle Rak.

[3] Joseph Cardinal Ratzinger, dans la Préface qu’il a donnée à l’ouvrage de la Commission biblique pontificale, Le peuple juif et ses saintes Écritures dans la Bible chrétienne. Paris, Cerf, 2001, p. 8. Cet ouvrage, fondamental pour notre propos (voir supra l’article de Sébastien Ray), sera cité désormais CBP2001.

[4] On sait que le mot grec ici traduit par Testament, diathèkè, a aussi bien le sens d’alliance, et désigne ainsi celle établie par Dieu avec le peuple d’Israël (cf. Je 31, 31, texte de la Septante).

[5] Voir l’introduction de la Lettre aux Hébreux dans la TOB (cf. supra, n. 1), p. 2911-2920.

[6] Voir A. Vanhoye, La Lettre aux Hébreux. Jésus-Christ médiateur d’une alliance nouvelle. Paris, Desclée, 2002 ; P. Bony, ‘Une lecture de l’Épîtres aux Romains : l’Évangile, Israël et les nations’, Esprit et Vie, 74 à 81 janv. à mai 2003.

[7] Voir Concile de Vatican II, Déclaration sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes (Nostra Aetate), 1965 ; F. Goia (éd.), Le dialogue religieux dans l’enseignement de l’Église catholique (1963-1997), trad. fr. aux éd. de Solesmes, 1998 ; D. Cerbelaud, Ecouter Israël. Une théologie chrétienne en dialogue, Paris, Cerf, 1995. L’opposition que nous proposons ici s’appuie notamment sur le chapitre 5 de ce dernier livre, intitulé « L’Église a-t-elle remplacé Israël ? ».

[8] Le chapitre 17 de l’évangile de saint Jean, qui est souvent appelé à juste titre, dans la tradition catholique, « prière sacerdotale » (cf. Bible de Jérusalem, Desclée de Brouwer, 1978, note p. 1879), présente bien les paroles d’une offrande sacerdotale de Jésus par lui-même en faveur de son peuple, mais il ne s’accompagne pas d’une réflexion sur le sacerdoce et ne prononce pas le mot de prêtre.

[9] Cf. J. Eisenberg, Le judaïsme, Paris, éd. Jacques Grancher, 1989, p. 15-16.

[10] CBP2001, p. 27 (§ 8).

[11] La différence en grec est minime : abrogation en He 7, 18 traduit le grec athetèsis, dérivé du verbe atheteô, violer (un traité, la loi), abroger traduit en Mt 5, 17 le verbe kataluô, renverser, dissoudre, mettre fin à. Le vocabulaire de l’épître aux Hébreux est plus recherché et le champ sémantique des mots plus restreint.

[12] Sur le sens riche de nomos traduisant torah, avec la connotation d’enseignement et doctrine divine, on consultera le glossaire de La Bible des Septante. Le Pentateuque d’Alexandrie, texte grec et traduction, sous la dir. de C. Dognez et M. Harl, Cerf, 2001, p. 891-892.

[13] Cf. D. Cerbelaud, op. cit., p. 85.

[14] Discours à des représentants de la communauté juive de Rome (13/4/1986), dans F. Goia (éd .), op. cit. supra n. 7, p. 375-376.

[15] Cf. P. Bony, op. cit., n° 75, Introduction.

[16] Cf. CBP2001, p. 191.

[17] Cf. F. Bony, op. cit., n° 82, p. 17.

[18] Cf. J. Eisenberg, op. cit., p. 194-195.

[19] Cf. Y.-M. Blanchard, op. cit. supra n. 1, p. 3.

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