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Dieu, juge de nos vies ?

Jacques-Hubert Sautel

Reconnaissons qu’une telle expression, « Dieu juge de nos vies », n’est guère agréable à lire ou entendre aujourd’hui, si jamais elle le fut. Les scandales récents de la justice française, comme aussi les conséquences graves de la simple volonté de juger l’assassin d’un dirigeant d’un pays ami (le Liban), montrent, parmi tant d’autres exemples, que la justice des hommes est une entreprise périlleuse, aussi bien par les erreurs qu’elle peut commettre, que par la peur de la vérité qu’elle peut susciter. Au pays des droits de l’homme, aucun d’entre nous n’aime non plus se soumettre spontanément au jugement de son prochain dans sa vie personnelle, professionnelle ou familiale : nous ressentons là comme une menace d’atteinte à notre liberté, voire la manifestation d’une tyrannie qui vient nous opprimer. Comment alors oser dire que Dieu est juge, et qu’il est même le juge suprême de nos vies ? Faudra-t-il, alors que tant de contraintes pèsent déjà sur notre vie sociale, nous laisser encore enfermer, dans ce domaine si personnel, si intime, où nous pourrions espérer trouver enfin un espace de liberté ?

Et pourtant, les disciples de Jésus-Christ osent dire, à la suite des juifs et suivis à leur tour par les musulmans, que le Dieu unique juge son peuple, jugera l’humanité tout entière, parce qu’il est le seul juste. Et nous, chrétiens, nous osons ajouter qu’Il a remis tout le jugement à son Fils Jésus-Christ, et que c’est par l’Esprit Saint que se fait ou se prépare dès maintenant cette rencontre décisive de tout homme avec Jésus, rencontre qui sera accomplie au soir de notre vie terrestre. Comment déployer de telles affirmations, les tenir pour nous-mêmes et pouvoir ensuite les proposer à nos frères et sœurs en humanité, déjà bien souvent aux prises avec la souffrance dans leur vie personnelle, ou bien englués dans la torpeur de l’indifférence à tout ce qui n’est pas leur petit bien-être ?

Nous proposons un parcours en trois étapes. Le Dieu de Jésus-Christ est juge parce qu’il est d’abord libérateur : c’est la grande expérience des Hébreux de l’Ancienne Alliance, et à leur suite celle des disciples de Jésus. Ce Dieu peut ensuite être appelé juge parce qu’en lui il n’y a pas de place pour la partialité, parce que, à la différence de nous-mêmes et de tout ce qui nous entoure, il est vraiment juste. Enfin ce Dieu est juge de nos vies parce que, en vertu de sa justice, il justifie ceux qui croient en Lui, c’est-à-dire qu’Il les rend justes et les fait participer dès maintenant à son jugement [1], dans l’attente du jugement définitif qu’il rendra au soir de nos vies.

Dieu juge parce que libérateur

Contrairement à ce que l’opinion courante voudrait faire croire aujourd’hui, l’homme est naturellement un être religieux, c’est-à-dire qu’il se tourne spontanément vers des forces supérieures qu’il honore, quelle que soit la forme de cette croyance et de ce culte. Parmi les peuples du Moyen-Orient, le petit peuple des Hébreux a vécu ainsi. Mais une nuance importante le distingue des autres : il ne croit pas seulement en des forces tutélaires, protectrices, comme les Grecs croyaient en leurs divinités poliades (chaque cité a sa divinité protectrice), il croit en un Dieu unique, libérateur du peuple tout entier. L’expérience fondatrice de cette croyance est le passage de la Mer Rouge, relaté par le livre de l’Exode notamment, que la liturgie [2] fait relire chaque année au début du temps du carême. C’est un homme choisi par Dieu, Moïse, qui explique cela au peuple :

C’est pourquoi tu diras aux Israélites : ‘Je suis Yahvé et je vous soustrairai aux corvées des Égyptiens ; je vous délivrerai de leur servitude et je vous rachèterai à bras étendus et par de grands jugements’. (Ex 6, 6)  [3]

Le jugement de Dieu c’est d’abord un acte d’autorité face à ceux qui se comportent comme des ennemis de son peuple, les Égyptiens ; c’est une libération de la misère dans laquelle ils se trouvent, asservis par un peuple étranger et réduits à des « cadences infernales » de travail pour fabriquer les briques qui serviront aux demeures des Égyptiens. Cette expérience fondatrice d’un Dieu qui libère son peuple de ses ennemis, les Hébreux la referont à plusieurs reprises dans leur histoire – petit peuple en butte à des adversaires souvent beaucoup plus nombreux et mieux armés –, en sorte qu’elle est devenue comme le prototype du destin d’Israël, l’expérience qui l’accompagnera jusqu’à la fin des temps dans la lutte contre ses ennemis. C’est ce qu’exprime la parole divine transmise par le prophète Joël :

Car en ces jours-là, en ce temps-là, quand je rétablirai Juda et Jérusalem, je rassemblerai toutes les nations, je les ferai descendre à la vallée de Josaphat ; là j’entrerai en jugement avec elles au sujet d’Israël, mon peuple et mon héritage. Car ils l’ont dispersé parmi les nations et ils ont partagé mon pays. (Jl 4, 1-2) [4]

À cette libération que Dieu apporte à son peuple et qui se manifeste comme un jugement – non seulement une condamnation morale, mais aussi une sanction – à l’égard de ses ennemis, la Bible apporte aussi une autre dimension, plus intérieure, sur laquelle nous reviendrons, mais qu’il faut signaler dès maintenant, pour ne pas laisser penser que l’Ancienne Alliance ne donnerait du jugement qu’une approche collective, voire militaire. Les Psaumes sont le témoignage le plus évident d’un combat intérieur du croyant contre ses ennemis, combat dans lequel Dieu apparaît encore comme un libérateur :

Ouvre mes yeux : je regarderai aux merveilles de ta loi.

Étranger que je suis sur la terre, ne me cache pas tes commandements.

Mon âme se consume à désirer en tout temps tes jugements…

Libère-moi de l’insulte qui m’épouvante, tes jugements sont les bienvenus…

Je sais, Yahvé, qu’ils sont justes tes jugements, que tu m’affliges avec vérité.

(Ps 119, 18-20. 39. 75)

Le jugement de Dieu, c’est ici une parole libératrice par rapport aux insultes des ennemis, mais aussi par rapport à l’idolâtrie de soi-même qui guettait le psalmiste, autant qu’elle nous guette aujourd’hui !

Quelles applications tirer de cette première image d’un Dieu juge en tant que libérateur ? Nous indiquerons ici deux pistes, parmi d’autres, en nous appuyant sur les encycliques de Jean-Paul II. Tout d’abord, Dieu apparaît aujourd’hui comme juge et libérateur en défendant les plus faibles de nos sociétés. C’est une dimension que l’Église catholique a mise en valeur dans le contexte du monde industrialisé, dès la fin du XIXe siècle :

Les peuples et les individus aspirent à leur libération : la recherche du développement intégral est le signe de leur idée de surmonter les obstacles multiples qui les empêchent de jouir d’une vie ‘plus humaine.’ (…) Il convient d’ajouter que l’aspiration à la libération par rapport à toute forme d’esclavage, pour l’homme et pour la société, est quelque chose de noble et de valable. C’est à cela que tend le développement, ou plutôt la libération et le développement, compte tenu de l’étroite relation existant entre ces deux réalités. (…) La liberté par laquelle le Christ nous a libérés (cf. Ga 5) nous pousse à nous convertir pour devenir les serviteurs de tous. Ainsi le processus du développement et de la libération se concrétise dans la pratique de la solidarité, c’est-à-dire de l’amour et du service du prochain, particulièrement les plus pauvres… [5]

Un second aspect de Dieu libérateur de l’homme réside sans doute aujourd’hui dans la résistance de l’Église à des idéologies porteuses de mort, d’autant plus redoutables qu’elles prétendent libérer l’homme des contraintes de sa nature. Le texte le plus ample sur le sujet est certainement celui où le pape Jean-Paul II a exprimé et annoncé « l’Évangile de la vie », avec ce que l’accueil de cet Évangile comporte de risque d’opposition à la culture contemporaine, jusqu’à l’objection de conscience pour les professions médicales et paramédicales :

Malgré les difficultés et les incertitudes, tout homme sincèrement ouvert à la vérité et au bien peut, avec la lumière de la raison et sans oublier le travail de la grâce, arriver à reconnaître, dans la loi naturelle inscrite dans les cœurs (cf. Rm 2, 14-15), la valeur sacrée de la vie humaine, depuis son commencement jusqu’à son terme ; et il peut affirmer le droit de tout être humain à voir intégralement respecté ce bien qui est pour lui primordial. (…)

Ce panorama, fait d’ombres et de lumières, doit nous rendre tous pleinement conscients que nous nous trouvons en face d’un affrontement rude et dramatique entre le mal et le bien, entre la mort et la vie, entre la ‘culture de mort’ et la ‘culture de vie’. Nous nous trouvons non seulement ‘en face’, mais inévitablement ‘au milieu’ de ce conflit : nous sommes tous activement impliqués, et nous ne pouvons éluder notre responsabilité de faire un choix inconditionnel en faveur de la vie. [6]

Dieu juge parce qu’il est juste

Ce dernier texte nous introduit directement dans le second temps de notre réflexion : si le Dieu de Jésus-Christ peut juger nos vies, c’est parce qu’il est vraiment juste (le seul Juste). Or, cela, nous ne pouvons le dire que si nous avons une idée de ce qui dans nos comportements est juste ou injuste, en dernier ressort que si nous acceptons la notion du bien et du mal dans nos vies. Le sujet n’est pas anodin dans notre société où « tout se vaut », où beaucoup de jeunes n’ont guère de repères autour d’eux pour avancer dans la conduite de leur vie. C’est certainement ce qu’a perçu, à la suite de Jean-Paul II, le pape Benoît XVI : nous pouvons citer, en guise de prologue à notre réflexion, quelques brefs passages du message pour la paix qu’il a publié le 1er janvier 2006 :

Le thème de réflexion de cette année « Dans la vérité, la paix » exprime la conviction que, là où l’homme se laisse éclairer par la splendeur de la vérité et quand il le fait, il entreprend presque naturellement le chemin de la paix. (…) De cette façon, la paix apparaît comme un don céleste et une grâce divine ; à tous les niveaux, elle demande l’exercice de la plus grande responsabilité, à savoir de conformer, dans la vérité, dans la justice, dans la liberté et dans l’amour, l’histoire humaine à l’ordre divin. [7]

Cette « conformation de l’histoire humaine à l’ordre divin » eut ses débuts dans la révélation progressive au peuple hébreu des notions de bien et de mal, de juste et d’injuste, et par une réflexion sur ce que les réalités ainsi abordées cachent de profondément mystérieux, mais aussi révoltant. Nous ne voulons ici que rappeler quelques jalons [8], à partir de textes bibliques tout d’abord.

Dans la Bible, le bien et le mal sont étroitement connotés à la relation du croyant à son Dieu : ces notions n’ont de sens que dans la conformité ou l’éloignement par rapport à la volonté divine, l’éloignement se nommant, d’un nom tout à fait spécifique, le péché. Ainsi, dans la perspective traditionnelle de la religion juive, les choses sont simples (ce qui ne veut pas dire sans combat) : l’homme qui accomplit la loi divine fait le bien, il est juste ; celui qui la transgresse est méchant et pécheur.

Heureux est l’homme qui ne prend pas le parti des méchants,

ne s’arrête pas sur le chemin des pécheurs et ne s’assied pas au banc des moqueurs,

mais qui se plaît à la loi du Seigneur et récite sa loi jour et nuit. (…)

Il réussit tout ce qu’il fait.

Tel n’est pas le sort des méchants : ils sont comme la bale que disperse le vent.

Lors du jugement, les méchants ne se relèveront pas, ni les pécheurs au rassemblement des justes. Car le Seigneur connaît le chemin des justes, mais le chemin des méchants se perdra. (Ps 1)

Nous voyons ici à l’œuvre un Dieu qui n’est pas seulement libérateur, mais aussi rétributeur : il récompense chacun selon sa conduite, donne à chacun selon son dû. Ainsi l’homme juste, c’est-à-dire celui qui agit bien, est récompensé dès maintenant : « il réussit tout ce qu’il fait » ; pour l’homme injuste, celui qui agit mal, le psalmiste est plus prudent : il assure seulement que « lors du jugement », c’est-à-dire au dernier jour, il « ne se relèvera pas » de la mort, donc qu’il ne connaîtra pas la résurrection, promise aux seuls justes. Il nous faut percevoir la grandeur d’une telle conception, même si la culture contemporaine la traite volontiers avec dérision : Dieu voit toute chose, il « connaît le chemin des justes », c’est-à-dire qu’il voit ce chemin avec bienveillance et sait le récompenser.

La Bible n’ignore pas l’objection qu’on peut faire de bonne foi à une telle conception : c’est le scandale de l’innocent accablé par le destin, de l’enfant qui meurt de maladie ou de faim, de celui qui naît gravement handicapé, du juste assassiné parce qu’il a défendu les opprimés ou promu la paix de toutes ses forces. Elle ne se contente pas de donner la réponse qui découle logiquement de la conception présentée : ce juste se relèvera au jour du jugement. Elle a voulu explorer plus avant la détresse humaine, pour montrer que Dieu ne pactise pas avec le mal.

Ainsi beaucoup de psaumes sont témoins [9] de la prise de conscience de ce scandale et des réactions de révolte, voire de violence, qu’elle suscite, mais c’est surtout le livre de Job qui l’exprime dans tous ses développements. Or ce qui est étonnant, pour notre mentalité, dans l’histoire de cet homme juste éprouvé par toutes sortes de malheurs, de la perte de ses biens, de sa famille, jusqu’à celle de sa santé, c’est que le texte biblique exprime bien toute la révolte de Job, qui va jusqu’à mettre au défi son Dieu de lui prouver son péché et jusqu’à souhaiter la mort, mais qu’il ne cautionne pas cette révolte, parce qu’en fin de compte, c’est Dieu qui défie Job et lui montre qu’il ne Le connaissait pas : alors Job s’humilie devant Dieu et pour cela il est rétabli dans sa justice et sa prospérité. Dans cette apologie de la justice divine, les amis de Job ou le sage Elihou apparaissent comme des porte-parole de la conception traditionnelle signalée ci-dessus. Citons quelques passages phares de cette œuvre de feu :

La vie m’écœure, je ne retiendrai plus mes plaintes ; d’un cœur aigre, je parlerai.

Je dirai à Dieu : ‘ne me traite pas en coupable, fais-moi connaître tes griefs contre moi.

Prends-tu plaisir à m’accabler, à mépriser la peine de tes mains, à favoriser les intrigues des méchants ?’

(10, 1-3 : troisième poème de Job)

Prétends-tu être dans ton droit quand tu dis : ‘Je suis plus juste que Dieu’ ?

Puisque tu déclares : ‘Que t’importe et quel profit pour moi à ne pas pécher ?’,

moi je te réfuterai par mes discours, toi et tes amis du même coup.

(35, 2-3 : troisième discours d’Elihou)

Qui est celui qui dénigre la providence par des discours insensés ?

Ceins donc tes reins, comme un brave : je vais t’interroger et tu m’instruiras.

Veux-tu vraiment casser mon jugement, me condamner pour te justifier ?

(40, 7-8 : second défi du Seigneur)

‘Qui est celui qui dénigre la providence sans rien y connaître ?’

Eh oui, j’ai abordé sans le savoir, des mystères qui me confondent. (…)

Je ne te connaissais que par ouï-dire, maintenant mes yeux t’ont vu.

(42, 3. 5 : seconde réponse de Job)

De ce livre, nous devons retenir deux scandales : le premier scandale est celui du mal accablant l’innocent. C’est un scandale existentiel, qui tient à la condition humaine, et que nous ne devons pas esquiver, parce qu’il est terrible ; le texte biblique lui apporte une réponse nuancée [10]. Le second scandale est celui de l’accusation de Dieu comme responsable de ce mal. Ce scandale est le fait du péché de l’homme, quand l’accusation est maintenue au-delà de la révolte et posée comme une affirmation incontestable. Le texte biblique y apporte une réponse catégorique : Dieu n’est pas l’auteur du mal [11], Lui seul peut déterminer ce qui est juste, car Lui seul est juste.

À partir de ce donné biblique, les Pères de l’Église ont bâti une réflexion sur la justice, et affirmé qu’elle fait partie des « attributs divins » ou des « noms divins », c’est-à-dire des qualités que Dieu possède éminemment et qui peuvent donc servir à le nommer. Nous citerons ici deux auteurs. Dans la lignée des Pères grecs, qui ont confronté la foi biblique avec la philosophie grecque, spécialement en l’occurrence celle de Platon et de ses épigones, Denys le Mystique, auteur du Vème siècle, écrit un traité Des noms divins. Bien qu’il utilise souvent le langage d’une théologie négative, qui ne veut pas laisser enfermer dans des catégories humaines le discours sur Dieu, Denys reconnaît ici aux théologiens le droit d’attribuer à la Divinité les noms qui permettront de la louer. [12]

Dieu est en outre célébré comme Justice parce que c’est lui qui, selon leur mérite, distribue à tous les êtres proportion, beauté, ordonnance, harmonie et bonne disposition ; parce qu’il définit pour chacun l’ordre qui lui convient selon la disposition la plus juste, parce qu’il est cause enfin, pour chacun des êtres, de chacune de ses opérations propres. (…)

Mais on objectera qu’il est injuste d’abandonner sans secours les saints aux vexations des méchants. À quoi il faut répondre que, si ceux qu’on appelle des saints s’attachent aux biens terrestres qui attirent les êtres matériels, c’est alors qu’ils sont entièrement déchus du désir divin. [13]

Ces deux paragraphes montrent la complexité de la pensée théologique de Denys : le premier pourrait sembler sans peine extrait de Platon ou d’Aristote ; le second montre le théologien aux prises avec un aspect du problème du mal, en l’occurrence les persécutions qu’ont subies les chrétiens (appelés ici, dans la lignée de saint Paul, les « saints » [14]) dans l’empire romain. La réponse du théologien pour préserver la justice de Dieu peut paraître sévère, nous ne pouvons l’expliciter ici, mais indiquer seulement qu’elle repose sur toute une vie mystique dont le fondement est encore à trouver dans le Nouveau Testament et spécialement le Sermon sur la Montagne (Mt 5, 10).

Héritier des Pères de l’Église latine, mais aussi pour une bonne part des Pères grecs (et donc de Denys) par les traductions qu’il en a connues, saint Thomas d’Aquin consacre au problème des Noms divins une question entière de sa Somme Théologique : c’est la treizième question de la Prima pars, dédiée à Dieu et au gouvernement divin ; une autre question de cette partie (la vingtième) nous concerne plus précisément, en ce qu’elle traite de la Justice et de la Miséricorde divine. Nous en donnons un court extrait :

Et bien que Dieu, de cette manière, donne à quelqu’un ce qui lui est dû, lui-même n’est pas pour autant débiteur ; car lui-même n’est pas ordonné aux autres, mais les autres à lui. Aussi dit-on parfois que la justice en Dieu est (le sens de) ce qu’exige sa bonté, et parfois qu’elle est la rétribution conforme aux mérites. S. Anselme signale ces deux points de vue quand il écrit, s’adressant à Dieu : ‘Lorsque tu punis les méchants, c’est justice, parce que cela convient à leurs mérites ; mais quand tu les épargnes, c’est justice, parce que cela s’accorde à ta bonté’. [15]

Le texte montre que la notion de justice s’applique bien à Dieu, sans pour autant engager la réciprocité, qui est de règle dans les rapports humains : Dieu ne doit rien à personne, en sorte que sa justice, provenant d’une libre disposition de sa nature, la disposition à la bonté, produit soit une sanction, soit un pardon.

La foi en un Dieu juste : un bien partagé avec les juifs et les musulmans

Nous développerons plus loin cette articulation entre justice et bonté, justice et miséricorde divines dans la théologie chrétienne, car elle est essentielle pour notre sujet, mais il nous semble bon, arrivés à ce point de notre réflexion, de souligner que nous, chrétiens catholiques, qui nous situons dans la lignée de Denys le Mystique et de saint Thomas d’Aquin, ne nous trouvons pas isolés au sein de la culture contemporaine dans l’affirmation d’un Dieu juste, mais en consonance profonde, non seulement et au premier chef avec nos frères protestants et orthodoxes, mais encore avec beaucoup d’autres de nos contemporains, hommes et femmes de bonne volonté, spécialement nos frères et sœurs en humanité, juifs et musulmans, qui adorent eux aussi le Dieu unique révélé à Abraham.

Nous citerons d’abord la parole d’un rabbin contemporain :

La réflexion sur les noms de Dieu, voire la méditation de ces noms, constitue un très riche chapitre de l’histoire des idées dans le Judaïsme. (…)

Dans la tradition juive, les rapports de Dieu avec le monde s’articulent dans une dialectique permanente de l’amour et de la rigueur. Il n’est pas excessif d’affirmer que cette dialectique constitue l’élément fondamental de la théologie juive. (…)

Qui dit amour dit aussi pardon. Lorsque Dieu se manifeste comme Celui qui désire que la vie continue, quel que soit le mérite ou le démérite des hommes, la Bible l’appelle Y.H.V.H. Cependant si l’amour infini en constitue le ressort, la vie, elle, n’est pas sans limites. C’est tout le contraire : elle est soumise à des lois, tant dans sa dimension biologique, physique et matérielle, que dans ses exigences morales. (…) Dieu est donc aussi celui qui veille au bon fonctionnement et au respect de la loi du monde. Cette « fonction » divine, la Bible l’appelle Elohim : le Dieu du jugement et de la rigueur. Dans le langage métaphorique des rabbins, on dira que Dieu est à la fois ‘roi-Elohim’ et ‘père : Y.H.V.H’. (…)

Autrement dit, le monothéisme exige précisément que l’homme dépasse l’opposition de la grâce et de la rigueur, pour ne jamais oublier que c’est le même Dieu qui les dispense.  [16]

Ce texte nous paraît passionnant pour comprendre à quel point le judaïsme contemporain promeut une haute idée de la justice divine, à la fois irréprochable et compréhensive pour l’homme. Sans nous interroger dès maintenant sur ce que Jésus-Christ apporte de dynamisant à cette vision, reconnaissons déjà sa profondeur et sa justesse : aucun soupçon à l’égard d’un Dieu complice du mal qui atteint l’homme, aucune faiblesse non plus pour le péché commis par l’homme.

Nous retrouvons ces deux caractéristiques d’un Dieu juste et miséricordieux dans l’islam, qui a recueilli également la tradition des Noms de Dieu. Dans l’index de la traduction du Coran que nous avons consultée, la rubrique des « attributs d’Allah » occupe une dizaine de pages [17] (sur une soixantaine), dont les trois dernières sont consacrées aux citations relatives à la miséricorde, puis à la justice divines. Nous en donnerons quelques-unes :

Le jugement n’appartiendra qu’à Allah. Il décide selon la Vérité et Il est le meilleur des arbitres. (VI, 57)

Nous poserons des balances justes au Jour de la Résurrection et nulle âme ne sera lésée (…). (XXI, 48)

Accomplissez la Prière ! Acquittez-vous de l’Aumône ! Consentez un large prêt à Allah : ce que vous aurez accompli de bien à l’avance pour vous-mêmes, vous le retrouverez auprès d’Allah lui-même, sous forme de bonheur ou d’une récompense plus grande. Demandez pardon à Allah ! En vérité Allah est absoluteur et miséricordieux. (LXXIII, 20). [18]

Ces trois extraits du Coran montrent la force de l’héritage biblique, bien vivant dans cette religion, qui respecte profondément en Dieu des qualités que nous honorons également en Lui, la capacité de « Dieu juge ».

Dieu qui justifie en Jésus-Christ

Quelle nouveauté l’Incarnation de Dieu en Jésus-Christ apporte-t-elle à la conception que le croyant se fait d’un Dieu juge ? Cette nouveauté est contenue presque tout entière dans une phrase de l’apôtre Paul, d’une extrême concision :

Celui qui n’avait pas connu le péché, Il l’a fait péché pour nous, afin qu’en lui nous devenions justice de Dieu. (2 Co 5, 21, BJ)

La nouveauté première, car il faut expliciter par étapes cette formule, c’est que Jésus-Christ, partageant notre condition humaine, a partagé aussi la tentation (cf. Mt 4, 1-11), avec la confrontation au péché qu’elle comporte. Mais, refusant entièrement de pactiser avec ce péché, il s’est trouvé situé d’un seul côté du mal, celui qu’on subit, d’un seul côté du péché, celui des autres, dont on porte le poids sur soi, au point d’être confondu avec les plus grands pécheurs, assimilé au péché même : Dieu l’a « fait péché pour nous ». Ainsi donc, dans un premier temps, l’Incarnation conduit Jésus-Christ au calvaire et à la Croix : le Juge est devenu l’accusé, puis le condamné, comme l’explicitent les Juifs dans l’audience devant Pilate :

Les Juifs lui répliquèrent : ‘Nous avons une loi et d’après cette loi il doit mourir, parce qu’il s’est fait Fils de Dieu’. (Jn 19, 7, BJ)

Ce renversement inouï d’un Dieu qui passe en jugement devant ceux qu’il a naturellement le pouvoir de juger, et de plus qu’il a libérés, puisqu’ils sont devenus son peuple, cela a été et reste un scandale pour beaucoup. Si nous en restons là nous aussi, le christianisme est la religion de l’absurde et de l’échec.

Mais deux jours après la Croix du Vendredi Saint, il y a le matin de Pâques : tout bascule alors, car les disciples de Jésus, dont la première, selon la tradition évangélique (Jn 20, 1 et Mt 28, 1), fut une femme, Marie-Madeleine, venue sans doute apporter des aromates pour embaumer le corps (cf. Lc 24, 1), ont vu le crucifié vivant, ressuscité ! Le crucifié est devenu le ressuscité, c’est-à-dire que le condamné a démontré l’inanité de la condamnation, il a montré qu’il était vraiment ce qu’il prétendait, par toute sa vie autant que par ses paroles, le Fils de Dieu, c’est-à-dire Dieu lui-même, qui a pouvoir sur la mort. L’échec patent est devenu un triomphe, la mort a été vaincue – non pas temporairement, par le simple miracle d’une résurrection éphémère, comme fut celle de Lazare, l’ami de Jésus – mais de façon définitive : en Jésus-Christ, la puissance de la vie divine a, une fois pour toutes, triomphé de l’attirance irrésistible du péché et de la mort sur l’humanité.

Dès lors, les apôtres, comme les disciples d’Emmaüs, sont passés de la tristesse à la joie (cf. Lc 24, 13-35), du désespoir à une grande espérance, ils sont entrés dans une aventure merveilleuse, que le don de l’Esprit cinquante jours plus tard est venu sceller d’une manière définitive. Avec saint Paul, la communauté chrétienne découvre tous les atouts de cette victoire du Christ sur la mort, qui est aussi notre victoire : le jugement de Dieu, qui condamnait irrémédiablement tous les hommes (qui peut se prétendre juste devant Dieu ?), rend désormais justes ceux qui croient en Jésus-Christ. Telle est la troisième étape des conséquences de l’Incarnation : le Juge, devenu condamné en Jésus-Christ, est ressuscité et, parce qu’il est ressuscité, il peut maintenant justifier tous ceux qui acceptent de Le suivre, ceux qui croient en Lui :

C’est la justice de Dieu par la foi en Jésus-Christ pour ceux qui croient, car il n’y a pas de différence : tous ont péché, sont privés de la gloire de Dieu, mais sont gratuitement justifiés par sa grâce, en vertu de la délivrance accomplie en Jésus-Christ. (Rm 3, 22-25, TOB) [19]

Ainsi, en Jésus-Christ, Dieu se fait pleinement libérateur, car il donne à l’homme sa justice : en prenant sur lui le péché des hommes, notre péché, Jésus-Christ nous a rendu justes, il nous a permis de vivre désormais notre relation à Dieu non plus sous le mode de la peur du jugement, mais sous le mode de la confiance filiale, comme lui-même l’a vécue.

Dieu juste et miséricordieux

Que signifie encore concrètement pour nous : Dieu justifie ceux qui croient en Lui ? Cela veut dire qu’il nous rend capables de faire le bien d’une manière durable, en échappant à l’engrenage du péché, et donc d’être pour nos frères les icônes de Jésus-Christ, ses porte-parole, des images et des témoins vivants de sa présence. De la sorte, puisque Dieu nous a aimés d’un amour infini jusqu’à nous donner son Fils à condamner à mort, pour le ressusciter ensuite, il nous revient de nous donner nous-mêmes totalement à Dieu pour que soit accompli en nous le même processus. Nous manifesterons alors qu’en Dieu la justice s’exprime au plus haut point par la miséricorde, comme le dit un très beau texte de saint Thomas d’Aquin :

Dieu agit miséricordieusement, non certes en faisant quoi que ce soit de contraire à sa justice, mais en accomplissant quelque chose qui dépasse la justice. Il en est comme de celui qui, devant cent deniers, en donne deux cents en prenant sur ce qui lui appartient. Cet homme n’agit pas contre la justice, mais il agit, selon le cas, par libéralité ou par miséricorde. De même celui qui remet une offense commise envers lui ; car celui qui remet quelque chose le donne en quelque manière ; aussi l’Apôtre (Ep 4, 33) appelle-t-il la rémission un don, ou un pardon : ‘Pardonnez-vous les uns aux autres, comme le Christ vous a pardonné.’ On voit par là que la miséricorde ne supprime pas la justice, mais est en quelque sorte une plénitude de justice. C’est ce qui fait dire à S. Jacques (2, 13 Vg) : ‘La miséricorde exalte le jugement au-dessus de lui-même.’ [20]

Il nous faut essayer de bien comprendre ce texte et ce sera notre conclusion. Dieu, étant foncièrement bon, connaît notre misère et notre faiblesse ; il sait qu’aucun homme n’est juste, mais il a en tête le bonheur de toute l’humanité. C’est pourquoi, non content d’avoir créé un être fini, et donc fragile, susceptible de Lui désobéir et de faire le mal, Il recrée l’homme en Jésus-Christ en lui pardonnant tout le mal qu’il reconnaît avoir commis (le bon larron crucifié aux côtés de Jésus est le premier saint canonisé par Jésus lui-même). Cette recréation est un effet de la bonté divine, de sa miséricorde, qui apparaît comme le prolongement de sa justice. Par le pardon qu’il nous accorde dans le baptême et dont il renouvelle l’efficacité dans chaque sacrement , Dieu nous conduit sur les chemins de la justice et par là-même, nous fait anticiper notre propre jugement :

En ceci, l’amour parmi nous est accompli, que nous avons pleine assurance au jour du Jugement, parce que tel Il est, tels nous sommes, nous aussi, dans ce monde. (1Jn 4, 17, TOB)

Ces paroles du vieux disciple bien-aimé de Jésus nous invitent pleinement à l’assurance devant le Jugement, à la confiance en un Dieu plein de bonté pour l’homme, mais aussi à pratiquer dès maintenant la miséricorde à la suite de Jésus, pour être jugés dignes de paraître, au soir de notre vie, vêtus de l’aube de notre baptême devant notre Maître et Seigneur, afin de jouir pour toujours de sa présence et de retrouver ceux que nous aurons aimés et avec qui nous aurons cheminé vers Son royaume.

Jacques-Hubert Sautel, Né en 1954, oblat séculier de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes. Travaille au CNRS sur les manuscrits grecs (Institut de Recherche et d’Histoire des Textes).

[1] On dit habituellement que la foi chrétienne anticipe le jugement : voir notre conclusion et l’article du P. Michel Gitton, qui développe également ce thème paulinien.

[2] Liturgie des Heures, Office des lectures des trois premières semaines de carême (Livre des Jours, Le Cerf et alii, 1ère éd. 1976, p. 159-245).

[3] Traduction de la Bible de Jérusalem, éd. 1975. La Traduction œcuménique de la Bible (Édition intégrale, 5e éd., 1994) rend ainsi la dernière phrase : « Je vous revendiquerai avec puissance et autorité. »

[4] La TOB traduit : « je les ferai descendre dans la vallée nommée ‘le Seigneur juge’ », et signale en note : en hébreu, Josaphat.

[5] Jean-Paul II, Sollicitudo rei socialis, 30 déc. 1987, § 46 (éd. du Centurion, p. 95-96). Voir aussi la deuxième partie de l’encyclique de Benoît XVI, Deus Caritas est, 25 décembre 2005 (éd. Téqui), notamment le § 27, qui fait remonter à l’encyclique Rerum novarum de Léon XIII (1891) le début de ce processus.

[6] Jean-Paul II, Evangelium vitae, 25 mars 1995, § 2 et §28 (éd. Mame-Pon, p. 24-25 et 68-69).

[7] Benoît XVI, Dans la vérité, la paix. Message pour la célébration de la Journée mondiale de la paix, 1er janvier 2006, § 3 et 4 (éd. Téqui, p. 5-7). On perçoit, dans la première phrase citée, une discrète allusion à l’encyclique de Jean-Paul II, Veritatis splendor, 6 août 1993 (éd. Téqui), qui porte tout entière sur l’enseignement moral de l’Église.

[8] On trouvera dans le Catéchisme de l’Église catholique (IIIe partie, Section I : La vocation de l’homme : la vie dans l’Esprit) un exposé systématique de la question et dans les première et troisième parties de l’encyclique Veritatis Splendor (citée ci-dessus) une approche spirituelle accessible et profonde à la fois. Nous utilisons pour ces exemples bibliques la TOB.

[9] Voir notamment l’article de Sœur Edith, « Sur eux, des charbons de feu ! Les Psaumes et la violence » dans le n° 121 de la revue Sources vives (revue des fraternités monastiques de Jérusalem), avril 2005, intitulé Prier les Psaumes. L’ensemble du numéro est très instructif.

[10] Cette nuance se repère notamment dans le fait qu’Elihou et les amis de Job, qui ont défendu la conception traditionnelle de la justice de Dieu, sont pourtant sanctionnés et que Job doit intercéder pour eux (Jb 42, 7-10).

[11] Cf. Sg 1, 13-15 : « Dieu n’a pas fait la mort et il ne prend pas plaisir à la perte des vivants. Car il a créé tous les êtres pour qu’ils subsistent, et dans le monde les générations sont salutaires ; en elles il n’y a pas de poison funeste, et la domination de l’Hadès ne s’exerce pas sur la terre, car la justice est immortelle. » (TOB). Voir aussi, dans une perspective plus contemporaine, l’ouvrage du P. J.-M. Garrigues, Dieu sans idée du mal, Paris, Critérion, 1983.

[12] Cf. Pseudo-Denys l’Aréopagite, Les Noms divins, ch. I ; dans Œuvres complètes (trad. et comm. M. de Gandillac, Paris, Aubier, 1980 (1ère éd. 1943), p. 67-77). Sur cet auteur, on consultera le n° 92-93 de Résurrection, fév.-mai 2001, Retrouver Denys le Mystique.

[13] Pseudo-Denys, id., ch. VIII, 6, 7 et 8 (ed. cit., p. 150-151).

[14] Cf. e. g. 2 Co 1, 1.

[15] Ia Pars, qu. 21, art. 1, sol. 3, in fine (Édition numérique : http://bibliotheque.editionsducerf.fr/).

[16] J. Eisenberg, Le Judaïsme, Paris, éd. J. Granger, 1989, p. 48-50.

[17] Le Coran, tr. R. Blachère, Paris, éd. Maisonneuve et Larose, 1980, p. 683-692.

[18] Ibid., p. 158, 351, 622.

[19] On sait que la Réforme, notamment celle de Martin Luther, a beaucoup réfléchi sur ce thème, qui a fait l’objet d’un accord doctrinal avec l’Église catholique en 1999. Il serait important que tous les catholiques prennent connaissance du contenu de cet accord, dense et susceptible de faire progresser les disciples de Jésus-Christ vers l’unité.

[20] Somme Théologique, Ia Pars, qu. 21, art. 3, sol. 2.

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