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Dom Guéranger et l’Immaculée Conception de la Vierge Marie

Jacques-Hubert Sautel
Et lorsque, aux applaudissements du peuple chrétien, nous avons, par un décret solennel, confirmé le céleste privilège de la Conception Immaculée de la sainte Mère de Dieu (…), notre cher fils Prosper n’a pas manqué au devoir de l’écrivain catholique : il publia des ouvrages pleins de foi et de science sacrée, qui furent une preuve solennelle de son esprit supérieur et de son dévouement inébranlable à la chaire de saint Pierre.

Pie IX [1]

Après avoir admiré le style fleuri de saint Pie IX, il faut reconnaître sous ce bel éloge la reconnaissance sincère qu’ont suscité auprès du Siège apostolique les travaux doctrinaux du fondateur de Solesmes, qui répondait au prénom romantique de Prosper [2]. Sa contribution à la proclamation du dogme de l’infaillibilité pontificale en 1870 a déjà été évoquée en ces colonnes [3] ; cette fois, nous souhaitons présenter une contribution analogue (et antérieure), qu’il fit au dogme de l’Immaculée Conception, proclamé le 8 décembre 1854. Il s’agit du Mémoire sur la question de l’Immaculée Conception de la Très Sainte Vierge, qui vient d’être réimprimé, à l’occasion du bicentenaire de ce dogme [4]. Le pape Pie IX avait en effet invité les évêques du monde entier à exprimer leur avis sur la question en 1849 [5], et dom Guéranger, que sa mission d’abbé plaçait sur le même rang que les évêques, avait voulu répondre, parce que la question, dont il avait entendu débattre au séminaire, revêtait pour lui une importance personnelle, sans doute notamment en raison d’un événement qu’il a raconté dans son autobiographie [6] : une lumière intérieure qui l’avait éclairé lors de sa méditation, le 8 décembre 1823. Nous touchons là à un paradoxe que l’auteur du Mémoire va exprimer en termes parfaitement rationnels et pensés : avant la proclamation du dogme, la fête existait déjà dans l’Église catholique !

En présentant ce Mémoire, nous voudrions aussi rendre hommage à Jean-Paul II, dont on sait que la Vierge Marie fut la lumière de son sacerdoce, de son épiscopat et de son pontificat. Nous en voulons pour preuve l’assertion de son exégète contemporain sans doute le plus autorisé, qui écrivait, alors qu’il était encore le Cardinal Ratzinger : « Dans la mariologie, pour le pape, on rencontre tous les grands thèmes de la foi [7]. » Nous citerons ici le texte doctrinal que Jean-Paul II a plus spécifiquement dédié à Marie, l’encyclique Redemptoris Mater :

Dans la liturgie en effet, l’Église acclame Marie de Nazareth comme son commencement, parce que, dans l’événement de la Conception Immaculée, elle voit s’appliquer, par anticipation dans le plus noble de ses membres, la grâce salvifique de la Pâque, et surtout parce que dans l’événement de l’Incarnation, elle trouve le Christ et Marie indissolublement associés : celui qui est son Seigneur et sa Tête, et celle qui, en prononçant le premier Fiat de la Nouvelle Alliance, préfigure sa condition d’épouse et de mère. [8]

Comment dom Guéranger a-t-il rendu possible l’écriture de ces lignes par Jean-Paul II, sans oublier l’indispensable chaînon que nous avons passé jusqu’ici sous silence, l’œuvre du Concile de Vatican II, et spécialement le chapitre 8 de la Constitution Lumen Gentium, voilà ce que nous allons essayer de montrer, tout d’abord en présentant le contenu du Mémoire, puis en examinant quelques-unes des intuitions les plus fécondes que dom Guéranger y exprime.

Les enjeux de la définition

Le Mémoire comporte une préface, des « Notions préliminaires », et neuf paragraphes. Il semble possible d’ordonner l’exposé (en respectant l’enchaînement des parties voulu par l’auteur) en quatre moments successifs :

1) présentation de l’ouvrage (but et méthode de l’exposé)

2) revue de l’attitude du magistère sur la question depuis le XIIème siècle

3) revue des sources sur la question, dans l’Antiquité chrétienne et jusqu’au XIIème siècle

4) conclusion sur les avantages et les modalités d’une éventuelle proclamation solennelle du dogme [9].

La présentation de l’ouvrage expose le but de l’auteur : non pas donner une démonstration théologique de la question, mais montrer l’opportunité de sa définition solennelle par l’Église. En fait la théologie n’est pas absente de l’exposé, mais elle apparaît à l’arrière-plan d’un questionnement juridique (droit canonique) ou plus souvent historique (histoire ecclésiastique). Ainsi les « Notions préliminaires » discutent-elles deux problèmes : l’Église peut-elle définir un nouveau dogme ? Si oui, cela peut-il être celui de l’Immaculée Conception de la Vierge ?

Pour apprécier l’importance du premier, on peut le reformuler dans l’absolu : est-il opportun pour l’Église de définir de nouveaux dogmes ?, et dans le contexte historique de la rédaction du Mémoire : cela était-il opportun, au milieu du XIXème siècle, alors que rien de semblable n’avait eu lieu depuis près de 300 ans, depuis la clôture du Concile de Trente (1563) ? La première formulation montre l’importance toujours actuelle du problème — qui n’a pas été interrogé par un proche ou un incroyant sur la signification de telles proclamations de la part de notre Église catholique ? — et c’est à cette formulation que dom Guéranger répond, de manière magistrale :

Il n’y a donc pas de nouvelle révélation, quand l’Église définit un dogme de foi. La définition ne fait que reproduire la révélation antérieure, soit que la vérité qu’elle a pour objet se lise plus ou moins clairement dans les saintes Écritures, soit que la Tradition l’ait conservée, soit enfin qu’elle émane, par voie de déduction logique et évidente, d’une ou plusieurs vérités révélées, dont elle est la conséquence. On ne doit donc pas s’étonner que le nombre des articles de foi s’augmente d’une certaine manière dans le cours des siècles. [10]

Il est aisé de voir combien dom Guéranger aborde le fond du problème, en allant jusqu’à répondre à la question centrale : définir un nouveau dogme, n’est-ce pas une manière d’ajouter à la Révélation que Jésus-Christ nous a donnée une fois pour toutes ? Sans insister sur la clarté de la démonstration, dont nous n’avons cité qu’une partie, il faut aller au second problème, qui nous intéresse présentement.

Il suffit ici à dom Guéranger d’envisager successivement, à propos de l’Immaculée Conception, les trois conditions qu’il vient d’exposer ; a) « que la vérité qu’elle a pour objet se lise plus ou moins clairement dans les saintes Écritures ». Ici la réponse est clairement négative : on ne trouve rien de formel dans les Écritures qui confirme la proposition « Marie a été conçue sans le péché originel ». On trouverait même plutôt le contraire dans la réflexion de saint Paul sur le péché d’Adam (Rm 5, 12). Le Mémoire cite le Concile de Trente, qui confirme l’universalité de la contagion du péché d’Adam, non seulement par la mort et les peines du corps, mais encore par « le péché, qui est la mort de l’âme, en sorte que l’Apôtre a pu dire que le péché est entré dans le monde par un seul homme, et par le péché la mort ; et encore, que la mort est passée dans tous les hommes par ce seul homme, en qui tous ont péché [11]. »

Ce point est très important, car d’une part il condamne tout de suite l’accès à la troisième condition — c) « soit enfin que [la vérité en question] émane, par voie de déduction logique et évidente, d’une ou plusieurs vérités révélées »— : en raison de la cohérence de la pensée, on ne peut tirer de l’universalité du péché originel, qui est révélée par l’Écriture, une conséquence logique qui poserait une exception à cette loi. D’autre part, ce point explique pourquoi dans l’Église, la proposition de l’Immaculée Conception a pu être niée, puisqu’elle semble contredire formellement une vérité révélée. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette conséquence, dont notre auteur tiendra compte dans les parties historiques qui suivent.

Dans l’immédiat, cette contradiction apparente entre l’Écriture et la proposition en question n’est pas esquivée par dom Guéranger. Elle est même soulignée, avec une certaine habileté dialectique, nous semble-t-il, comme une preuve de la gravité de la question : en raison de cette contradiction, la proposition de l’Immaculée Conception ne peut être anodine, elle ne peut donner lieu à des débats infinis ; soit elle est hérétique, en tant qu’elle contredit une vérité de foi, soit elle vient de plus haut : de la révélation.

Autant vaudrait dire que la sentence générale qui damne tous les hommes à mourir peut s’interpréter dans ce sens que tous ne mourront pas ; que le décret divin qui soumet aux peines éternelles de l’enfer l’homme qui sort de ce monde, est compatible avec une exception pour tel ou tel ; que le précepte du baptême, en fait ou en désir, ne lie pas tous ceux pour qui l’obligation de ce sacrement a été promulguée. (…) S’il existait de telles exceptions, la science humaine serait impuissante à les découvrir ; la connaissance n’en pourrait provenir que de l’auteur de la révélation, qui seul peut manifester les limites qu’il aurait apposées à ses propres arrêts. [12]

Il ne reste donc plus comme voie d’accès à la proclamation dogmatique de l’Immaculée Conception que la seconde —b) « soit que la Tradition l’ait conservée ». En effet, la Tradition est aussi une source de la révélation, en ce que l’Église a les promesses de la vie éternelle. L’objet de la suite du Mémoire sera donc celui-ci :

L’Église catholique, comme nous allons le montrer, tolère, favorise, professe la croyance en l’Immaculée Conception, et par conséquent admet une exception au décret divin qui condamne tous les hommes à contracter la faute originelle. [13]

Les leçons de l’histoire

Le parcours historique auquel nous convie l’auteur est soutenu par une argumentation vigoureuse, qui ne laisse jamais perdre de vue son but. Sans suivre pas à pas la démonstration, nous allons tenter d’en indiquer les grandes étapes et les arguments qui s’y greffent. Le parcours est en deux temps : d’abord il se situe sur le terrain magistériel et liturgique, puis sur le terrain doctrinal et poétique. Le point de départ du premier parcours est le XIIème siècle parce qu’à cette époque, la ferveur du peuple chrétien (et de ses prédicateurs, notamment dans les Églises particulières) pousse à l’établissement d’une fête liturgique en faveur de l’Immaculée Conception, tandis que les théologiens (St Bernard, St Thomas,…) débattent de la question doctrinale. Le débat devient tellement vigoureux au XVème siècle qu’il oblige pour la première fois le magistère à se prononcer : le général des Dominicains ayant publié un traité où il soutenait que la doctrine de l’Immaculée Conception était contraire à la foi et que ceux qui la soutenaient méritaient d’être appelés hérétiques, le pape Sixte IV répond de deux manières : par la Bulle Cum præexcelsa (1476), il accorde des indulgences à ceux qui assisteront à la messe le jour de la fête ; par une autre bulle, en date de 1483, il frappe d’excommunication ceux qui osent soutenir qu’il est hérétique de professer la Conception Immaculée de la Vierge Marie, mais aussi — c’est un paradoxe qu’il faudra expliquer — ceux qui « noteraient d’hérésie le sentiment contraire à l’Immaculée Conception » [14].

Cette position du Siège de Pierre fut confirmée par le Concile de Trente et tenue officiellement jusqu’au milieu du XIXème siècle. Il faudra donc l’expliciter : dans un premier temps, on peut dire que l’Église favorise indirectement la progression de l’opinion de la Conception Immaculée. Elle le fait d’abord en encourageant sa fête ; ensuite en interdisant de s’opposer frontalement à cette opinion (excommunication des adversaires déclarés) ; mais elle ne permet pas de décider, ni d’exclure à la place du Saint-Siège. Ne portons pas de jugement sur cette position et constatons, avec dom Guéranger, qu’elle se renforce au cours des siècles, en limitant de plus en plus la liberté laissée à la profession des opinions contraires à l’Immaculée Conception et en donnant une plus grande extension à la fête. Celle-ci devient en effet une fête universelle de l’Église romaine avec octave en 1693, et sous le nom même de « Conception Immaculée » en 1847.

De ce premier parcours, dom Guéranger tire la conclusion que l’Église a toléré, puis favorisé, enfin professé la croyance en l’Immaculée Conception : la profession se fait ici par la liturgie, selon l’adage lex orandi lex credendi, qu’on pourrait traduire : « la prière exprime la foi » [15]. Le croyant ne peut refuser de donner son assentiment intellectuel aux paroles qu’il prononce quand il loue Dieu en public. La profession de cette vérité n’a pas encore été solennelle ; même si elle fut implicite et de fait, elle a bien existé et s’est développée au cours des siècles.

Mais il reste encore un deuxième parcours à faire, celui plus théologique des fondements doctrinaux de cette croyance qui s’est exprimée d’abord dans la louange publique, dans la liturgie. L’investigation historique est menée ici à reculons, jusqu’à la plus haute Antiquité chrétienne, à la recherche des autorités fiables et des formulations les plus précises possibles de l’Immaculée Conception. Les textes cités sont soit de prose théologique, soit de poésie hymnique. Parmi les premiers, dom Guéranger nomme les théologiens qui n’ont pas conclu à la nécessité de soutenir cette opinion, mais qui l’ont pourtant exprimée : saint Anselme, saint Thomas d’Aquin [16] ; mais aussi saint Pierre Damien (vers 1050). Parmi les seconds, figurent Adam de Saint-Victor, Hildebert du Mans, saint Pascase Radbert (vers 844), Paul Diacre, moine du mont Cassin (vers 774), saint Jean Damascène, etc. On voit qu’ici Dom Guéranger n’omet pas les saints et auteurs de l’Église grecque, reconnaissant l’antiquité de la fête, fixée au 9 décembre en cette Église et célébrée depuis le VIIème siècle au moins, avec André de Crète :

Le Rédempteur de notre race, voulant inaugurer pour nous une nouvelle naissance qui succédât à la première, de même que pour former Adam, il avait pris du limon de la terre encore vierge et intacte ; ainsi, opérant lui-même son incarnation, il choisit dans toute la nature cette autre terre, si je puis parler ainsi, la Vierge pure et immaculée, et par un nouvel art, il nous donna formation en elle. [17]

Plus avant encore, dom Guéranger nomme, ajoutant pêle-mêle auteurs grecs et latins, Hésychius de Jérusalem, saint Colomban, Proclus de Constantinople (vers 434), etc. Au IVème siècle, saint Augustin ne se prononce pas explicitement sur le sujet, mais affirme de façon incidente dans plusieurs écrits [18] la conception de la Vierge Marie sans aucun péché.

Nécessité d’une proclamation solennelle

Ce double parcours historique se conclut d’abord par la réponse à quelques objections importantes. Tout d’abord, on a vu que l’opinion contraire a été soutenue au fil des siècles : notre auteur estime que « la plupart des textes contraires à la pieuse croyance sont susceptibles d’une interprétation favorable » [19]. En effet, ils expriment l’opinion contraire sans l’approfondir, non pas pour elle-même, mais seulement comme une conséquence du dogme du péché originel. Et cette exception au dogme, seule la révélation pouvait l’énoncer. L’Église, dépositaire de cette révélation, n’a pu le faire dans les premiers siècles parce que les circonstances n’y étaient pas favorables :

Les premiers siècles du christianisme étaient moins préparés à voir ce développement ; trop de périls obligeaient l’Église à être circonspecte en proclamant les privilèges de la mère de Dieu. N’était-il pas à craindre que des fidèles, par un reste des habitudes païennes, ne songeassent bientôt à lui déférer les honneurs divins ? [20]

Si donc certaines affirmations se sont imposées comme vérités dogmatiques dès la haute Antiquité chrétienne — ainsi la double nature du Christ ou la Maternité divine de Marie — d’autres ont dû attendre davantage pour recevoir leur consécration par le magistère. Les dogmes sont éternels par leur contenu, mais leur proclamation dépend des contingences de l’histoire humaine.

La seconde objection est que cette question doit demeurer en débat, parce que la professer solennellement serait « blesser profondément les légitimes susceptibilités du peuple catholique ». [21] A cela, dom Guéranger répond par la nécessité de l’obéissance à l’Église, et de façon subtile, il débusque une fausse conception de la foi, qui consiste à attribuer à l’adhésion qu’on donne à une vérité davantage de valeur quand l’adhésion résulte d’un motif personnel que lorsqu’elle résulte d’un motif ecclésial. Il vaut la peine de citer le passage, car ce point de vue est au cœur de bien des crises ou des recherches de la foi aujourd’hui :

Si l’on admettait les idées de ceux qui le mettent en avant, il faudrait donc dire que Dieu est plus honoré quand nous croyons une vérité sur une simple autorité humaine, que quand nous croyons sur l’autorité divine dont l’Église est pour nous le moyen (…). A ce compte, il est à regretter que Dieu ait pris la peine de se révéler à nous ; nous l’eussions honoré bien davantage en prodiguant l’hommage de notre croyance au résultat de nos spéculations humaines et individuelles. L’Église, au lieu de définir des dogmes, eût mieux fait de les laisser dans l’ombre et de confier au sentiment privé le soin de choisir l’objet de sa croyance ! [22]

Il ne s’agit pas ici de refuser toute place à la recherche théologique, mais d’affirmer la nécessité des proclamations dogmatiques comme des balises objectives qui s’imposent à tous les fidèles, nécessaires pour cette recherche et plus encore pour la foi de tout le peuple des croyants. Dans la même perspective d’une élévation du débat aux sources même de l’acte de foi, notre auteur répond à une autre objection encore, dont l’actualité est évidente et brûlante pour tous ceux qui dans l’Église catholique de la fin du XXème ou début du XXIème siècle ont eu à défendre l’autorité du concile de Vatican II.

Voici l’opinion des adversaires : « L’Église, disent-ils, ne définit les vérités que lorsqu’elles sont devenues l’objet d’une contestation ; aucune erreur ne s’est élevée dans la chrétienté qui exige qu’une sentence soit portée sur le privilège de Marie ; une décision est donc impossible » [23]. La réponse à cette dernière objection est claire : l’Église n’est pas seulement un tribunal, c’est aussi et d’abord une chaire ; nous pourrions dire en d’autres termes : Dieu n’est pas seulement un Juge, c’est d’abord un maître et un Père. Laissons dom Guéranger s’expliquer :

(…) l’Église n’a pas seulement été instituée par Jésus-Christ pour s’opposer aux hérétiques. Sa fonction principale, son ministère de tous les jours est d’enseigner les fidèles, et de les enseigner avec cette même infaillibilité qui ne lui fait pas défaut lorsqu’elle doit prononcer contre les erreurs. [24]

Certes, les hérésies sont souvent l’occasion d’une promulgation de la foi, mais si la croyance peut être ainsi promulguée à un moment donné, c’est qu’elle était contenue auparavant de façon implicite dans la foi du peuple chrétien. Ce n’est donc pas l’hérésie qui est le mobile profond des définitions dogmatiques, mais le désir de rendre hommage à la vérité, en manifestant la foi du peuple tout entier. L’Église est maîtresse des circonstances pour apprécier de l’opportunité de la définition de cette vérité à une époque donnée.

Il ne reste plus à dom Guéranger qu’à ramasser en un bouquet les arguments positifs en faveur de la proclamation solennelle, puis à avancer quelques idées sur les modalités de la proclamation. Le premier argument est que l’Église se trouve en état de nécessité de se prononcer sur la question, parce que celle-ci a été suffisamment mûrie et que le peuple chrétien attend une décision ferme. Le second argument vient de l’honneur à rendre à la Vierge Marie : ce sera à la fois un hommage à la vérité et un appel à son intercession en ces moments difficiles de la chrétienté. [25]

Quant aux modalités, le Père abbé de Solesmes ne se prononce pas sur la forme juridique que doit prendre la décision, mais il indique clairement que la nécessité d’un Concile général (nous dirions œcuménique) ne s’impose pas, mais que le Siège apostolique (c’est-à-dire le Pape) possède l’autorité suffisante pour la prendre. Il conclut par un hommage lyrique à la Marie, dont il rappelle plusieurs titres, notamment celui de Trône de la Sagesse incréée, Sedes sapientae. [26]

Au-delà du succès immédiat de ce document, qui a eu pour mérite d’aider le Pape Pie IX dans la rédaction de la Bulle du 8 décembre 1854, quelle en fut la postérité ? Du point de vue de la piété populaire, on peut dire qu’il se situe dans le grand mouvement des apparitions mariales du XIXème siècle : si dom Guéranger a pu connaître l’invocation que la Vierge avait confiée à sainte Catherine Labouré, lui apparaissant à la rue du Bac en 1830 (« O Marie, conçue sans péché, priez pour nous, qui avons recours à vous »), il a préparé par ce Mémoire les grandes apparitions à sainte Bernadette, qui eurent lieu à Lourdes et dont nous allons fêter les 150 ans [27]. Même si dom Guéranger n’y fait aucune allusion claire dans cet écrit, on est en droit de penser que ce courant marial participe des ferveurs populaires qu’il mentionne.

En demeurant sur le plan théologique, nous voudrions montrer, après d’autres auteurs, que ce Mémoire, comme d’autres écrits et actes de dom Guéranger, a posé un certain nombre de jalons pour les deux conciles du Vatican, qui sont en même temps, de façon directe ou indirecte, des hommages rendus à la Vierge Marie.

L’Église maîtresse de vérité

En premier, nous voudrions développer un point déjà mentionné : l’apport de dom Guéranger à la vision de l’Église comme maîtresse de vérité, non pas seulement de manière négative, en tant que rempart de la foi contre les hérésies, mais aussi de façon positive, comme développant sans cesse de nouveaux aspects du dépôt de la foi. Sur le premier aspect, Marie est étroitement liée à l’Église :

qu’ils sachent que Marie a reçu de son fils, et qu’elle a exercé dans tous les siècles le pouvoir d’écraser toute hérésie. Pour nous, simples enfants de l’Église, nous chanterons avec elle, à la louange de la grande reine, ces belles paroles qui retentissent dans nos églises depuis plus de mille ans : Gaude, Virgo Maria, cunctas haeresas sola interemisti in universo mundo. [28]

Sur le second aspect, dom Guéranger rappelle une doctrine traditionnelle de l’Église, qui la concerne elle-même, sans faire référence à Marie, il est vrai, mais en lui donnant une ampleur nouvelle : « Dieu seul connaît la mesure des développements de doctrine et de charité qu’il a préparés pour son Église, parce que lui seul a le secret de la durée de ce monde qu’il n’a créé que pour elle [29] ». Il rapporte ensuite les paroles de Louis de Thomassin, oratorien du Grand siècle, commentant saint Vincent de Lérins :

Il faut juger, dit-il, du corps mystique de Jésus-Christ, comme nous jugeons de son corps naturel. L’Écriture dit qu’à mesure qu’il s’avançait en âge, il croissait aussi en sagesse et en grâce (…). Il en est ainsi, en quelque façon, de même dans l’Église. Elle éclairait, en déployant de temps en temps les trésors de la Tradition, des points de doctrine et des usages de piété qui n’avaient point encore paru, parce qu’il n’avait pas été temps de les faire paraître, ni d’en développer les traditions anciennes. La plénitude du Saint-Esprit réside et a résidé dès le commencement dans le cœur de l’Église ; mais elle ne se montre et ne se répand au dehors que selon les conseils de la Providence éternelle, qui conduit le genre humain comme un homme particulier, et chaque particulier comme le genre humain, par les degrés de divers âges et par des progrès qui aient rapport à ces âges divers. [30]

Cette vision de l’Église comme maîtresse de vérité est donc profondément dynamique ; elle ouvre la porte à l’ère nouvelle qui s’est ouverte au milieu du XIXème siècle et comporte à présent trois définitions dogmatiques (1854 : Immaculée Conception ; 1870 : infaillibilité pontificale ; 1950 : Assomption de Marie) – dont deux concernent la Vierge Marie –, et deux Conciles œcuméniques (1870 : Vatican I ; 1962-1965 : Vatican II). C’est-à-dire que s’ouvre une ère nouvelle de définitions et explicitations de vérités de la foi, centrées sur une perspective ecclésiologique (et non plus christologique ou trinitaire comme au premier millénaire). L’Église réfléchit sur son mystère, comme dispensatrice de la vérité à l’humanité. C’est précisément ce qu’affirme le premier paragraphe de la Constitution Lumen Gentium : « L’Église (…) se propose de préciser davantage, pour ses fidèles et pour le monde entier, en se rattachant à l’enseignement des Conciles, sa propre nature et sa mission universelle ».

Cette nouvelle floraison de définitions et de textes dogmatiques a donné à l’Église un nouveau souffle apostolique : « Il semble bien que, depuis la définition de ce dogme de l’Immaculée Conception en 1854, l’Église soit entrée dans une autre période, une période où le Mystère de l’Église une, sainte, immaculée et infaillible, ayant une autorité souveraine, devient plus manifeste [31]. » L’auteur de cet article montre l’évolution entre la décision de Clément XIV, contraint à supprimer les Jésuites au XVIIIème siècle, et le succès des Journées mondiales de la Jeunesse. Ce nouveau « printemps de l’Église », appelé de ses vœux par le Bienheureux Jean XXIII, trouve ici son fondement le plus solide. Il y trouve également ses limites : « Dieu seul (…) a le secret de la durée de ce monde ».

L’Église à la rencontre de la Vierge Marie

En second lieu, dom Guéranger nous livre, dans son Mémoire, une attitude spirituelle qui a marqué tous les documents que nous avons cités, et continue de marquer la vie de l’Église. On pourrait la définir comme la recherche aimante de la Vierge Marie par l’Église, une sorte de « sequela Mariæ », dont le mobile profond est le désir d’approcher toujours plus près du mystère du Christ. Ainsi, nous avons vu en essayant d’analyser le Mémoire, combien la démarche de son auteur est de montrer que, si la proclamation de l’Immaculée Conception est d’actualité, c’est que l’Église n’a cessé, au fil des siècles, de grandir dans la contemplation de ce mystère et sa célébration liturgique. Paradoxalement, le Mémoire de dom Guéranger sur la question de l’Immaculée Conception est d’abord un hymne à l’Église, en tant qu’instrument fiable de la révélation divine. C’est ainsi que la décision du pape Sixte IV, qui frappe d’excommunication aussi bien ceux qui anathématisent les partisans que ceux qui anathématisent les adversaires de l’Immaculée Conception, ne lui semble pas du tout une mesure « jésuite », au mauvais sens de l’adjectif, ni une pusillanimité déplacée, elle est une mesure de prudence devant des débats théologiques sérieux dont l’issue n’apparaît pas certaine. C’est en suivant pas à pas l’Église dans son histoire que dom Guéranger montre la croissance très progressive en elle de son désir d’honorer la Vierge Marie sous cet aspect de sa personne.

Cette recherche aimante de la personnalité de la Vierge Marie aboutira, on le sait, à la proclamation de « Marie, mère de l’Église », par Paul VI, en 1964 [32]. Même si cette proclamation ne revêt pas la solennité d’une proclamation dogmatique, il s’agit bien là encore de l’explicitation d’une vérité crue semper et ubique, à laquelle le Mémoire fait de multiples allusions, ne serait-ce que par les formules qu’il emploie : « Mère de Dieu et des hommes, Mère de miséricorde [33], etc. ». Un autre aboutissement de cette recherche est la rédaction du chapitre VIII de la Constitution Lumen Gentium, dont nous citerons le début du paragraphe 62, parmi d’autres passages : « À partir du consentement qu’elle apporta par sa foi au jour de l’Annonciation et qu’elle maintint dans sa fermeté sous la croix, cette maternité de Marie dans l’économie de la grâce se continue sans interruption jusqu’à la consommation définitive de tous les élus. »

L’importance d’une telle affirmation de la maternité spirituelle de Marie a été admirablement exprimée par le pape Jean-Paul II, dans la conclusion de sa première encyclique :

Si nous sommes conscients de cette tâche, alors nous pouvons mieux comprendre en quel sens l’Église est mère, et aussi en quel sens l’Église a toujours, et particulièrement en notre temps, besoin d’une Mère. Nous devons une gratitude spéciale aux Pères du Concile Vatican II, qui ont exprimé cette vérité dans la constitution Lumen Gentium, et sa riche doctrine mariale. Puisque le pape Paul VI, en s’inspirant de cette doctrine, a proclamé la Mère du Christ « Mère de l’Église », et que ce titre a trouvé une large résonance, qu’il soit permis aussi à son indigne successeur, au terme de ces considérations qu’il était bon de développer à l’aube de son pontificat, de s’adresser à Marie comme Mère de l’Église. Marie est mère de l’Église parce que, en vertu de l’élection ineffable du Père éternel lui-même, et sous l’action de l’esprit d’amour, elle a donné la vie humaine au Fils de Dieu, ‘pour qui et par qui existent toutes choses’ (He 2, 10), et dont le peuple de Dieu tout entier reçoit la grâce et la dignité de son élection. [34]

Cela nous conduit tout naturellement à conclure notre analyse du Mémoire de dom Guéranger sur le nécessaire équilibre entre la « sequela Mariæ », dont nous avons essayé de retracer quelques fruits pour l’Église, en germe dans l’œuvre du savant bénédictin, et la sequela Christi, dont on sait l’ancienneté dans la piété occidentale chrétienne [35]. Cet équilibre est à l’œuvre dans le Mémoire, et parfaitement réalisé dans la pensée et la vie de dom Guéranger. Nous citerons ici un texte en vigueur dans la partie du monachisme bénédictin qui se réclame directement de notre auteur :

Dans ces monastères, on portera toujours une grande dévotion au dogme de l’Incarnation du Verbe divin, conformément à la pensée de dom Guéranger. Celui-ci déclarait au sujet de sa congrégation : « Adorant le mystère du Verbe incarné avec toutes ses immenses conséquences, elle le confesse sous les espèces eucharistiques ; elle se réjouit de le voir mis en lumière encore récemment sous le symbole du Cœur très aimant de Jésus ; elle reconnaît en lui la source de la gloire suréminente dont resplendit à jamais le doux amour des anges et des hommes, la Vierge Marie, Mère de Dieu ; enfin de ce mystère de Dieu habitant parmi les hommes, elle fait découler un culte de religieuse soumission envers le Souverain Pontife, qui sur la terre, tient la place non d’un homme mais du Christ ». [36]

Un tel équilibre n’est pas seulement une question de tempérament intellectuel et spirituel. Il est aussi le fruit de la foi qui reconnaît que le dessein de bonté de Dieu sur l’humanité ne s’est pas réalisé sans la collaboration qu’il a voulu lui offrir. De cette collaboration, Marie fut et demeure le pivot. Le reconnaître, lui rendre hommage et se confier à elle est une œuvre de vérité et d’humilité, donc un chemin de sainteté, comme nous le rappelle Benoît XVI dans la conclusion de son encyclique :

La dévotion des fidèles manifeste l’intuition infaillible de la manière dont un tel amour devient possible : il le devient grâce à la plus totale union à Dieu, en vertu de laquelle elle s’est laissée totalement envahir par Lui — condition qui permet à celui qui a bu à la source de l’amour de devenir lui-même une source d’où « jailliront des fleuves d’eau vive » (Jn 7, 38). [37]

Jacques-Hubert Sautel, Né en 1954, oblat séculier de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes. Travaille au CNRS sur les manuscrits grecs (Institut de Recherche et d’Histoire des Textes).

[1] Bref adressé le 19 mars 1875 à la Communauté de Solesmes après le décès de dom Prosper Guéranger (cf. Père abbé dom Philippe Dupont, « Dom Guéranger, abbé au service de l’Église », dans : Dom Guéranger, lumière pour les chrétiens aujourd’hui, Abbaye Saint-Pierre de Solesmes, 2006, p. 205-225, ici p. 206).

[2] Son patron était sans doute saint Prosper d’Aquitaine (vers 390 – 450), allié de s. Augustin dans sa lutte contre le pélagianisme.

[3] Voir l’article de Pauline Bernon-Bruley dans Résurrection, n° 113 (avril-mai 2006), p. 27-38.

[4] Paris, 1850 ; réimpression, Solesmes, 2004 (édition désormais citée Mémoire).

[5] Encyclique Ubi primum (2 février 1849).

[6] Voir Mémoire, Avant-propos, p. 4.

[7] Les encycliques de Jean-Paul II (présentation du Cal Ratzinger), Paris, Téqui, 2005, p. 8.

[8] Redemptoris Mater (25 mars 1987), §1 (ibid., p. 284).

[9] Voici la correspondance entre notre plan, celui de dom Guéranger et l’édition récente : 1) présentation de l’ouvrage : du début au §1 inclus (p. 7-16) ; 2) magistère à partir du XIIème siècle : § 2 à 5 (p. 17-56) ; 3) sources : § 6 (p. 57-96) ; 4) conclusion : § 7 à 9 (p. 96-120).

[10] Mémoire, p. 10. Cette position claire correspond en fait à la position de Newman dans le grand débat qui agita le XIXème siècle sur le développement du dogme dans l’Église (Essai sur le développement de la doctrine chrétienne, 1845).

[11] Concile de Trente, session V, Decretum de peccato originali, art. 2 et 3, cité dans Mémoire, p. 14.

[12] Mémoire, p. 14.

[13] Ibid., p. 16.

[14] Ibid., p. 23-24.

[15] Le Mémoire l’exprime sous une forme un peu différente : legem credendi statuat lex supplicandi, « la loi de la supplication détermine la loi de la croyance » (p. 43).

[16] In Sentent., lib. I, dist. XLIV, qu. 1, a. 3.

[17] Cité dans Mémoire, p. 75. C’est un paradoxe que l’Église orthodoxe ne célèbre plus cette fête aujourd’hui ; il semble que la proclamation du dogme par l’Église catholique n’ait rencontré parmi elle ni hostilité (puisqu’il y avait une croyance très forte en ce sens), ni faveur : la doctrine augustinienne du péché originel, qui rend nécessaire la proclamation de l’exception, n’a pas joué dans la tradition orientale le même rôle de premier plan qu’en Occident (cf. J. Pelikan, La tradition catholique. V. Doctrine chrétienne et culture moderne depuis 1700, PUF, 1994, p. 276-277).

[18] Voir De natura et gratia, XXXVI, 4 ; Opus imperf. contra Julianum, IV, CXXII (Mémoire, p. 81, 83).

[19] Mémoire, p. 88. Pour cette première objection, nous nous situons encore dans la partie des sources (§ 6) ; pour les suivantes, nous serons dans les paragraphes de conclusion du Mémoire (cf. supra, note 6).

[20] Ibid., p. 92-93.

[21] Ibid., p. 97.

[22] Ibid., p. 100.

[23] Ibid., p. 105.

[24] Ibid., p. 106.

[25] On peut penser aux mouvements nationalistes qui secouent alors, en ce milieu du XIXème siècle, la plupart des états européens, et qui aboutiront à bien des bouleversements en Europe, dont l’unification politique de la péninsule italienne, avec l’occupation des états pontificaux en 1870.

[26] Mémoire, p. 120. Le titre Sedes sapientiae figure parmi les litanies de la Sainte Vierge et renvoie à la fois à la maternité divine de Marie et aux attributs sapientiaux du Christ.

[27] La première apparition à Bernadette eut lieu le 11 février 1858.

[28] « Réjouis-toi, Vierge Marie, car à toi seule tu as anéanti toutes les hérésies, dans le monde entier » (Mémoire, p. 99). Il s’agit d’une antienne de l’office dit « des Heures de la Vierge », qui doublait, dans beaucoup de congrégations, l’office liturgique. L’antienne accompagnait aussi l’office des grandes fêtes mariales (Purification, Annonciation, Nativité, Assomption).

[29] Mémoire, p. 96.

[30] Thomassin, Traité des Fêtes de l’Église, l. II, ch. V (Mémoire, ibid.). Louis de Thomassin (Aix, 1619-1695) exposa une doctrine augustinienne modérée et fut le fondateur de la « théologie positive » ; ce fut aussi un solide érudit et un grand canoniste.

[31] Cf. P. Paul Rochon, « Marie, mère des fils de l’Église dans la pensée de dom Guéranger », in : Dom Guéranger… (cf. supra, n. 1), p. 175-202 : ici, p. 191.

[32] Documents pontificaux de Paul VI, 1964, p. 946-947 (cités par le P. Rochon, ibid., p. 187).

[33] Mémoire, p. 111, 120.

[34] Redemptor Hominis, § 22 (Les encycliques…, cf. supra, n.7, p. 66-67).

[35] L’expression de sequela Christi (« la suite » du Christ) a notamment été employée par la devotio moderna au XVème s. et l’Imitation de Jésus-Christ (cf. J. Pelikan, La tradition catholique. IV. La réforme de l’Église et du dogme, PUF, 1994, p. 36-37).

[36] Regula sancti Benedicti, una cum Declarationibus et Constitutionibus, Solesmes, 1988, p. 17.

[37] Dieu est amour, 2005, § 42 (éd. Téqui, 2006, p. 67).

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