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Du côté de Mgr de Pourceaugnac

Samuel Pruvot

Sans partager le cercle des intimes ou des disciples, Mgr Maxime Charles, alias Mgr de Pourceaugnac dans l’imaginaire du P. Bouyer [1], jette une lumière singulière sur son œuvre. Contemporains et frères en sacerdoce, ils partagent l’ambition de faire redécouvrir les sources bibliques, patristiques et liturgiques du catholicisme. Son aîné de cinq ans, le P. Charles fait plusieurs fois appel aux compétences du théologien de l’Oratoire dans le cadre de son ministère auprès des jeunes, en Sorbonne ou au Sacré-Cœur de Montmartre. Brefs aperçus sur la vie du « théoricien » et du « praticien ».

Nous allons dévisager le P. Bouyer en regardant la vie de quelqu’un d’autre. N’est-ce pas là un paradoxe ? Les mauvaises langues diront que Résurrection cherche à honorer la mémoire de son fondateur [2]... Entre le P. Charles et le P. Bouyer, ne cherchons pas une relation de maître à disciple ni même une amitié de prédilection, mais plutôt une série d’affinités. La première est peut-être leur admiration pour le cardinal de Bérulle, fondateur de la congrégation de l’Oratoire de France [3]. L’histoire est témoin de cette estime profonde fondée sur la certitude de partager une certaine vision de l’Église. Dès sa naissance, la revue témoigne de leur complicité spirituelle [4]. Le P. Bouyer et le P. Charles partagent alors un grand désir de mettre à la portée des laïcs les trésors de l’Écriture et de la Tradition. La parution de la Bible de Jérusalem inspire au P. Bouyer le commentaire suivant :

C’est là un des plus beaux exemples que nous puissions trouver d’une pastorale authentique, mettant vraiment à la portée du peuple chrétien, sans simplifications abusives ni pédantisme, les fruits de vie du travail des clercs. [5]

Affinités secrètes

Il y a des points communs entre les deux hommes, des attaches invisibles. En premier la formation. L’un et l’autre sont passés par Jean-Baptiste Say, un lycée parisien situé rue d’Auteuil. Plus profondément, Maxime et Louis se reconnaissent un même éloignement sociologique par rapport à la bourgeoisie catholique de la capitale. Issu d’un milieu modeste, Maxime Charles entre au petit séminaire de Conflans en vue de la prêtrise sans suivre la « voie royale » des collèges jésuites. Quant à Louis Bouyer, s’il appartient à la moyenne bourgeoisie, ses origines protestantes font de lui un « suspect » dans le diocèse. Faute de bourgeoisie pour Maxime Charles et de catholicisme familial pour Louis Bouyer, ils sont des « pièces rapportées » dans l’Église d’alors. Dernier rapprochement anecdotique, leur lien avec la province. Tout en étant parisien, le P. Charles a toujours revendiqué des racines périgourdines via son lieu de naissance. Ancré dans le Périgord blanc, Ribérac est en effet un petit fief de la franc maçonnerie, où le jeune Maxime vient passer ses vacances en famille. Le P. Bouyer entretient un rapport similaire avec Sancerre, cité viticole et calviniste du Berry et lieu paradisiaque de villégiature.

Faisons le point. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les deux hommes sont encore des étrangers l’un pour l’autre. Ils ont des itinéraires différents et des maîtres communs. Originaire d’une famille protestante, Louis Bouyer est devenu pasteur en 1936 à l’âge de 23 ans, alors que le P. Charles était nommé vicaire à Malakoff, au cœur de la banlieue rouge. Le P. Charles est aussi son aîné dans le sacerdoce. En 1939, Louis Bouyer se convertit et fait son entrée dans l’Église catholique via l’abbaye bénédictine Saint-Wandrille. Il est ordonné prêtre en 1944 dans la congrégation de l’Oratoire alors que le P. Charles reçoit la charge de l’aumônerie de Sorbonne, bientôt baptisée « Centre Richelieu ».

Des maîtres bénédictins

Les deux hommes, même s’ils ne se connaissent pas encore, sont des représentants d’un courant connu sous le nom de « mouvement liturgique ». Ce mouvement cherche à remettre à l’honneur le culte chrétien, compris et vécu comme le moteur de la vie spirituelle. Le P. Bouyer se trouve aux avant-postes de l’opération depuis 1943, participant à la création du Centre de Pastorale liturgique [6]. Cette initiative, relayée par les éditions du Cerf, cherche à canaliser le bouillonnement des réalisations liturgiques des années 50. Elle a l’ambition de poser les bases doctrinales du renouveau. C’est dans ces circonstances que le P. Bouyer publie en 1945 Le Mystère pascal [7], une méditation sur la Semaine Sainte très appréciée du « grand public ».

Chez le P. Bouyer, la liturgie est une expérience d’adulte, de converti et d’intellectuel. Rappelons ici le rôle de l’abbaye Saint-Wandrille dans sa découverte du culte catholique. Séduit un moment par l’orthodoxie, le P. Bouyer retrouve dans le grégorien quelque chose de la solennité, du hiératisme et du bon usage des symboles qu’il appréciait dans la spiritualité de l’Orient. Quant au P. Charles, la liturgie est un amour d’enfance. Que ce soit à Ribérac dans le Périgord, à Bécon-les-Bruyères en région parisienne, ou dans le cadre du petit séminaire de Conflans, le jeune Maxime éprouve très tôt une sorte de fascination pour les gestes du culte. A la même époque, il fait du missel son livre de chevet. Originaire de l’abbaye de Saint-André-les-Bruges, dom Lefebvre (1880-1966) a élaboré un nouveau genre de missel répondant à la soif spirituelle des fidèles. Conjuguant la beauté des illustrations à la clarté des explications, le « dom Lefebvre » devient pour un grand nombre de prêtres et de laïcs le guide familier des trésors cachés de la liturgie [8].

Quoi qu’il en soit de leur expérience respective, il est capital de noter qu’elle s’abreuve à la même source. On remarque chez eux une filiation avec les maîtres bénédictins qui ont cherché à raviver la compréhension de la liturgie catholique : dom Guéranger (1805-1875) à Solesmes, mais plus encore dom Lambert Beauduin [9] (1873-1960) au Mont-César et dom Casel [10] (1886-1948) à Maria Laach. Le mouvement liturgique étend ses racines dans diverses abbayes bénédictines. Dans leurs nombreux travaux, ces maîtres bénédictins s’attachent à montrer que le culte est un moyen d’approcher le mystère de Dieu. Plus encore, dom Casel y voit le lieu par excellence de la présence du mystère du Christ [11]. Sous l’apparence des signes, nous devenons contemporains - au sens strict - des mystères du salut.

La bibliothèque idéale du Centre Richelieu

Il faut donc attendre les années 50 pour voir le P. Charles et le P. Bouyer sympathiser et se fréquenter. Le premier contact est celui du bouche à oreille. Le P. Charles, depuis son observatoire de la Sorbonne, entretient une bonne connaissance de l’actualité intellectuelle et religieuse. Avant d’être un visage, le P. Bouyer lui apparaît comme une série de publications. Le P. Charles a notamment parcouru Le Mystère pascal (1945) La Bible et l’Évangile (1952), Du protestantisme à l’Église (1955) et en recommande la lecture à ses étudiants.

Muni de son doctorat en théologie [12], le P. Bouyer devient professeur à l’Institut Catholique de Paris où il enseigne à des anciens du Centre Richelieu devenus séminaristes, notamment Michel Coloni et Jean-Marie Lustiger. Fils spirituels du P. Charles, ils marchent sur ses traces en étudiant au séminaire des Carmes, une maison réputée pour le niveau de sa formation intellectuelle. Le P. Charles se trouve donc en prise directe avec les cours délivrés aux séminaristes, notamment ceux du P. Bouyer [13]. La pointe de son enseignement est de récuser le « divorce entre la piété et la théologie ». C’est le moment d’évoquer un autre maître commun au prêtre de l’Oratoire et à l’aumônier de Sorbonne : le P. Guy de Broglie. Né en 1889, ce professeur jésuite enseigne à l’Institut Catholique depuis 1919. Il a marqué plusieurs générations de futurs prêtres par son enseignement en théologie dogmatique. Il leur a fait prendre conscience de la portée de l’intuition de saint Augustin : l’homme est fait pour Dieu [14]. Son enseignement fait l’effet d’un vaccin dans les querelles théologiques qui déchirent l’Église de France dans les années 50, notamment l’affaire de la « nouvelle théologie ». A ceux qui sont tentés de croire que les disciples de saint Augustin et de saint Thomas sont irréconciliables, le P. de Broglie apporte une réponse lumineuse.

Le P. Bouyer admirant les réalisations apostoliques du Centre Richelieu et le P. Charles les affirmations théoriques du P. Bouyer, on a l’impression que le rapprochement se fait naturellement. Au fil du temps, le P. Bouyer devient une référence autorisée au Centre Richelieu. Ses œuvres figurent en très bonne place parmi les références bibliographiques les plus conseillées aux étudiants. Qu’il s’agisse d’un simple conseil de lecture, d’une initiation à la Semaine sainte ou de la préparation d’un pèlerinage de Chartres, le nom du P. Bouyer revient régulièrement. Preuve en est le dixième anniversaire du Centre Richelieu où les œuvres du prêtre de l’Oratoire sont reconnues, avec celles du P. Michonneau, du P. de Cerfaux, du P. Guardini et du P. Daniélou comme faisant partie des « assises théologiques » de l’aumônerie [15]. Dans un article spécial du Tala-Sorbonne, on voit ainsi figurer « sept livres » dont deux du P. Bouyer, La Bible et l’Évangile et Le Mystère pascal.

On rend d’abord hommage au P. Bouyer pour son sens communicatif des Écritures. A ce propos, il faudrait ici évoquer un autre maître commun, le P. Osty, professeur d’exégèse à l’Institut Catholique. C’est dans sa lignée que le P. Bouyer présente la lecture assidue de la Bible comme l’alphabet de la prière chrétienne :

La Bible n’est pas seulement l’occasion de controverses apologétiques ou d’analyses exégétiques : sa lecture méditée doit conformer notre psychologie aux mœurs de Dieu, doit nous Le révéler en nous rendant capables de L’accueillir et de Lui répondre. Le commentaire cursif, extrêmement lisible du P. Bouyer est la meilleure école pour apprendre à lire l’Écriture en orant. [16].

Par ailleurs, les missionnaires du Centre Richelieu lui sont redevables d’une meilleure compréhension de la messe et du mystère de la Rédemption, véritable noyau de la doctrine catholique :

Beaucoup d’étudiants qui ont fait un pèlerinage de Pâques avec le Centre lui doivent leur compréhension de ses cérémonies, et plus simplement de la messe. Bien davantage y ont appris la place de la Rédemption dans notre foi. [17]

Nous avons allumé quelques torches dans la nuit, et ces remarques décousues ne prétendent pas mettre au grand jour des itinéraires aussi riches et complexes que ceux du P. Bouyer et du P. Charles. L’histoire ne s’arrête pas à la Sorbonne de la IVe République puisque nous les retrouvons autour de 1968 sur la butte Montmartre. « Mgr de Pourceaugnac » demande au P. Bouyer de collaborer à la formation de la fine fleur estudiantine. Des normaliens pour la plupart. Une session en petit comité réunit Jacques Benoist, Rémi Brague, Marie-Hélène Congourdeau, Jean et Marie-José Duchesne, Michel Gitton, Jean-Luc Marion et Laurent Sentis. Plusieurs années de suite, ces réunions estivales vont se tenir à la « Lucerne » non loin d’Avranches, à l’ombre des ruines d’un prieuré [18]. Le lecteur ne sera pas surpris d’apprendre que l’activité principale des étudiants de la « Lucerne » consistait à défricher le numéro de rentrée de Résurrection  !

Samuel Pruvot, né en 1969, D.E.A. de sciences politiques. Journaliste à Famille Chrétienne, membre de la Communauté apostolique Aïn Karem.

[1] Louis Lambert (P. Bouyer) Prélude à l’apocalypse. Éd Critérion, p.342.

[2] Le P. Maxime Charles fonde la revue Résurrection en 1956.

[3] Le P. Bouyer admire le talent avec lequel Mgr Charles a su communiquer la doctrine du cardinal de Bérulle : « Le bonhomme de Bérulle, quoique passablement indigeste, était capable, quand on avait été mis en goût de lui par cet étonnant commis-voyageur en spiritualité (Mgr Charles), de retenir quelques gens susceptibles de le lire de bout en bout. » P. Bouyer, Politique de la mystique, « Les sources patristiques du cardinal de Bérulle », Critérion, 1984, p.93.

[4] Le P. Bouyer accorde un article à la revue Résurrection dans le second numéro, paru en juillet 1956. Directeur de la publication, le P. Charles lui demande alors d’effectuer une « recension savante » de la première édition complète de la Bible de Jérusalem. Résurrection n°2 « La Bible de Jérusalem » P. Louis Bouyer, pp. 67-69.

[5] Résurrection n°2 « La Bible de Jérusalem » P. Louis Bouyer p.67.

[6] Le Centre de Pastorale Liturgique est fondé le 20 mai 1943 aux éditions du Cerf par les RR. PP Duployé et Roguet, o.p. Dès la première session de 1944, le CPL met en présence des liturgistes dont le P. Louis Bouyer, des théologiens, des historiens et des patrologues ainsi que des pasteurs et des missionnaires soucieux de réformer le culte paroissial en vue d’une plus grande participation des fidèles.

[7] « Dans les dernières années de ma préparation au sacerdoce, deux dominicains français, forts différents mais qui se complétaient bien, le Père Roguet et le Père Duployé, avaient eu l’idée, particulièrement inattendue de religieux de cet ordre, de fonder ce qu’on appellerait le Centre pastoral liturgique. (...) Très inspirés par l’exemple de ce qu’avait fait Dom Lambert Beauduin dans cette ligne, en Belgique à la génération précédente, sur son conseil ils étaient aussitôt entrés en rapport avec moi - qui n’étais encore que diacre ! - (...) Mieux encore, le manuscrit de ma méditation sur la liturgie des trois derniers jours de la Semaine sainte fut aussitôt retenu par Duployé, pour constituer un des premiers volumes de la collection Lex orandi qu’il lançait aux éditions du Cerf. » Mémoires inédits, P. Bouyer, manuscrit dactylographié (230 p) de 1983 pp. 146-147.

[8] Le P. Charles a toujours reconnu le missel de « dom Lefebvre » comme un maître livre. Publié pour la première fois en 1920, le missel vespéral romain connaît un large succès jusqu’à la réforme liturgique. Plus apôtre que théoricien, dom Lefebvre invente un missel pratique, pédagogique et fort attrayant. Pour ce faire, il n’hésite pas à faire appel à une équipe d’artistes, notamment René de Cramer. Devenu pour bon nombre de fidèles une nourriture spirituelle quotidienne, la lecture du dom Lefebvre remplace la récitation du chapelet pendant les offices.

[9] « Je commence par revenir sur mes relations avec dom Lambert Beauduin. Bien entendu, dès que je l’avais connu, j’avais été séduit par sa bonhomie, sa malice, et par dessus tout son intelligence supérieure, sa bonté, sa cordialité. Je continue à penser qu’il fut une des plus grandes personnalités religieuses de notre siècle. ». P. Bouyer, Mémoires inédits, manuscrit dactylographié (230 p) 1983, pp. 148.

[10] Séminariste à l’Institut catholique dans les années 30, Maxime Charles tient à faire un séjour à l’abbaye de Maria Laach. Profondément séduit par les thèses de dom Casel, Maxime Charles veut découvrir, à la source, cette « conception mystérique du culte chrétien. ».

[11] « La doctrine des divins mystères est un héritage vénérable et sacré de l’Église du Christ. De nos jours, comme de tous temps, le mysterium « vit » dans la sainte Église, et, sous l’action de l’Esprit de Dieu, il y déploie sa vertu éternellement jeune. » Dom Odon Casel, Le mystère du culte, préface de 1935. Ed Lex Orandi 1946.

[12] Le P. Bouyer est docteur en théologie à l’Institut Catholique de Paris avec une thèse sur la vie de saint Antoine par saint Athanase. A l’Institut Catholique, entre 1946 et 1962, le P. Bouyer occupe successivement les chaires de d’histoire de la spiritualité, d’histoire médiévale et d’histoire moderne de l’Église.

[13] A preuve un manuscrit remis au P. Charles par l’un des séminaristes intitulé « La grâce sanctifiante et notre association aux personnes divines ». C’est un cours de doctorat du P. Bouyer retranscrit par les élèves vers 1952. Comme le précise l’auteur : « le fondement de notre recherche sera (....) le R.P Guy de Broglie s.j. »

[14] Après avoir publié plusieurs articles sur le désir naturel de la vision béatifique, le P. de Broglie publie chez Beauchesne en 1948 la première partie d’un traité intitulé De fine ultimo.

[15] Tala Sorbonne, « Sept livres », Michel Coloni, février 1955.

[16] Tala Sorbonne, « Sept livres », Michel Coloni, février 1955.

[17] Tala Sorbonne, « Sept livres », Michel Coloni, février 1955.

[18] En 1971, une session analogue rassemble une vingtaine de personnes issues de Résurrection. Cette fois-ci, Mgr Charles vient prêter « main forte » au P. Bouyer sur le thème de la connaissance naturelle de Dieu, le sujet choisi pour le numéro 36 de la revue.

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