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Du rayonnement de la vie religieuse sur tout disciple de Jésus-Christ

Jacques-Hubert Sautel
Et le Seigneur,
cherchant son ouvrier dans la foule
à qui il lance ces appels, reprend :
« Quel est l’homme qui veut la vie
et désire voir des jours heureux ? »
(Règle de saint Benoît, Prologue, v. 14-15)

La Règle de saint Benoît commence par un beau prologue, qui est une invitation à la vie monastique : le "père des moines de l’Occident" ne cherche pas à créer une communauté d’élite, difficile d’accès, mais à ouvrir au plus grand nombre cette vie monastique, qui avait déjà plus de deux siècles d’existence en Orient, et près de deux siècles en Occident [1], lorsque saint Benoît écrit, dans la première moitié du VIème siècle en Italie. Voici pourquoi il jette largement les filets, et ne réclame absolument comme première aptitude que le désir d’être heureux.

A ce compte-là, qui ne voudrait être moine ou moniale ! Car tout homme, toute femme porte en lui, plus ou moins avoué, le désir d’être heureux. Or nous savons bien que la vie monastique n’est possible qu’à quelques-uns, quelques-unes seulement. Le Seigneur Jésus ne l’a-t-il pas laissé entendre assez clairement, quand il répondait à ses disciples étonnés de ses propos sur le mariage : "Il y en a qui se sont eux-mêmes rendus eunuques à cause du Royaume des cieux. Comprenne qui peut comprendre" (Mt 19, 11-12) ? [2]. En effet, la consécration de sa sexualité à Dieu a toujours été perçue comme une condition nécessaire à la vie de moine ou de moniale, mais seul un petit nombre peut comprendre cette parole, c’est-à-dire la mettre en œuvre dans sa vie. Mais alors, saint Benoît nous trompe-t-il, et le bonheur, que le Seigneur promet à tous, n’est-il en fait accessible qu’à un tout petit nombre ?

A ce qui semble une impasse, nous voudrions proposer une réponse, à la fois en nous appuyant sur la tradition bénédictine, et en élargissant le propos à l’ensemble des formes de vie consacrée dans l’Eglise catholique. Cette réponse nous paraît tenir dans la thèse suivante : ’tout disciple de Jésus-Christ, même s’il n’est pas appelé à la vie religieuse [3], peut trouver en elle et en ceux qui la pratiquent un modèle et un rayonnement pour nourrir sa propre foi et progresser dans l’amour de Jésus-Christ’. Cette thèse peut s’appuyer sur l’opinion de nombreux auteurs spirituels ; nous citerons dans la tradition bénédictine Madame Cécile Bruyère, première abbesse de Sainte-Cécile de Solesmes, et fille spirituelle de Dom Guéranger, restaurateur de la vie monastique en France après la Révolution de 1789 : " Les chrétiens peuvent donc tous atteindre à l’union avec Dieu, sans autre invitation que celle contenue déjà dans leur baptême... Aspirer au plus haut degré de la vie spirituelle qui est l’union, c’est la condition normale pour tout chrétien et surtout pour le religieux" [4]. Et pour la tradition orientale, nous suivrons Jean-Paul II : "En outre, le monachisme n’a pas été considéré en Orient uniquement comme une condition à part, propre à une catégorie de chrétiens, mais de façon plus particulière, comme un point de référence pour tous les baptisés, selon les dons offerts à chacun par le Seigneur, se présentant comme une synthèse emblématique du christianisme" [5].

Pour exposer cette thèse, nous irons du plus général : comment les principes de la vie religieuse sont-ils en cohérence avec l’enseignement que Jésus a donné à tous ses disciples ?, au plus particulier : comment aujourd’hui un laïc (ou un prêtre séculier [6]) peut-il trouver dans la vie des religieux des aliments pour développer sa propre amitié avec Jésus-Christ ?

La vie religieuse chemin de perfection

Quand un disciple de Jésus-Christ cherche l’enseignement de Jésus sur le bonheur, il pense tout d’abord aux Béatitudes, telles que les rapportent saint Matthieu (5, 3-12) et saint Luc (6, 20-26). Or les religieux semblent bien être les premiers à mettre en pratique cet enseignement : il y a entre le programme des Béatitudes, adressé à tout disciple, et les conseils évangéliques, que les religieux ont fait vœu d’observer personnellement, des correspondances secrètes et profondes.

Le conseil de chasteté, qui conduit à la continence absolue dans une vie de célibat, est comme la mise en pratique de la béatitude des cœurs purs, de ceux qui refusent toute souillure qui pourrait les séparer de Dieu, quand ils ont promis de se donner entièrement à lui. Mais c’est d’abord et premièrement le fait de ceux qui ont faim et soif de la justice de Dieu, parce qu’ils veulent embrasser sa cause d’un cœur sans partage : "Il faut aimer la chasteté pour elle-même et d’une vraie dilection. Chez un prêtre, chez un moine, la chasteté fait partie de la charité ; elle est la délicatesse et la perfection de la charité." [7] La chasteté est ici présentée comme une forme éminente de l’amour de Dieu.

Le conseil de pauvreté ensuite est clairement énoncé par saint Luc dans sa formulation sans fard de la première béatitude : "Heureux vous les pauvres, le Royaume de Dieu est à vous." La pauvreté ainsi comprise est une pauvreté choisie ou librement acceptée, comme la perte de biens matériels ou de reconnaissances humaines, au profit d’un plus grand bien, qui est l’amour de Jésus-Christ : c’est ce bien qui rend pleinement heureux, car le Créateur est plus grand que ses créatures. "La pauvreté confesse que Dieu est l’unique vraie richesse de l’homme. Vécue à l’exemple du Christ, qui ’de riche qu’il était s’est fait pauvre’ (2 Co 8, 9), elle devient une expression du don total de soi que se font mutuellement les trois Personnes divines" (VC 21). Jean-Paul II met l’accent dans l’ensemble de ce paragraphe sur la dimension trinitaire de chaque conseil évangélique.

Le conseil d’obéissance enfin rejoint la béatitude des doux, à l’image de Jésus, doux et humble de cœur. C’est le conseil de l’enfance spirituelle, la conscience de la filiation qui nous unit au Père en Jésus, et qui conduit la personne consacrée à remettre sa volonté entre les mains d’un autre homme (d’une autre femme), lequel tient dans la communauté la place du Christ. Ce conseil est donc très fortement dépendant de l’humilité, ainsi que le souligne Dom Delatte, abbé de Solesmes de 1890 à 1921 : "L’obéissance et l’humilité, telles que les conçoit notre bienheureux père, pourraient se définir l’une par l’autre ; ou bien si elles se distinguent, c’est comme cause et effet, indice et réalité : les actes de l’obéissance nous préparent et nous conduisent à l’humilité, c’est-à-dire à être devant Dieu ce qu’il convient que nous soyons..." [8]

Par l’observance de ces trois conseils, et spécialement du dernier, la personne consacrée répond clairement à une autre invitation, lancée par le Seigneur Jésus au jeune homme riche : "Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donnes-le aux pauvres et tu auras un trésor dans les cieux. Puis viens, suis-moi !" (Mt 19, 21). Cette invitation à suivre Jésus, que les spirituels d’Occident ont nommée la sequela Christi ("suite du Christ") est l’aboutissement ultime de la recherche du bien entreprise par le jeune homme. Or la vie religieuse, c’est précisément la mise en œuvre de cette sequela Christi, dans son aspect le plus authentique : "Au cours des siècles, il y a toujours eu des hommes et des femmes qui, dociles à l’appel du Père et à la motion de l’Esprit, ont choisi la voie d’une sequela Christi particulière, pour se donner au Seigneur avec un cœur sans partage. Eux aussi, ils ont tout quitté, comme les Apôtres, pour demeurer avec lui et se mettre, comme lui, au service de Dieu et de leurs frères" (VC 1) [9]. Tout quitter pour se consacrer à Dieu, telle est la voie de perfection que choisissent les religieux ; dans leur recherche du bonheur, ils n’ont admis aucune entrave, aucune mitigation.

Le modèle religieux

Comment un choix aussi extrême peut-il intéresser l’ensemble du peuple chrétien ? Ce paradoxe, de nombreux textes du magistère de l’Église catholique l’assument. Nous prendrons trois exemples dans le sillage du concile de Vatican II, qui soulignent chacun une facette du rayonnement de la vie religieuse pour tout baptisé, et même pour tout homme de bonne volonté.

Dans le chapitre 6 de la Constitution Lumen Gentium, le Concile analyse les principaux aspects de la vie religieuse, et montre son utilité dans l’Église : "En effet, comme le peuple de Dieu n’a pas ici bas de cité permanente, mais est en quête de la cité future, l’état religieux, qui assure aux siens une liberté plus grande à l’égard des charges terrestres (...) atteste l’existence d’une vie nouvelle et éternelle acquise par la rédemption du Christ, annonce enfin la Résurrection à venir et la gloire du royaume des cieux" [10]. Par sa manière d’être, le religieux laisse comprendre que le monde dans lequel nous vivons n’est pas le tout de notre existence, qu’il ne constitue qu’une étape vers le monde à venir, vers la Jérusalem céleste. C’est l’orientation eschatologique de la vie consacrée qui est ici dessinée, la tension vers l’accomplissement du Royaume de Dieu.

Trente ans plus tard, la lettre encyclique Veritatis Splendor commence par une méditation sur un passage de l’Écriture, selon une méthode d’exposé familière à notre Saint Père. Or il s’agit précisément de l’entretien de Jésus avec le jeune homme riche, que nous avons déjà cité : "Cette vocation à l’amour parfait n’est pas réservée à un groupe de personnes. L’invitation ’va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres’, avec la promesse ’tu auras un trésor dans les cieux’, s’adresse à tous, parce qu’il s’agit d’une radicalisation du commandement de l’amour du prochain, comme l’invitation ’viens, suis-moi’ est la nouvelle forme concrète de l’amour de Dieu. Les commandements et l’invitation de Jésus sont au service d’une unique et indivisible charité, qui tend spontanément à la perfection dont Dieu seul est la mesure (cf. Mt 5, 48)" [11]. Il n’y a donc pas deux vocations chrétiennes : celle des laïcs et celle des religieux, mais une seule vocation, celle que donne le baptême, à laquelle le chrétien répond selon différents état de vie. C’est par sa recherche de la perfection que la personne consacrée, dans l’état de vie qui lui est propre, est modèle pour tout disciple du Christ.

Trois ans après, Vita Consecrata prend pour premier texte de référence le récit de la Transfiguration (Mt 17, 1-9), dans lequel Jésus manifeste sa gloire à quelques disciples choisis seulement (Pierre, Jacques et Jean). Voici comment Jean-Paul II explique la lumière qui éclaire le Christ devant ses apôtres éblouis : "Cette lumière éclaire ses fils, tous également appelés à suivre le Christ en fondant sur Lui le sens ultime de leur vie, au point de pouvoir dire avec l’Apôtre : ’Pour moi, vivre, c’est le Christ’ (Ph 1, 21) (...) Les personnes consacrées font certainement une expérience unique de la lumière qui émane du Verbe incarné. En effet, la profession des conseils évangéliques fait d’eux des signes prophétiques pour la communauté chrétienne et pour le monde..." (VC 15). Comme Moïse, descendant de la montagne sur laquelle il s’était entretenu avec Dieu, devait mettre un voile sur son visage pour parler aux fils d’Israël, tellement ce visage rayonnait de la gloire de Dieu (cf. Ex 34, 29-35), ainsi la personne consacrée, qui fait l’expérience de la transfiguration de sa vie par le Christ, ne peut cacher au reste de l’humanité le rayonnement de l’habitation de Dieu en elle.

Ainsi, les textes du magistère catholique depuis le Concile, et particulièrement ceux qui viennent de la plume de Jean-Paul II, affirment à la fois l’excellence de la vie consacrée, chemin le plus court pour parvenir à Dieu, et son exemplarité à l’égard de tous les chrétiens. Certes dira-t-on, mais comment faire concrètement lorsque les obligations sociales (familiales, professionnelles ou de santé), qu’on appelle "le devoir d’état" et qui sont aussi l’expression de la vocation baptismale, font sentir leur emprise sur la vie quotidienne, pour ne pas dire leur dictature ? Avant d’avancer quelques pistes de réponse, il est utile de faire un panorama rapide de la vie consacrée, qui elle non plus n’est pas abstraite, mais se vit dans des communautés humaines singulières.

Diversité de la vie consacrée

Il n’est sans doute pas exagéré d’affirmer que cette diversité n’est nulle part plus grande que dans la tradition catholique [12]. En effet, dans les Églises orthodoxes, la vie consacrée est enracinée dans le primat de la prière sur tout autre forme d’activité. Le monachisme, qui s’y pratique dans l’esprit de la règle ancienne de saint Basile, constitue le cadre essentiel d’une vie "cachée en Christ" (cf. Col. 3, 3), pour reprendre la belle expression de Nicolas Cabasilas [13] : il inspire toutes les formes de consécration à Dieu, qu’elles soient cénobitiques (vie en commun dans un monastère), érémitiques (vie solitaire, souvent pérégrinante), ou idiorythmiques (par petits groupes de moines).

Pour les traditions protestantes, la vie consacrée est en principe l’affaire de tous les baptisés. Cependant, il existe quelques communautés qui vivent intensément dans la prière, le recueillement et le service du prochain, une vie comparable à celle des communautés religieuses monastiques : on peut citer les Diaconesses de Reuilly, les sœurs de Granchamp (Suisse), et les communautés œcuméniques auxquelles participent des protestants, aux côtés de frères orthodoxes ou catholiques, comme celle de Taizé ou celle de Bose (Italie).

Dans l’Église catholique, il faut rappeler une distinction traditionnelle, et évoquer des directions nouvelles. La distinction traditionnelle, qui repose sur une évolution historique, datant du bas Moyen Age latin, se fait entre deux voies différentes et complémentaires : "Les religieux et les religieuses entièrement consacrés à la contemplation sont de manière spéciale des images du Christ qui s’adonne à la contemplation sur la montagne. Les personnes consacrées de vie active le représentent tandis qu’il ’annonce aux foules le royaume de Dieu, ou qu’il guérit les malades et les blessés, ou qu’il amène les pécheurs à se tourner vers le bien, ou qu’il bénit les enfants ou fait du bien à tous’." (VC 32 citant LG 46). A cette distinction entre vie contemplative et vie religieuse active viennent s’ajouter des formes plus récentes de vie consacrée. Ce sont d’abord, souvent d’ailleurs dans le sillage d’un ordre religieux traditionnel, les Instituts séculiers. "Les personnes consacrées dans les Instituts séculiers servent à leur manière propre l’avènement du Royaume de Dieu ; elles font une synthèse spécifique des valeurs de la consécration et de celles de la sécularité." (VC ibid.) Il en est ainsi par exemple des groupes "Évangile et mission", de spiritualité ignatienne.

Ce sont ensuite les nouvelles fondations : "L’originalité des communautés nouvelles consiste souvent dans le fait qu’il s’agit de groupes d’hommes et de femmes, de clercs et de laïcs, de personnes mariées et célibataires, qui suivent un mode de vie particulier, inspiré parfois par l’une ou l’autre des formes traditionnelles, ou bien adapté en fonction des exigences de la société actuelle" (VC 62). Parmi ces communautés, on citera l’Emmanuel, les Béatitudes, ou les Foyers de charité, pour prendre trois exemples parmi les plus significatifs aujourd’hui en France.

Pour être complet, il faudrait signaler qu’au côté des ordres religieux traditionnels, on trouve aussi depuis plusieurs siècles des personnes qui leur sont affiliées, tout en gardant leur état de vie laïque ou de ministre ordonné. Ce sont surtout les membres des Tiers ordres dominicains, franciscains et les oblats bénédictins [14] : ces personnes vivent en lien spirituel étroit avec l’ordre auquel elles sont affiliées, ou avec une communauté de cet ordre.

Suivre Jésus-Christ à l’image des consacrés :
pistes de réflexion

Nous voudrions maintenant proposer quelques pistes pour profiter du rayonnement de la vie consacrée : elles ne sont que des exemples parmi d’autres, et ont été puisées principalement à l’école de saint Benoît. Nous suivrons l’exposé des conseils évangéliques.

Du conseil de pauvreté, nous retiendrons que la première béatitude ne peut s’entendre au sens spirituel de saint Matthieu "Heureux les pauvres de cœur...", que si elle n’exclut pas, et pour nous-mêmes d’abord, le sens matériel de saint Luc "Heureux, vous les pauvres...". Il faudra donc, à l’image des consacrés, accepter une certaine pauvreté dans notre vie, qui sera différente d’ailleurs selon notre situation sociale, et gouvernée par la prudence, mais toujours réelle. Nous reproduisons ici quelques conseils sur la pratique extérieure de la pauvreté, cités par un commentaire très utile de la Règle de saint Benoît [15] : "1) se contenter du nécessaire, éviter toute affection déréglée, ainsi que toute superfluité pour les choses de son entretien (...) ; 2) se porter à ce qu’il y a de moindre (...), et être content que ce soit là notre part, pour l’habitation, les vêtements, etc... ; 3) aimer à manquer même quelquefois du nécessaire, avec discrétion cependant, et sans préjudice pour la santé, et nous réjouir quand Jésus-Christ notre Seigneur nous fait part de sa pauvreté." Il est certain par ailleurs que les efforts que nous pourrons faire pour pratiquer ainsi la vertu de pauvreté nous paraîtrons moins abstraits et moins difficiles si nous avons en tête les millions de personnes sur notre terre pour qui la pauvreté, et même la misère, sont des réalités subies et non choisies, et si nous offrons pour elles ces efforts, par la prière et l’aumône, dans toute la mesure de nos moyens.

La chasteté des personnes consacrées, qui rend à notre monde un témoignage de maturité psychologique et affective (cf. VC 88), pourra être pour tout chrétien un modèle à travers l’exemple de la Vierge Marie. En effet, par son adhésion à l’annonce faite par l’ange Gabriel de la conception divine de Jésus en elle, Marie est à la fois vierge et mère : elle porte ainsi en elle, réconciliées, les deux exigences antagonistes de tout être humain, la fécondité charnelle et l’offrande de toute sa personne à Dieu. Et cela, elle le porte par l’effet de la grâce de Dieu, qui l’habite dès sa propre conception : "Ce qui a été pour la Sainte Vierge la préparation à l’Incarnation est la préparation à la vie surnaturelle (....). Lorsque l’archange Gabriel vint donner à David l’explication de la prophétie, il l’appela vir desideriorum (homme de désirs, cf. Dn 10, 11). La Sainte Vierge : âme de désirs. Toutes les aspirations des anciens justes se résumaient dans sa prière. C’est là ce qui fait avancer le jour de l’Incarnation (....). Elle demandait pour le monde entier. Ame pleine de désirs, d’aspirations. Et Dieu ne pouvait se refuser à des désirs qu’il inspirait lui-même" [16].

La chasteté n’est donc pas l’absence de désirs, mais l’habitation par Dieu de nos désirs, et singulièrement la conscience en nous de la mission aimante de Jésus, de sa passion pour l’humanité. C’est en nous plaçant à la suite de la Vierge Marie, dans un esprit filial, que nous obtiendrons que se réalise pour nous-mêmes le miracle de la disponibilité totale à l’amour de Dieu, sans préjudice des personnes que le Seigneur nous confie, et à qui nous sommes liés par des liens d’affection conjugale, familiale ou amicale. Nous pouvons appliquer à nous-mêmes la recommandation du Saint Père aux personnes consacrées : "Le rapport filial avec Marie constitue la voie privilégiée de la fidélité à l’appel reçu, et une aide très efficace pour progresser dans sa réponse et vivre en plénitude sa vocation" (VC 28).

Et comme Marie n’est pas un modèle abstrait, mais que Dieu a voulu avoir un père quand il naîtrait petit enfant, nous aurons pour saint Joseph une dévotion simple, profonde, et filiale également : "La famille de Nazareth, directement insérée dans le mystère de l’Incarnation, constitue en elle-même un mystère particulier (....). Dans ce mystère, la vraie paternité a sa place : la forme humaine de la famille du Fils de Dieu, véritable famille humaine, constituée par le mystère divin. En elle, Joseph est le père : sa paternité ne découle pas de la génération ; et pourtant, elle n’est pas "apparente" ou seulement "substitutive", mais elle possède pleinement l’authenticité de la paternité humaine, du rôle du père dans la famille" [17]. La personne de saint Joseph, le père nourricier de Jésus, pourra donc aussi être une référence pour la pratique de la chasteté, entendue comme réponse à l’appel divin pour purifier en nous le désir de fécondité, et singulièrement de paternité.

Le conseil d’obéissance occupe une place importante dans la Règle de saint Benoît : il fait l’objet de deux chapitres (5 et 71), qui encadrent en quelque sorte le corps de la règle, puisque celle-ci ne comporte que 73 chapitres, et qui décrivent chacun un aspect différent de l’obéissance. Nous avons déjà fait allusion au chapitre 5, citant le commentaire de Dom Delatte [18]. Voici maintenant le texte de saint Benoît (v. 14-16) : "Cette obéissance sera agréable à Dieu, et douce aux hommes, si l’ordre donné est exécuté sans tergiversation, ni lenteur, ni mollesse, sans plainte ni contradiction, car l’obéissance qu’on témoigne aux supérieurs s’adresse à Dieu ; lui-même dit en effet ’Qui vous écoute m’écoute’ (Lc 10, 16). Et il faut que les disciples obéissent de bon cœur, parce que ’Dieu aime celui qui donne avec joie’ (2 Co 9, 7)". Ce passage décrit le premier aspect de l’obéissance, celle qu’on peut appeler hiérarchique, parce qu’elle est due à un "supérieur", quelqu’un qui est par l’âge, la mission professionnelle ou la situation sociale, en état de nous donner un ordre, ou du moins de nous demander un acte, une attitude, une abstention. Or saint Benoît nous propose à la fois l’obéissance sans délai et de cœur, et il donne comme motif ultime de cette attitude la volonté de plaire à Dieu.

Quelle exigence et quelle justification dans le monde qui est le nôtre, où il semble que tout acte d’autorité doive immédiatement être justifié par celui qui le fait, sous peine d’inefficacité ou de représailles ! Pourtant l’obéissance chrétienne trouve sa raison d’être dans la vie de Jésus : "En lui obéissant, nous l’imitons. Nous faisons nôtre sa volonté et nous participons à sa soumission vis-à-vis du Père. L’obéissance est au cœur de la Rédemption." [19]

Et qui plus est, cette obéissance est agréable à pratiquer ! Dom Delatte commente cette note bénédictine : "Le dessein dernier de notre obéissance est donc de faire plaisir à Dieu. Mais encore que ce soit là l’essentiel, saint Benoît demande quelque chose de plus : et dulcis hominibus (et douce aux hommes) (...). Notre bienheureux père sait que le principe de toute notre vie est le bonheur, que Dieu lui a consacré le premier désir de notre âme (...). Il s’en faut que le souci de faciliter la tâche à ceux qui nous dirigent et de leur être agréable soit une considération trop humaine et périlleuse. L’obéissance sera douce à Dieu et aux hommes, et la terre deviendra le ciel..." [20]

Vision éthérée des relations sociales ? Non, mais chemin à contre courant de notre monde ; cette obéissance hiérarchique heureuse est contrebalancée et complétée harmonieusement dans la Règle par un précepte peut-être moins difficile à comprendre pour nos contemporains, et donc pour nous-même, celui du chapitre 71 (v. 1-2) : "Cette bonne chose qu’est l’obéissance n’est pas due seulement par tous à l’abbé, mais les frères s’obéiront aussi les uns aux autres, sachant que c’est par cette voie de l’obéissance qu’ils iront à Dieu." Nous sommes ici dans le domaine de la charité fraternelle, domaine qui n’exclut pas quelque héroïsme par sa pratique quotidienne : "Si vraiment nous voyons le Christ dans nos frères, logiquement nous devons éprouver pour eux de sentiments habituels de déférence, un désir sincère de les servir et de leur témoigner de la prévenance. Notre frère est bon et vertueux, combien il doit être doux de le servir, car le Christ est plus apparent en lui. Il est imparfait ou même pécheur ; l’amour du Christ humilié en ce pécheur, du Christ qui voudrait y vivre et que nous désirerions y voir vivre, mettra dans notre conduite une note discrète de zèle et d’apostolat." [21]

A travers ce parcours de l’utilité des conseils évangéliques, il est frappant de constater combien tous trouvent leur centre de gravité dans l’amour du Christ, cet amour qui unit la personne consacrée à Jésus par un lien personnel et irréfragable. Or quel est le secret de la solidité de ce lien ? C’est la prière : "Il est impossible que nos relations avec Dieu en ce monde demeurent une pure formalité ; il faut que notre cœur se tourne réellement vers lui, sous l’impulsion de notre intelligence ; il faut que nous retrouvions le secret de cette conversation intime que le Seigneur avait avec Adam au paradis terrestre" [22].

Prière et oraison

Que peut nous apprendre la vie des consacrés, et spécialement des contemplatifs, pour notre propre vie de prière ? En suivant particulièrement le petit traité de la première mère Abbesse de Solesmes, nous dégagerons quelques éléments de réflexion, groupés autour de deux thèmes : complémentarité de la prière communautaire et de la prière personnelle, rôle du père spirituel dans l’aventure de la prière. Le premier thème est longuement développé par Mme Cécile Bruyère en un chapitre appelé "L’office divin et l’oraison" : pour elle, prière communautaire signifie prière soumise à des règles précises, et donc prière liturgique. Par ces derniers mots, il faut comprendre, dans la tradition bénédictine, non seulement le sacrifice eucharistique, mais aussi les sept offices du jour (et primitivement l’office de nuit) que prévoit exactement la Règle [23]. Cela signifie que la prière communautaire est ici un labeur, un travail, un devoir rendu à Dieu : "Notre bienheureux père et d’autres anciens sont donc bien inspirés lorsqu’ils appellent la liturgie dans son ensemble opus Dei (œuvre de Dieu) : l’œuvre qui a Dieu et Dieu seulement pour objet direct, l’œuvre qui magnifie Dieu" [24]. Il n’y a donc pas de place ici pour la fantaisie, ni l’amateurisme ou la désinvolture : la prière liturgique est au contraire la réalité la plus sacrée qui soit pour le moine. Que retenir de cela pour un baptisé non religieux ? : l’estime et le respect à porter à la liturgie, où c’est l’Église qui nous enseigne.

Mais où se trouve la fraîcheur de la relation toujours nouvelle à Dieu ? C’est la prière personnelle qui donnera la fraîcheur aux célébrations liturgiques, et renouvellera le cadre, sinon immuable, du moins répétitif, de la liturgie : "Il est donc superflu d’établir une opposition entre la prière liturgique, déterminée par l’Église, et la prière individuelle, libre dans son allure et ses procédés. La première n’existe pas pleinement sans la seconde ; la seconde emprunte ses forces à la première et s’appuie sur elle avec sécurité. L’Église ne mutile pas l’âme humaine, ni ne diminue ses aptitudes pour aller à Dieu. Elle fixe et détermine les formes de la prière officielle, et laisse ensuite aux âmes la liberté de leurs effusions personnelles avec Dieu." [25]

Une telle liberté laissée à la prière personnelle, indispensable pour que la relation à Dieu qui s’y développe soit féconde, ne signifie pas pour autant inutilité d’une méthode, ni de guides pour aller à Dieu par ce chemin. Ce serait penser que les plus belles fleurs poussent dans les terrains vagues. Au contraire, la liberté interviendra pour le choix d’une méthode et d’un guide, et ensuite dans l’application quotidienne du schéma de prière que l’on se sera fixé avec l’aide de l’un et de l’autre. Car il ne faut pas passer sous silence la décision initiale, qui est de dégager chaque jour un temps plus ou moins long pour la prière, et si possible à une heure relativement fixe.

Pour prendre cette décision elle-même, il sera souvent nécessaire d’avoir pris conseil : "Aussi tout fidèle aspirant à l’esprit de prière et à l’union avec Dieu venait se mettre sous la conduite d’un maître ; les vétérans, devenus maîtres eux-mêmes, osaient seuls s’aventurer à marcher sans guide. La Règle de saint Benoît résume cette tradition quand elle traite des novices et les confie aux mains d’un ancien" [26]. Cette relation entre le chrétien et son père spirituel, que nous évoquons ici à propos de la prière, est profondément libératrice et constructive, pour peu que le choix du père ait été effectué avec prudence et discernement. Elle est en effet à l’image de la relation entre Jésus et son Père : "La relation dont nous allons parler est d’une autre sorte [que celle résultant de visites occasionnelles. Elle crée entre deux êtres un lien indestructible, semblable à celui que noue la parenté à l’intérieur d’une même famille. Au lieu d’être de l’ordre de la nature, elle est de l’ordre de la vie de l’Esprit. Jésus consacre cette parenté dans l’Évangile : ’Qui est ma mère ? Qui sont mes frères ?’ demande-t-il. ’Ceux qui écoutent la Parole de Dieu et qui la gardent’ (Mc 3, 33. 35). Il n’est pas indifférent à deux êtres de se rencontrer dans une commune recherche de la Sagesse et de la Parole. Saint Paul comme Jésus parle de ceux qu’il a engendrés comme une mère, en leur communiquant la parole de l’Évangile." [27]

Dans la liberté de cette filiation spirituelle, se construira la prière personnelle, qui suppose généralement, afin d’éviter les illusions de l’imagination ou de l’affectivité, un va-et-vient, qui peut être lui-même réglé et former comme un canevas, entre des textes transmis par l’Église et la prière toute spontanée et libre : "Pour durer, sache te soumettre au rythme traditionnel de la lecture et de la prière. Ne crains pas de passer de l’une à l’autre. Par la lecture, tu soutiens l’attention. Par la prière, tu laisses ’ton cœur chanter dans son propre langage’ (Claudel). Au besoin apprends par cœur, et la prière te descendra dans le cœur." [28] Dans la tradition bénédictine, le texte lu (ou récité de mémoire) peut être un Psaume, un passage de l’Évangile, un texte des pères de l’Église. Pour un non-religieux, la récitation de l’office, qui ne peut qu’exceptionnellement se faire sous sa forme communautaire, donnera nécessairement à la prière quotidienne un cadre stable, autour duquel peuvent graviter des éléments librement choisis pour progresser dans l’amour de Jésus-Christ.

On le voit, la vie religieuse n’a pas fini d’enseigner le chemin vers Dieu. Puissions-nous, selon notre condition et nos forces, suivre la voix de Benoît de Nursie : "N’allons pas, épouvantés, fuir aussitôt le chemin du salut, dont l’entrée est forcément étroite ; car avec le progrès de la conduite et de la foi, le cœur se dilate, et c’est dans une ineffable douceur d’amour qu’on court sur le chemin des commandements de Dieu" [29].

Jacques-Hubert Sautel, Né en 1954, oblat séculier de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes. Travaille au CNRS sur les manuscrits grecs (Institut de Recherche et d’Histoire des Textes).

[1] Cf. Dom G. Oury, L’héritage de saint Benoît, Solesmes, 1988, ch. 1, notamment p. 8.

[2] Nous utilisons la Traduction œcuménique de la Bible, édition intégrale, Paris, 1994.

[3] A la suite de l’exhortation apostolique Vita consecrata, promulguée par le pape Jean-Paul II le 25 mars 1996, nous employons indifféremment les expressions "vie religieuse" et "vie consacrée". Nous citerons désormais ce document VC.

[4] Cf. Madame Cécile Bruyère, La vie spirituelle et l’oraison, Solesmes, 1984 (nouvelle édition), ch. 3, notamment p. 26 et 28.

[5] Cf. Orientale lumen (lettre apostolique promulguée par Jean-Paul II le 2 mai 1995), § 9.

[6] Il peut sembler singulier et peut-être irrévérencieux de mettre sur le même plan ces deux états de vie, dont l’un est déjà consacré dans l’Église par un sacrement (l’ordre) et l’autre ne l’est pas. Mais saint Benoît le fait constamment dans sa Règle (voir notamment le ch. 60), sans pour autant méconnaître la dignité du sacerdoce : la question de la vie religieuse se situe au niveau de la recherche de la perfection personnelle, et non du service de pasteur assumé dans l’Église.

[7] Cf. Dom P. Delatte, Commentaire sur la Règle de saint Benoît, Solesmes, 1985 (nouvelle édition), p. 90. Il s’agit du commentaire du ch. 4, v. 63.

[8] Ibid., p. 94 (ch. 5, v. 1).

[9] Il ne serait pas pertinent de faire remarquer ici que les Apôtres sont à proprement parler les précurseurs des évêques plus que des religieux, car ce n’est pas la mission des Apôtres qui est ici en jeu, mais leur disponibilité à suivre Jésus.

[10] Cf. LG (texte promulgué par le pape Paul VI le 21 novembre 1964), § 44.

[11] Cf. Veritatis Splendor (encyclique donnée par Jean-Paul II le 6 août 1993), § 18.

[12] Pour une revue détaillée de la vie consacrée dans l’Église catholique française en communion avec Jean-Paul II, on se reportera à l’ouvrage de Dom G. Mesnard, La vie consacrée en France. Ses multiples visages, Solesmes, 1988.

[13] Théologien laïc, vivant au XIVème siècle dans l’Empire byzantin, il fut l’un des promoteurs de l’hésychasme, doctrine spirituelle qui recherche en Dieu le repos (grec hêsychia), par la vigilance d’une prière assidue.

[14] On consultera avec intérêt l’ouvrage synthétique de Dom J. Guilmard, Les oblats séculiers dans la famille de saint Benoît, Solesmes, 1975.

[15] Cf. G. A. Simon, La Règle de saint Benoît commentée, éd. de Fontenelle (abbaye Saint-Wandrille), 1982 (1ère éd. 1931), citant ici (p. 292) le manuel de P. Cotel, Catéchisme des vœux, 1905, p. 61. Le vocabulaire peut nous paraître un peu ancien, mais cela ne porte pas atteinte, nous semble-t-il, à la pertinence des conseils donnés.

[16] Cf. Dom P. Delatte, Homélies sur la Vierge Marie, Paris, 1951, p. 15. Il s’agit d’un recueil de notes laissées par l’abbé de Solesmes à propos de l’homélie qu’il prononçait chaque année sur l’évangile de l’Annonciation, lu en semaine dans l’octave préparatoire à Noël (tradition bénédictine ancienne de l’homélie sur le Missus est).

[17] Redemptoris custos (exhortation apostolique promulguée par Jean-Paul II le 15 août 1989, citée dans le volume de la collection "Ce que dit le Pape", Saint Joseph, Paris, 1995, p. 49).

[18] Cf. supra, n. 8.

[19] Cf. Dom A. de Vogüé, Ce que dit saint Benoît. Une lecture de la Règle, Abbaye de Bellefontaine, 1991, p. 66.

[20] Cf. Dom Delatte, Commentaire..., p. 101.

[21] Cf. G. A. Simon, op. cit., p. 515-516.

[22] Cf. Mme Cécile Bruyère, op. cit., p. 8.

[23] Treize chapitres de la Règle (ch. 8 à 20) prévoient le contenu des offices, ainsi que les circonstances matérielles et spirituelles de leur récitation..

[24] Cf. Dom Delatte, Commentaire..., p. 152.

[25] Mme Cécile Bruyère, op. cit., p. 131.

[26] Ibid., p. 116 (cf. Règle de saint Benoît, ch. 58, v. 6-7).

[27] Cf. J. Laplace, s. j. : La liberté dans l’Esprit. Le guide spirituel, ed. Chalet, 1995, p. 38-39.

[28] Ibid., p. 156.

[29] Règle de saint Benoît, Prologue, v. 48-49.

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