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Éditorial

Isabelle Rak

« Jugés sur l’amour » ! À première vue, cette expression de saint Jean de la Croix peut sembler excessivement paradoxale. On ne peut en effet être jugé que sur un acte conscient et volontaire, aussi peu spontané que possible, bien défini dans le temps et dans l’espace. Or, l’amour – et pas seulement celui qui attire l’homme et la femme l’un vers l’autre – est compris, depuis la nuit des temps, comme un sentiment incontrôlable et imprévisible, qui paralyse toute volonté et égare toute raison. Qu’il s’agisse des flèches d’Éros ou de la tragique destinée de Tristan et d’Iseult, un parcours rapide des principales mythologies païennes d’Europe nous montre que la conception dite « romantique » de l’amour-passion est en fait profondément inscrite dans les mentalités depuis que l’homme est en mesure de coucher par écrit sa propre vision du monde. Même l’amour parental est considéré comme relevant davantage d’un instinct partagé avec le monde animal que comme une disposition rationnelle et contrôlable. Quant à l’amitié, Montaigne en a délicieusement exprimé la subjectivité en peu de mots : « parce que c’était lui, parce que c’était moi… ».

Par ailleurs, ce qu’on désigne par le terme un peu vague d’amour chrétien ne relève certes pas de la fatalité du coup de foudre ou du conditionnement des instincts animaux ; mais cette notion très générale, voire floue, qui semble dispenser le croyant de toute observance « légaliste », paraît devoir échapper elle aussi à toute possibilité de jugement. Cet amour « universel », qui se passe si aisément d’objet précis, d’obéissance à une loi concrète et définie, d’observance de rites et de discipline d’aucune sorte, sur quels critères pourra-t-on le jauger ? Saint Augustin, peu suspect de laxisme, n’a-t-il pas écrit : « aime et fais ce que tu veux » ?

Car ce n’est pas en vain que la Justice est représentée allégoriquement avec une balance : l’idée de jugement est en effet associée à celle d’évaluation, de mesure, de décompte des fautes, de rétribution, de distribution des châtiments et des récompenses : « Mesuré, pesé, divisé » [1] : telle est l’expression de la condamnation du souverain chaldéen Balthazar. Or, saint Augustin n’a-t-il pas dit par ailleurs : « la mesure de l’amour, c’est d’aimer sans mesure » ? Le jugement prononcé par le Dieu de la Bible ne porte-il pas, précisément, sur notre capacité à la démesure en matière d’amour ? On pense également à la parabole de la mesure : « de la mesure dont vous mesurez on mesurera pour vous en retour » [2].

Tout semble donc opposer le jugement à l’amour. Et pourtant, l’histoire de la théologie chrétienne nous met en garde contre une telle opposition, poussée parfois jusqu’à la caricature, entre justice et miséricorde, entre la rigueur légaliste du Dieu de l’Ancien Testament et le pardon dispensé à pleines mains par le Dieu fait homme du Nouveau Testament. Face à la Loi inflexible du peuple juif, prétendument aveugle aux excuses individuelles, saint Paul n’a-t-il pas développé une théologie de la grâce qui a ouvert la Révélation à tous les peuples de la terre ? On sait jusqu’où ont pu mener de tels contresens, mais la vieille hérésie marcionite a la vie dure…

Au-delà de ces considérations générales, il existe, dans nos sociétés contemporaines, un malaise vis-à-vis de la notion de jugement qui peut sans doute s’interpréter par des raisons plus spécifiques. Un jugement – positif ou négatif – suppose en effet qu’un regard objectif puisse être porté sur un individu ; le juge ne peut se contenter de rendre ses sentences sur la base de la seule expérience subjective d’un prévenu, dont il ne peut connaître toute l’histoire et les pensées intimes. Au-delà de toutes les excuses, de toutes les circonstances atténuantes que l’on peut trouver pour expliquer le comportement d’un criminel, il reste qu’un méfait a été commis, qu’il a souvent des conséquences dramatiques et que l’on ne peut ôter entièrement à un homme à peu près sain d’esprit la responsabilité de ses actes : ce serait dès lors lui dénier la capacité de prendre librement une décision. Or, la justice est soumise de nos jours à une double contrainte : d’un côté on lui demande de dire le vrai, de trouver des « responsables », et de l’autre on la convoque à temps et à contretemps pour se décharger de toute responsabilité individuelle, qui ne doit plus être assumée que par des entités collectives – collectivités locales, entreprises, administrations. Par un incroyable retournement de perspective, la justice devient l’instrument d’une déresponsabilisation généralisée, où toute faute individuelle se fond dans une culpabilité générale et anonyme.

Lorsqu’il s’agit donc de réfléchir sur cet étrange rapprochement entre le jugement et l’amour, il convient donc de s’interroger sur le sens que nous voulons bien donner à l’un ou l’autre de ces termes. On vient de voir de quels détournements la notion de justice est aujourd’hui l’objet ; mais ne faut-il pas également porter un regard critique sur « une certaine idée » de l’amour ?

Il faudrait donc en premier lieu comprendre ce jugement sur l’amour comme un jugement DE l’amour – ou plutôt de nos représentations indigentes, par lesquelles nous défigurons trop souvent la troisième vertu théologale. Nous serons d’abord jugés sur la nature, la qualité, le sens que nous aurons donnés à ce mot trop galvaudé depuis tant de siècles. Nous serons jugés sur notre désir d’imiter Celui qui est l’Amour, sur nos efforts pour nous conformer au Fils de l’homme, et non pas sur une vague sentimentalité, pleine de bonnes intentions dont la sagesse populaire sait qu’elles pavent bien des enfers.

Révisons donc en premier lieu nos clichés sur l’amour. Celui que nous fait entrevoir le Christ lors de sa vie terrestre n’est-il pas radicalement différent de l’amour irrationnel, fatal et incoercible qui a été évoqué qu début de cet article ? Les Évangiles nous montrent en Jésus un homme souverainement libre et maître de lui, étranger aux « passions » auxquelles on associe généralement la notion païenne d’amour. Et jamais les théologiens n’ont discuté davantage de la question de la liberté et de la volonté du Christ qu’à propos de son acte d’amour suprême, lorsqu’il accepte sa passion à Gethsémani. La longue querelle des deux volontés du Christ ne porte pas sur un point de « détail » dans le développement du dogme chrétien : elle relève au contraire d’un aspect réellement fondamental de notre foi, à savoir la coïncidence, en Jésus, de la plénitude de l’amour avec l’exercice pleinement libre et conscient de sa volonté humaine et divine. Dans le Christ, l’amour est libre et rend libre [3]. Il devient, par une extraordinaire inversion de perspective, l’antithèse de ce sentiment incontrôlable qui a tant effrayé et fasciné les civilisations païennes. Non pas que cet amour doive être entièrement expurgé d’une certaine forme de « folie » que saint Paul a si bien évoquée dans la première Epître aux Corinthiens [4]. La folie de l’amour, dans une perspective chrétienne, est bien « démesurée » comme l’écrivait saint Augustin, mais cette folie est celle du don total, de la remise complète du Fils dans les mains du Père, cet anéantissement apparent qui est la condition même de la vie, de la liberté et du salut du monde.

D’autre part, l’amour ne saurait demeurer à l’état de pure intentionnalité. Saint Jean et saint Jacques nous mettent soigneusement en garde contre une certaine forme d’amour purement abstrait, qui se passerait de réalisations visibles ou au moins d’une certaine sortie de soi. « Si quelqu’un dit : ‘J’aime Dieu’ et qu’il déteste son frère, c’est un menteur » [5]. Il convient ici de redécouvrir certaines intuitions de l’Ancien Testament, en matière de respect de la Loi et des commandements, à condition de les comprendre, non pas comme un ensemble de règles à suivre de manière mécanique, voire superstitieuse, mais comme un moyen à la fois très humble et très efficace de réaliser, d’incarner en ce mode la réponse de l’homme à son Sauveur. Et lorsqu’on relit attentivement les Évangiles, on remarque que Jésus associe sa prédication à des actes qui traduisent son infinie compassion pour la misère humaine. Les miracles sont certes des signes de l’avènement du Royaume des cieux, mais ils montrent par là-même que ce Royaume est celui de l’amour de Dieu en action : Jésus guérit, soulage, console, nourrit ses contemporains d’aliments matériels et spirituels. La grâce de Dieu et l’avènement du salut s’accompagnent de manifestations concrètes de la puissance aimante du Sauveur, sans pour autant se réduire à un activisme focalisé sur un volontarisme auto-suffisant : c’est l’obéissance, la disponibilité constante du Fils à son Père, sa prière nocturne au désert qui donnent à sa Parole son pouvoir de fécondité et de bénédiction : « il passait en faisant le bien » [6].

Le « jugement sur l’amour » ne relève pas pour autant d’une quelconque « culture du résultat ». La fécondité de la grâce se juge certes à ses fruits, mais sa visibilité dépend des personnes qui la reçoivent et de leur propre histoire. En cela, l’amour donné par l’homme en réponse à l’amour infini ne se mesure pas, il n’est pas strictement proportionnel à ses manifestations extérieures. Certains progrès apparemment très ténus d’un pauvre homme empêtré dans ses faiblesses ont peut-être bien plus de prix aux yeux du Seigneur que des actions spectaculaires : la remarque de Jésus sur l’offrande de quelques piécettes par une pauvre veuve [7] pourrait être comprise en ce sens.

Quel est donc, en fin de compte, ce « jugement » ? La subversion de la notion d’amour par l’enseignement des Écritures et la prédication de Jésus vient, par contrecoup, transformer l’idée même de jugement, dont nous avions souligné précédemment le lien avec les idées de mesure, d’évaluation objective, de rétribution. Certes, ces notions ne sont pas abolies par la venue du Rédempteur. Mais jugement et amour se retrouvent dans le choc de la rencontre de l’homme avec Dieu, rencontre qui ne se limite pas à « l’heure de notre mort », même ci cette dernière représente un moment littéralement décisif, mais qui peut être « anticipée » chaque fois que nous nous remettons en pleine confiance entre les mains du Père, en acceptant de nous conformer à sa volonté et d’écouter sa Parole. Ainsi vécu et compris, le jugement n’est pas redoutable, il est au contraire une bonne nouvelle [8].

La rencontre avec Dieu est aussi une lumière qui nous permet de discerner la vérité dans nos vies. On se rapproche ici d’une conception apparemment plus classique du jugement, mais c’est pour constater immédiatement que, contrairement à ce qui se passe généralement vis-à-vis des lois humaines, dont l’observance n’est qu’exceptionnellement insurmontable, l’illumination de la rencontre rappelle à chacun l’exigence déjà donnée par Dieu au Sinaï : « Soyez saints car Je suis saint » [9]. Si nous percevons la rencontre de Dieu comme un jugement, au sens commun du terme, c’est parce que la lumière divine nous montre sans complaisance la profonde inadéquation entre l’exigence de sainteté du Lévitique et notre réponse misérable. La perception de cet abîme est d’ailleurs d’autant plus intense que la familiarité avec le Seigneur est plus grande : les saints chrétiens le savent bien, et même avant eux Moïse, à qui Dieu parlait comme un ami parle à son ami, et qui en même temps était l’homme le plus humble que la terre ait porté... On n’est pas ici dans le domaine du scrupule, mais dans celui de l’amour authentique, qui ressent tout rendez-vous manqué avec le Dieu d’amour comme une blessure, blessure d’autant plus sensible que la proximité avec Lui est plus forte.

Remarquons enfin que le jugement, notre jugement, est mené par un étrange tribunal, où Dieu est à la fois juge et défenseur, ce dernier aspect de défense étant souvent associé à la personne de l’Esprit-Saint, le « Paraclet ». Il n’y a pas d’accusateur dans le Royaume, seulement un avocat. Le jugement n’est condamnation que pour celui qui ne veut pas admettre l’existence et le pouvoir de ce Défenseur. Ne serait-ce pas une explication possible à cette parole mystérieuse de Jésus, selon laquelle il n’y a pas de rémission pour le péché contre l’Esprit-Saint ?

Ainsi donc, le jugement de Dieu est, comme son amour, sans mesure. Le jugement est identifié à l’amour, il est le lieu, le moment même où nous découvrons l’infinie miséricorde divine, où nous entrons dans le jeu de l’amour trinitaire. « La miséricorde… est en quelque sorte une plénitude de justice » [10]. Par la rédemption réalisée en Jésus-Christ, amour et jugement prennent l’un et l’autre une signification nouvelle, dont la plénitude ne nous sera entièrement révélée qu’aux derniers temps, mais dont il nous est donné d’entrevoir les prémices dans une réponse confiante et sans réserve aux dons sans mesure du Dieu créateur et sauveur du monde.

Isabelle Rak, née en 1957, mariée. Professeur des Universités (Sciences Physiques) et chercheur à l’Ecole Normale Supérieure de Cachan. Membre des comités de rédaction des revues Communio et Résurrection.

[1] Dn 5, 25-28.

[2] Lc 6, 38.

[3] Voir l’article de Dom J. Duchâteau dans ce numéro.

[4] « Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes… » (1Co 1, 25)

[5] 1Jn 4, 20.

[6] Ac 10, 38

[7] Lc 21,3-4.

[8] Voir l’article du P. M. Gitton dans ce numéro.

[9] Lv 19, 2.

[10] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, 1a Pars, qu. 21, art. 3, sol. 2. Voir l’article de Jacques-Hubert Sautel dans ce numéro.

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