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Editorial

Isabelle Rak

Le développement de ce qu’on appelle la « modernité », depuis la Renaissance jusqu’à nos sociétés technologiques, en passant par les Lumières et les courants rationalistes athées des deux derniers siècles, semble désormais indissociable d’un nécessaire retrait de la « religion » hors de l’espace public. Cette dissociation du théologique et du politique, la « privatisation » des croyances, le monopole d’une raison considérée comme radicalement antinomique au discours de foi, sont perçus comme des vérités indiscutables, y compris par un grand nombre de chrétiens. Face à la déchristianisation galopante de la deuxième moitié du XXe siècle, beaucoup ont cru pouvoir ré-évangéliser le monde contemporain en se coulant dans son moule, en adoptant ses modes de pensée, en acceptant de dénier à des pans entiers de l’existence humaine toute dimension théologique ou spirituelle. À la méfiance traditionnelle vis-à-vis du « monde » a succédé, au moins pendant quelques décennies, un optimisme frisant parfois la naïveté sur les progrès sociaux et techniques de la société occidentale. Certains des plus grands théologiens du XXe siècle avaient cependant déjà perçu le danger de cette « sécularisation », de cette réduction du monde à sa seule dimension profane. L’ouvrage d’Henri de Lubac Le Drame de l’humanisme athée avait déjà mis en lumière les impasses, voire les fléaux, issus de cette négation du surnaturel.

En ce début de troisième millénaire, force est de constater que ni la négation du divin par les zélateurs de l’athéisme (ou la masse des indifférents), ni les tentatives chrétiennes de réconciliation avec le monde, n’ont permis de sortir de cette crise. La notion de dignité humaine, loin d’être renforcée par la sécularisation, se brouille peu à peu au sein de communautés humaines qui acceptent sans broncher toutes sortes de sacrifices humains, surtout aux limites extrêmes de la vie biologique. De son côté, le christianisme n’est pas sorti grandi de ses tentatives de symbiose avec un monde contemporain qui l’ignore de plus en plus.

Ce numéro ne prétend pas relever tous les aspects de ce redoutable défi en quelques dizaines de pages. Plus modestement, à travers la pensée de Benoît XVI sur la raison d’une part, et l’analyse d’un nouveau courant théologique, Radical Orthodoxy, d’autre part, nous proposons, à la lumière de la Tradition chrétienne, solidement étayée par une métaphysique cohérente, une tentative de sortir des schémas et des évidences qui se sont imposés à nombre d’esprits chrétiens depuis des décennies.

Foi et raison tout d’abord : le discours de Benoît XVI aux professeurs d’Université européens ainsi que la Conférence de Ratisbonne invitent en effet à porter un regard renouvelé sur ces deux notions prétendument antinomiques. Le Saint-Père, qui parle d’expérience, insiste sur le fait que la foi chrétienne a toujours voulu s’exprimer à travers une rationalité, des outils conceptuels cohérents, un discours dans lequel la notion de vérité, aujourd’hui tellement mise à mal, se porte garante de la raison humaine et de tous ses développements dans les domaines de la métaphysique, de la politique et même des sciences de la nature. Benoît XVI fait très justement remarquer que la pensée contemporaine s’est peut-être enfermée dans une rationalité trop étroite, qui se limite au mesurable, au quantifiable, à ce que nous pouvons détecter des phénomènes qui nous entourent. Face à ce rationalisme scientiste dont les scientifiques seuls ont peut-être su faire reculer les limites, il convient d’élargir le concept de raison à tous les domaines du réel qui dépassent la perception immédiate des choses. La raison « dilatée » par la foi pourrait ainsi s’épanouir dans toute sa richesse, conformément à l’inspiration des premiers fondateurs des Universités dans l’Europe médiévale.

La remise en question de la dichotomie entre foi et raison, la critique de la sécularisation du monde, constitue l’un des objectifs majeurs d’un nouveau mouvement théologique, apparu aux États-Unis il y a une dizaine d’années en milieu anglican, et qui prend aujourd’hui des dimensions plus œcuméniques. Le frère Renaud Silly nous en expose les points forts : critique d’une raison purement abstraite de l’être, coupée de toute relation au Dieu des Écritures juives et chrétiennes, et dont l’origine remonterait à Duns Scot, en passant bien sûr par le nominalisme de Guillaume d’Occam ; priorité donnée à la Révélation, comprise non pas comme antithèse de la raison profane, mais au contraire comme ce qui lui donne sa pleine mesure (on retrouve ici la pensée de Joseph Ratzinger) ; remise en cause du modèle politique purement « contractuel » hérité des Lumières, dans lequel le lien social disparaît au profit d’une sujétion directe, sans corps intermédiaires, de l’individu à un souverain étatique sans visage. Le programme de Radical Orthodoxy consiste à contester tous ces fondements du sécularisme actuel, en lui opposant un ensemble conceptuel très solide, mais aussi et surtout la fidélité à la liturgie eucharistique, qui seule permettra la formation d’une authentique « fraternité » au sein de la communauté ecclésiale comprise comme Corps mystique du Christ.

On plonge ensuite très largement dans l’univers parfois complexe de la métaphysique de Radical Orthodoxy grâce à l’article de Jérôme Levie, qui rend compte d’un ouvrage majeur de Catherine Pickstock, une des fondatrices du mouvement. La critique d’un rationalisme sans Dieu, et du nihilisme qui en résulte, est abordée ici comme un parcours de l’histoire de la pensée : la connaissance « de l’intérieur » prônée par Socrate face à la rhétorique désincarnée des Sophistes ; la montée, à partir du XVIIe siècle, d’une pensée visant à un contrôle purement « technocratique » du réel ; les ambiguïtés de l’art baroque et de la nécrophilie contemporaine, qui cache désespérément une profonde négation de la mort et de la finitude. De nombreux exemples tirés de la vie quotidienne et sociale viennent étayer ce point de vue. Même la liturgie chrétienne est menacée par cette dérive. C. Pickstock propose de reconstruire une vie liturgique renouvelée, qui plonge le fidèle au cœur du mystère et le mène au point de tangence entre l’historique et l’eschatologique. Une liturgie qui restaurerait le signe, la vénération due à la Présence réelle, qui rappellerait la centralité de la Résurrection comme seule voie pour régénérer le monde présent, rétablirait peut-être notre faculté de vivre dans le temps, de saisir le kaïros, le moment favorable, et de savoir « bien compter nos jours ». Privilégiant le temps sur l’espace, l’oral sur l’écrit, le rite et ses symboles sur l’intellectualisation à outrance de la liturgie, C. Pickstock invite ses lecteurs à retrouver la joie du don et l’authentique désir de paix que seul l’Esprit Saint garantit au sein de l’Église.

Enfin nous avons le plaisir d’ouvrir nos colonnes à M. Emmanuel Falque qui s’inscrit dans une tout autre perspective, abordant l’athéisme moderne dans le cadre d’une méditation sur la finitude, expérience fondamentale de l’homme contemporain. Au lieu de la surplomber en refusant de la prendre au sérieux, E. Falque nous invite à laisser pénétrer jusqu’au bout l’interrogation qu’elle nous apporte, refusant d’autre réponse que celle, paradoxale, de la résurrection, où Dieu métamorphose l’homme sans reconduire son expérience antérieure sous une nouvelle forme. Nouvelle création de Celui qui fait toutes choses nouvelles, la Résurrection ne nous affranchit pas de notre condition de créature et de ses limites, mais elle restaure l’authentique dignité du corps et de la raison.

Isabelle Rak, née en 1957, mariée. Professeur des Universités (Sciences Physiques) et chercheur à l’Ecole Normale Supérieure de Cachan. Membre des comités de rédaction des revues Communio et Résurrection.

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