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Editorial

P. Michel Gitton

Le numéro qu’on va lire résulte d’une double préoccupation. Il s’agit d’abord de marquer le lien vivant qui unit les sacrements avec l’acte sauveur du Christ. Il s’agit aussi d’échapper à la problématique historiciste qui pose de façon rigide la question de l’institution des sept sacrements par le Jésus de l’histoire. Dans l’un comme dans l’autre cas, l’enjeu est celui de la continuité entre l’origine et ce qui en découle, entre le Seigneur et l’Église née de son côté ouvert sur la Croix.

Comment un déploiement rituel peut-il naître de ce qui est fondamentalement existentiel (la Croix), non-rituel par conséquent, non répétable ? Nous sommes depuis peu libérés de l’illusion d’un Jésus hostile aux rites, prêchant une religion toute intérieure, sans attache aux observances de la Loi. Les efforts faits depuis quelques années pour comprendre Jésus dans son enracinement juif nous ont permis de voir la place qu’occupaient dans sa vie la pratique des pèlerinages, la prière synagogale, le culte célébré au Temple, etc… Nous savons qu’il portait des franges à son châle de prière (Mc 6,56), qu’il récitait le Shema Israël, le Qaddish, etc… et pratiquait le Séder pascal. Et, au moins sur un point, nous voyons qu’il a lui-même indiqué la route qui permettrait à ses disciples de donner une expression rituelle à ce qu’il allait vivre : c’est le contenu très particulier qu’il a donné à son dernier repas, repas incontestablement pascal malgré les doutes émis quelquefois à ce sujet, mais où deux gestes accompagnés de paroles mystérieuses venaient manifester l’intention cultuelle qu’il donnait à sa mort, parole sur le pain au début du repas, parole sur la coupe à la fin. En recourant à la forme de l’eucharistia, c’est-à-dire à la grande prière d’action de grâce traduisant l’offrande sacrificielle de la communauté d’Israël à son Dieu en reconnaissance de ses bienfaits [1], l’Église a correspondu exactement à ce que Jésus avait voulu faire et ce qu’il avait réalisé effectivement ce soir-là en anticipation de sa mort. En extrayant du repas pascal (désormais abandonné) les deux paroles qui avaient accompagné les gestes de partage du pain et de la coupe, ainsi que l’ordre de réitération qui avait suivi (« faites ceci en mémoire de moi ») [2], elle tenait le fil d’or qui la reliait pour toujours à ses origines.

Toute proportion gardée, ceci est vrai de l’ensemble de l’ordre sacramentel qui se déploie autour de l’eucharistie. L’origine non réitérable y est présente, moyennant la médiation fidèle et inventive de l’Église. Si tout dans l’économie du salut est divino-humain (« théandrique »), l’institution des sacrements est de ce type : l’initiative permanente du Christ, relayée par l’Esprit, suscite dans l’Église une forme rituelle qui, pour n’être pas déductible de tel comportement de Jésus avant sa Pâques, n’en correspond pas moins à la logique profonde de son offrande pascale, et actualise son engagement en direction d’une des situations-clés de la vie humaine (nouvelle naissance, croissance dans la vie divine, renouveau de la grâce initiale, participation à son onction sacerdotale, union conjugale, maladie conduisant à la mort).

L’aspect qui est le plus développé dans ce numéro concerne le rapport entre ce qu’il est coutume d’appeler la Rédemption « objective » (celle opérée dans le Triduum pascal) et la Rédemption « subjective » (celle opérée dans les sacrements). On connaît le contresens qui a abouti à les opposer : les Luthériens avaient cru comprendre, à travers la parole de certains prédicateurs catholiques, et sans doute ceci n’était-il pas tout entier inexact, que le sacrifice de la Croix remettait à leurs yeux le Péché Originel, mais qu’il fallait le sacrifice de la messe (et le sacrement de pénitence) pour remettre les péchés actuels ! A juste titre, eux évangéliques, refusaient cette répartition qui aboutissait à restreindre l’efficacité du sacrifice de la Croix. L’idée selon laquelle nous serions certes sauvés par la Croix, mais qu’il faudrait encore quelque chose de supplémentaire pour faire changer nos vies n’est peut-être pas totalement absente des mentalités. Cela tient sans doute à la vision juridique et purement déclarative de la Rédemption : je serais sauvé parce que Dieu, par un décret de grâce, ne me tiendrait plus pour coupable, au vu des mérites de son Fils, mais je n’en serais pas devenu un saint pour autant. Dans cette optique, il reste à opérer un passage laborieux en direction des sacrements (et d’autres moyens : exorcismes, grâces de guérisons, etc), conçus comme des moyens d’« appliquer » la grâce de la Rédemption, mais des moyens qui restent plus ou moins extérieurs par rapport au salut. Si l’on veut pouvoir rendre justice à l’unité de l’œuvre du Christ, il faudra comprendre que le salut n’est rien d’autre que l’irruption de la grâce dans nos âmes. Il n’y a pas de différence entre la cessation de la panne et le passage du courant. Donc la Rédemption du monde, si elle est tout entière accomplie dans le Christ au matin de Pâques, reste tout entière à recevoir dans nos cœurs. Nous ne sommes sauvés qu’au moment où la vie nouvelle nous parvient, ce qui s’effectue normalement dans le baptême et les autres sacrements. Les sacrements ne sont donc pas un moyen surajouté, une condition juridique mise à notre accession au salut, c’est le salut lui-même qui s’adapte à notre espace-temps, qui vient nous rejoindre dans les conditions historiques de notre existence sur terre.

On se prend à rêver en pensant que si ceci avait été davantage dit et vécu, on aurait peut-être évité la redoutable coupure entre croyants et pratiquants. Là où la « pratique » a pu s’opacifier jusqu’à devenir une mécanique rituelle, un corps d’habitudes sociales, sans rapport ou presque avec la rencontre du Seigneur vivant dans son Église, comment s’étonner de la désaffection dont elle est aujourd’hui l’objet ?

Ce numéro, en tout cas, aidera ceux qui redécouvrent avec joie les sacrements comme chemins de vie à comprendre les merveilles qui s’y accomplissent.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

[1] C’est tout le thème de L. Bouyer, Eucharistie. Théologie et spiritualité de la prière eucharistique, 2e éd. 1990, ouvrage auquel ce numéro fera souvent référence.

[2] J. Ratzinger, « De la Cène de Jésus au sacrement de l’Église » dans Communio II/5, septembre 1977.

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