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Editorial

Un numéro sur le dimanche
P. Michel Gitton

Les chrétiens sentent obscurément la menace : en amenuisant la différence entre le dimanche et les autres jours de la semaine, la société qui nous entoure ne se contente pas de verser un peu plus dans le consumérisme, elle porte atteinte à une trace inscrite dans ses usages et sa mémoire, la trace d’une autre instance devant laquelle notre temps a des comptes à rendre. Vouloir que tous les jours soient égaux devant le travail et la consommation, c’est dire qu’il n’y a rien au delà de l’avoir, et du pouvoir de l’homme sur sa vie. En bousculant l’année chrétienne, la Révolution française maintenait au moins un décadi, désormais il n’y aura plus de repère fixe qui troue la succession des jours.

On ne dira jamais assez que cette atteinte au dimanche n’a été possible que parce, que, pour les chrétiens eux-mêmes, l’obligation dominicale s’est affaiblie, que le dimanche a perdu sa valeur de fête unique et irremplaçable au cœur de leur existence. Comment prétendre garder à la société ce respect d’un jour particulier, si ceux qui l’ont inventé et l’ont préservé si longtemps s’en affranchissent pour des tas de bonnes ou de moins bonnes raisons ? Il y a eu d’abord la messe anticipée du samedi soir qui a permis d’être quitte et de pouvoir vaquer à ses occupations et à ses plaisirs le dimanche. Pour beaucoup de grands-parents, ce fut le moyen d’aller tranquillement chez les enfants sans les ennuyer en exigeant qu’ils vous conduisent à la messe. Il y eut ensuite le danger de la messe télévisée, qui, inventée au départ pour que les personnes vraiment immobilisées chez elles ne soient totalement privées de la célébration avec la communauté chrétienne, devenait l’ersatz de la messe elle-même, parce qu’on n’avait pas envie de sortir, qu’on s’était levé trop tard, et parce que c’était parfois plus joli à l’écran que dans son église paroissiale.

Mais surtout le dimanche fut atteint par une contestation plus profonde et plus générale contre le légalisme qu’on disait hérité du judaïsme. Les commandements de l’Église, l’un après l’autre, firent les frais des progrès d’une religion éclairée qui avait compris (ou cru comprendre) que l’homme n’est pas fait pour le sabbat mais le sabbat pour l’homme. Par conséquent, bonne nouvelle : tout pouvait se transposer, l’esprit de pénitence n’avait pas besoin de jeûnes à date fixe ou de ridicule abstinence de viande le vendredi, l’amour de Dieu pouvait se vivre toute la semaine sans être obligé de se traîner à une heure matinale le dimanche dans une église mal chauffée ! La prière quotidienne n’avait plus besoin de formules fixes et la messe cédait le pas au besoin devant les devoirs de charité et de proximité qu’il valait mieux honorer en premier. On sait la suite : ce qui, pour une génération encore formée à la pratique chrétienne, gardait une certaine consistance, est devenu totalement inexistant à la génération suivante. Dieu a été mis en dehors de la vie, c’est tout au plus un secteur que l’on salue poliment de loin, ou quand on est en vacances. Mais la vie, la vie réelle, se déroule à cent lieues de là.

Devant cette dérive, il est vain de se lamenter ou d’exiger des solutions autoritaires. Les catéchismes de jadis ont fait beaucoup pour inculquer au peuple chrétien le respect du dimanche, qui n’était déjà pas si évident, c’est ce que nous retrace Paul Airiau. Dans ce genre, le pape Jean-Paul II a déjà rendu un immense service en donnant à l’Église la lettre Dies Domini destinée à présenter le dimanche dans toute sa splendeur. Notre tâche à tous et à chacun est de retrouver personnellement le goût du dimanche, d’un dimanche bien vécu, qui n’oublie aucune de ses composantes (prière, légitime détente, vie familiale plus riche, formation du cœur et de l’esprit). Mais le lien spécifique de l’eucharistie avec le Jour du Seigneur doit d’abord être mis en place, c’est ce que montre Alexis Pérot dans une réflexion personnelle qu’on lira dans ce numéro. Il s’agit aussi de fonder plus profondément la nécessité du dimanche, en sortant du malaise que les chrétiens ont depuis longtemps avec la Loi. Retrouver nos racines juives, comme nous y invitent les Papes, c’est rompre avec la vision libertaire qui suppose que, pour être soi-même, il faut inventer son chemin et ses repères, alors qu’il s’agit de recevoir la règle de notre vie de celui qui nous a créés par amour, pour pouvoir tracer ensuite notre chemin personnel. La méconnaissance de la valeur du sabbat, que Jésus n’a jamais répudié, n’est pas pour rien dans les malheurs qui sont les nôtres. C’est pourquoi Isabelle Ledoux-Rak consacre à cette question un important article. Reste à savoir que faire dans le débat public d’aujourd’hui pour tenter d’infléchir la marche des événements, c’est la tâche que s’est fixé notre ami le P. Michel Viot, qui a bien voulu nous confier l’un de ses articles parus dans la grande presse, et qui n’est pas passé inaperçu.

Souhaitons que ce numéro, qui s’ajoute à ceux que d’autres revues chrétiennes consacrent en ce moment au sujet, soit un jalon dans une redécouverte par les catholiques de cet « art de vivre chrétien » dont le Dimanche est incontestablement une pièce maîtresse.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

Réalisation : spyrit.net