Rechercher

Editorial

Évolution et création
Jean Lédion

Lorsqu’on aborde les problèmes liés à la notion d’évolution, on rencontre presque toujours la même démarche intellectuelle de la part des croyants. Après avoir examiné les dernières nouveautés scientifiques en la matière, les protagonistes du débat se divisent quant à la manière d’utiliser les données scientifiques, les uns pour les mettre en cause, les autres pour les adopter avec peu de discernement. Mais l’intention, c’est de se trouver dans une position intellectuellement confortable pour faire coller ce qu’on croit être la réalité avec ses propres convictions religieuses. Et cela peut aller du pur concordisme, jusqu’au fondamentalisme le plus radical. Cette manière de procéder est généralement ruineuse, mais surtout peu efficace. Aussi est-il plus intéressant d’adopter une démarche plus « augustinienne » qui parte de la situation de l’homme devant l’énigme de la Création. C’est là que la Révélation chrétienne trouve toute sa pertinence, sans préjuger des résultats de la science. Et, dans les problèmes d’évolution, on sera ainsi amené à découvrir que l’étude raisonnée des données « scientifiques » ne peut se faire à distance d’une réflexion théologique, car les deux démarches de l’intelligence pour appréhender la vérité, qui ne se situent pas exactement sur le même niveau, concernent le même homme doué de raison. Aussi « la vérité scientifique, qui est elle-même une participation à la Vérité divine, peut aider la philosophie et la théologie à comprendre toujours plus pleinement… » (Voir le discours de Benoît XVI à l’Académie Pontificale des Sciences, en octobre 2008), mais réciproquement, une philosophie solide peut mettre en garde contre le réductionnisme qui ramène le plan supérieur au niveau du plus élémentaire, elle peut aider à concevoir ce qu’est l’émergence d’une réalité nouvelle (le vivant dans la nature inanimée, l’homme dans le cosmos), la théologie permet de se demander si l’on est face à une succession sans ordre, dominée par un hasard incohérent, ou face à un projet paternel inscrit dès l’origine, même si celui-ci passe par des mécanismes qui ne requièrent aucune finalité.

L’homme est impliqué dans l’évolution

Dans tout discours sur l’évolution, on ne peut pas mettre l’homme entre parenthèses. C’est lui qui a inventé ce concept, et sans lui personne ne s’en préoccuperait sur la planète. Il ne peut pas se contenter de lire l’expérience au raz des phénomènes, il a besoin d’une visée générale qui lui permette d’organiser les faits. Le concept même d’« évolution » porte avec lui la perspective d’un mouvement général qui traverse les diverses classes de vivants et suppose, sinon un perfectionnement graduel, au moins une direction. Qu’il le veuille ou non, le scientifique qui réfléchit sur les mécanismes évolutifs est déjà amené à se situer à la fois au sein de cette évolution comme son ultime produit et au dessus d’elle comme son observateur.

De plus, celui qui pense ces problèmes a, à sa disposition, outre de nombreuses connaissances scientifiques, des théories très diverses. Mais généralement il a aussi en mémoire la manière dont la tradition biblique voit l’œuvre créatrice : création des animaux chacun « selon son espèce », étagement des œuvres divines en vue de l’homme, etc... Ces données sont aussi utiles, elles donnent à penser : sous leur apparente naïveté, elles sont une matrice de sens dont la fécondité se vérifie souvent bien loin de leur point de départ. Libre au savant de décider de ne pas en tenir compte, mais cela aussi est une option, une prise de position sur le sens ou le non-sens des phénomènes qu’il étudie.

Ainsi donc, si l’on veut aborder les problèmes d’évolution, on est obligé de tenir compte de la réalité de l’homme et de sa destinée, et donc de prendre parti sur l’ensemble de la réalité et pas seulement sur un étroit secteur. Pour un chrétien on va d’emblée jusqu’à cet ensemble très vaste que l’on appelle, en langage théologique, « la création ». Cette notion recouvre des réalités beaucoup plus riches que le simple monde naturel que les Grecs appelaient « cosmos ».Or c’est sur ce cosmos que travaillent, pour essayer de comprendre « comment ça marche », les diverses sciences de la nature comme l’astronomie, la physique ou la paléontologie. Chacune d’elles a ses propres méthodes, tout en essayant d’en trouver de nouvelles pour pouvoir progresser dans ses investigations. Mais elles ne fonctionnent que par des hommes qui essaient d’être rigoureux, mais qui n’en restent pas moins limités, et c’est justement cela ce que nous rappelle la doctrine du péché originel, qui mesure le décalage entre ce que l’homme est de droit (le maître de la nature, chargé par Dieu d’une lieutenance sur ses œuvres) et ce qu’il est devenu de fait (un être ballotté au hasard des accidents qu’il ne domine pas), trop grand pour ce qu’il a de petit, trop petit pour ce qu’il a de grand. L’évolution qui dit l’insertion de l’homme dans les mécanismes du cosmos ne doit pas faire oublier l’autre versant, la grandeur de celui qui peut s’élever jusqu’à savoir d’où il vient et où il va. Aussi, est-il souhaitable de partir d’une vue juste de la création, de la place de l’homme dans cette création, pour aborder sereinement la notion d’évolution. C’est l’intérêt de l’article de Vincent Aucante, reproduit dans ce numéro, de bien reposer toutes les questions relatives à cette problématique.

La création pourquoi et pour qui ?

Lorsqu’on scrute les Écritures, et qu’on s’interroge sur les motifs de la création, ce n’est pas d’abord vers le livre de la Genèse qu’il faut se tourner mais vers saint Paul. Dans son épître aux Colossiens il écrit :

Il est [le Christ] l’Image du Dieu invisible, Premier-né de toute créature, car c’est en lui qu’on été créées toutes choses, dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, Trônes, Seigneuries, Principautés, Puissances ; tout a été créé par lui et pour lui. Il est avant toutes choses et tout subsiste en lui. [Col 1, 15-17]

Dans ce texte, l’Apôtre exprime de la manière la plus claire le but de la création prise dans sa globalité (le visible et l’invisible) : Dieu [le Père] a tout créé, par le Christ et pour le Christ. Celui-ci est à la fois l’Auteur, mais aussi le modèle [le prototype] de toute créature mais aussi la raison, le but final de cette action divine. L’homme, qui fait partie de cette création, est cependant créé d’une manière particulière, il est créé à l’image de Dieu (à l’image du Fils préciseront certains Pères) et ainsi il a un rôle particulier dans cette création. Le même Paul n’hésite pas à dire, dans la Lettre aux Ephésiens,

C’est en lui encore que nous avons été mis à part, désignés d’avance, selon le plan préétabli de Celui qui mène toute chose au gré de sa volonté, pour être, à la louange de sa gloire, ceux qui ont par avance espéré dans le Christ. [Ep, 1, 11-12]

Le but de la création, c’est donc le Christ total, la tête et les membres. Mais pour progresser dans l’intelligence des modalités de cette création, il faut aussi se tourner vers saint Jean. C’est lui qui affirme, au début de son évangile,

Au commencement était le Verbe (Logos)…Par lui tout a existé, et sans lui rien n’a existé. (trad.Osty)

Ainsi le Logos qui est à la fois la Parole de Dieu, mais aussi sa Sagesse marque de son empreinte la création qui est l’œuvre de la Trinité. Aussi n’est-il pas interdit de chercher dans la création des traces de l’activité du Verbe tout comme saint Augustin y cherchait des « vestiges » de la Trinité dans son De Trinitate. Or le titre de logos donné au Christ par saint Jean ne se réduit pas à la notion de Parole ; il englobe aussi la notion de rationalité. Comme Dieu est Amour, Miséricorde, Intelligence (etc.), il est aussi un Dieu « rationnel » comme l’a rappelé Benoît XVI dans son discours devant l’Université de Ratisbonne. Or le « Logos était Dieu » (Jn 1,1c). La création ne peut donc pas, si elle a été faite pour le Christ, être irrationnelle. Seul le mal, est par principe irrationnel. Et c’est cette rationalité de la création qui rend possible toute démarche scientifique. Si le cosmos était irrationnel, nul ne pourrait s’y aventurer pour y découvrir des lois physiques ! Là encore, la pensée de Benoît XVI, explicitée par V. Aucante, nous permet de mieux comprendre le dilemme entre raison et irrationnel.

Que nous apporte la démarche scientifique ?

Ramenés à nos propres moyens, la compréhension du monde qui nous entoure est forcément limitée, à cause du péché originel qui a amoindri les capacités de l’homme. Le développement, très récent, eu égard à l’âge de l’humanité, de nos moyens d’investigation scientifique, ne nous permet que d’entrevoir quelques aspects de l’évolution de notre monde et de nos sociétés. Les contributions de Michel Morange et de Marc Godinot nous rappellent qu’il faut faire preuve de modestie en la matière. Il est sûr que le monde qui nous entoure n’est pas figé, il est en mouvement. L’astronomie comme la paléontologie essaient de comprendre comment cela se déroule sans, bien sûr, pouvoir remonter aux causes originelles. Cette « évolution » n’est pas forcément facile à percevoir. L’humanité, pendant des millénaires, ne s’en est pas rendu compte. Aujourd’hui, on s’aperçoit que l’univers, dans son ensemble, se modifie comme, plus localement, la flore et la faune de notre planète. Mais cette « évolution » est un constat, mais pas en soi un principe explicatif.

Ce « mouvement » n’a pas de quoi nous surprendre, car le Créateur que nous fait connaître la révélation biblique n’est pas le premier moteur immobile d’Aristote, mais un Dieu Vivant qui n’est pas lié à une époque ou à un lieu précis ; même si sa Présence (la Shekinah) se plaît à résider au milieu des Hébreux dans le désert, puis dans le Temple de Jérusalem jusqu’au jour où elle va le quitter sous les yeux du prophète Ézéchiel (Ézéchiel, ch.10 et 11). C’est le même Ézéchiel qui a la vision de ce Dieu sans cesse en « mouvement » sur son char de feu, que les rabbins appelleront merkabah (Éz 1). Dieu n’est pas « immobile » comme il n’est pas « inactif » : Mon Père travaille toujours et moi aussi je travaille (Jn, 5, 17). Ce sont donc les traces de cette action divine que les scientifiques peuvent retrouver dans leurs recherches dans les différentes disciplines. L’article de Mgr Facchini nous indique comment cela peut se faire de manière rigoureuse. Il doit aider le lecteur à bien distinguer ce qui relève des sciences expérimentales (dont il est bon de rappeler que ce ne sont jamais des sciences « exactes », contrairement à ce que voudraient nous laisser croire l’intitulé de certaines UER d’universités françaises encore marquées par une vision positiviste d’un XIXe siècle révolu).

Bien sûr, tout n’est pas abordé dans ce numéro de Résurrection, mais l’objectif est de donner au lecteur des éléments utiles pour qu’il puisse continuer lui-même à faire travailler son intelligence, c’est-à-dire effectuer une démarche rationnelle qui sera d’autant meilleure qu’elle sera éclairée par la Révélation, Révélation qui ne se substitue pas au travail scientifique, mais qui l’aide à rester rigoureux pour devenir fécond.

Jean Lédion, marié, trois enfants. Diplôme d’ingénieur, docteur d’État ès Sciences Physiques. Enseignant dans une école d’ingénieurs à Paris.

Réalisation : spyrit.net