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Editorial

Isabelle Rak

« Ils ont des yeux et ne voient pas ». C’est à l’heure où la science démontre de manière indiscutable l’humanité de l’embryon — au sens génétique de l’appartenance à l’espèce humaine —, que celui-ci se trouve précisément le plus menacé. Depuis des décennies, on peut le tuer en toute légalité, désormais il est, plus ou moins clandestinement, l’objet d’expérimentations souvent nocives, bientôt peut-être il pourra servir de réserve de cellules grâce au clonage « thérapeutique ». Toutes opérations qu’un être humain doté d’un minimum d’instinct de survie ne saurait envisager qu’avec épouvante s’il devait en être la victime.

La revue Résurrection aborde à nouveau la question bioéthique, par une réflexion qui s’étendra sur deux numéros, à partir des conférences données à l’église Saint-Paul-Saint-Louis de Paris en septembre 2002 dans le cadre du mouvement Résurrection, complétées par des points de vue nouveaux. Ce numéro-ci reprend l’intervention de trois des orateurs de ces soirées, que nous remercions de nous avoir confié leur texte, lequel a gardé bien souvent la saveur d’un exposé oral, en une triple perspective historique, pastorale et philosophique.

Les interrogations sur l’humanité de l’embryon ne datent pas d’aujourd’hui, mais le parcours historique proposé dans l’article de Marie-Hélène Congourdeau nous montre que les philosophes antiques aussi bien que la tradition biblique abordaient la question en des termes bien différents des nôtres. Pour les Anciens, l’humanité de l’embryon n’est pas d’abord biologique, mais, au sens littéral, métaphysique : c’est l’incorporation d’une « âme » chez les Grecs, ou la relation à Dieu chez les Juifs, qui fait de l’embryon une personne, et donc, de manière indissociable, un être humain à part entière. La pensée chrétienne, tout en développant les débats sur l’animation, maintiendra toujours fermement l’exigence absolue de protection de la vie dès la conception ; exigence qui n’équivaut pas pour autant à une prise de position dogmatique sur le moment de cette animation. Comment l’homme pourrait-il en effet s’arroger la prétention de définir ce moment, alors que dans la perspective biblique, c’est Dieu seul qui lui confère sa propre humanité ?

C’est en effet parce que cette humanité nous est conférée avec la vie même que l’Église s’attache à la défendre sous toutes ses formes, en particulier quand il s’agit des modalités de son émergence. C’est pourquoi l’article du P. Pierre Protot aborde plus spécifiquement la question des moyens de procréation assistée, et rappelle à ce propos que le respect de la personne humaine depuis sa conception passe par celui de l’union conjugale, d’un acte où les personnes des époux sont impliquées dans tout leur être, y compris leurs corps.

Cette question de l’identité de la personne avec son humanité biologique est abordée par l’article de Vincent Bourguet dans une perspective plus philosophique. On constate que le monde contemporain rejette toute détermination de l’homme qui lui serait donnée non seulement par un Dieu créateur qu’il rejette depuis longtemps, mais aussi par les lois de la nature qu’il s’est pourtant appliqué lui-même à déchiffrer. Et pour imposer silence à des faits que la science ne saurait ignorer, il dissocie la notion d’humanité (réduite alors à sa seule dimension biologique) et de personne, cette dernière pouvant seule bénéficier des droits que toute morale essaie, tant bien que mal, de réserver à l’homme. Désormais le tour est joué : seuls les humains ayant accédé au statut reconnu de personne (c’est-à-dire ayant atteint une certain degré de développement physique, psychique et intellectuel) peuvent bénéficier du respect de leur vie, de leur intégrité, de leur liberté. Du même coup, le biologique, c’est-à-dire le corps, est rejeté de fait dans le domaine de la non-valeur : le dualisme des gnostiques et ses avatars totalitaires ont de beaux jours devant eux !

On pourrait longuement analyser les origines et les implications de telles dérives. Depuis Adam qui fut précisément tenté sur ce point, l’homme rêve de devenir le maître, voire l’auteur, de sa propre vie : être « comme des dieux », peut-être particulièrement à une époque où les déterminations métaphysiques ou même sociologiques semblent s’effacer devant un « tout-biologique » qui détiendrait la clé de toute l’existence humaine : maladie et santé, psychisme et affect, intelligence et volonté. Même les revues scientifiques les plus sérieuses publient des études corrélant telle ou telle faculté mentale ou affective à un gène particulier. Devant ce nouveau fatum génétique, les manipulations rêvées ou entreprises par certains ne sont peut-être pas seulement l’expression d’une volonté démesurée de puissance, mais aussi l’expression dévoyée et quelque peu pitoyable d’une révolte par ailleurs légitime contre ce que l’homme de science aujourd’hui pense être un « déterminisme biochimique ». Mais où trouver une réponse ? A force de glorifier l’individu et son autonomie, une certaine mentalité contemporaine ne sait plus accueillir l’autre : l’autre encore humain au-delà des différences de facultés ou de développement, l’Autre qui seul peut dire à l’homme pourquoi il est humain et ce que cela signifie. Cet Autre qui seul peut lui rendre la conscience de sa liberté, qui seul peut lui dire, à l’embryon comme à l’adulte en pleine force, ou au malade déjà dans l’inconscience, ce qui fait sa dignité d’homme :

Je t’ai appelé par ton nom, tu es à moi...
parce que tu comptes beaucoup à mes yeux
que tu as du prix et que moi je t’aime. (Is 43, 1. 4)

Isabelle Rak, née en 1957, mariée. Professeur des Universités (Sciences Physiques) et chercheur à l’Ecole Normale Supérieure de Cachan. Membre des comités de rédaction des revues Communio et Résurrection.

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