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Editorial

Pourquoi j’aime Denys
P. Michel Gitton

Denys qu’on fustige souvent du nom de Pseudo-Denys est, disons-le, le mal aimé de la patristique grecque. Si les grands docteurs du IVème siècle sont considérés comme les témoins de l’âge d’or des Pères de l’Église, si les intuitions d’un Irénée et d’un Origène (ce dernier malgré certaines opinions aventureuses) continuent d’inspirer la réflexion, on s’accorde à juger que Denys, écrivant vers l’an 500, appartient à une époque de déclin de la pensée des Pères grecs, trop souvent confinée dans l’exploitation des découvertes précédentes, la systématisation et le commentaire.

De plus, on est prêt à lui faire grief de son lien trop évident avec la pensée philosophique, celle de Proclus en l’occurrence, jusqu’à le considérer coupable d’infiltrations néoplatoniciennes dans le christianisme, voire d’une soumission des dogmes chrétiens à la pensée grecque. C’est lui qui serait responsable d’une vision étagée et hiérarchique du monde et de l’Église qui isole la transcendance et sacralise les intermédiaires. Il n’y a pas jusqu’à son style difficile, chargé de néologismes et d’un vocabulaire pesant, qui n’ait créé un obstacle et comme un éloignement.

Certes, Denys ne fait pas dans la facilité : son anonymat volontaire (car le nom du converti de saint Paul n’est là que comme un indice codé pour masquer son intention de s’effacer devant la succession apostolique), son style initiatique, les lacunes de son œuvre (il fait référence à des ouvrages perdus ou peut-être jamais écrits, comme les Hypotyposes Théologiques) compliquent singulièrement les choses pour qui veut l’aborder.

Mais Denys, qu’on appelera le « Mystique » pour lui éviter le discrédit du « pseudo » (bien que l’appellation « Pseudo-Denys » ne soit en fait qu’une convention scientifique), représente une tentative d’une ampleur sans précédent pour confronter la dogmatique chrétienne avec l’un des systèmes les plus fascinants de l’histoire de la pensée.

Si le néoplatonisme, selon la formule du P. Trouillard, se caractérise par la prise au sérieux de la troisième hypothèse du Parménide de Platon (l’Un qui n’est pas), Denys a eu le courage de placer l’affirmation chrétienne d’un Dieu qui est (« je suis celui qui suis », Ex 3,14) en tension avec la réflexion sur l’Un au-delà de l’être. Mais sa théologie négative, loin de sombrer dans les brumes d’un agnosticisme sans rivage, reste au service de la vision biblique du Dieu transcendant, ou plutôt transcendant la distinction même entre la transcendance et l’immanence, puisque c’est le fait pour lui de dépasser tout (y compris l’être commun des choses) qui lui permet d’être proche de la plus petite de ses créatures.

Sa vision de la médiation et de la hiérarchie, autre pierre d’achoppement, mérite également plus qu’un détour. Au lieu de figer les plans successifs, qui s’étagent à partir de l’Un, la « hiérarchie » (c’est lui qui a donné à ce mot ses lettres de noblesse) assure la communion entre tous les êtres angéliques et entre tous les membres de l’Eglise : chacun y est médiateur de la lumière qu’il reçoit pour celui qui le suit immédiatement ; loin d’être un privilège, le rang définit une capacité de don, un évidement qui assure la transmission au prix d’une totale désappropriation de soi. « Celui qui veut être le plus grand parmi vous, qu’il se fasse le plus petit et le serviteur de tous » (Mc 9,35).

C’est pourquoi la christologie est le cœur de la pensée de Denys. Loin de représenter, comme on l’a dit souvent, une pièce rapportée et d’ailleurs suspecte de monophysisme, elle se trouve invoquée à tous les points stratégiques de l’œuvre de Denys : l’Incarnation rédemptrice y est vue comme le modèle même de la transmission de la vérité (Noms Divins, I, 4), comme le principe paradoxal de nomination des êtres à partir de leur source, comme nœud de toutes les hiérarchies.

La christologie de Denys achève celle de Cyrille d’Alexandrie et prépare celle de Maxime le Confesseur. Elle se refuse à la juxtaposition des propriétés humaines et divines dans l’existence du Verbe Incarné. Elle contemple les opérations « humainement divines et divinement humaines » dans la personne du Fils, et trouve donc au cœur même de l’humanité de Dieu la transcendance inconcevable du Principe sans principe.

Un maître trop oublié, qu’il est urgent de lire et de connaître.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

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