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Editorial

C.B.

Dès la rédaction de Catholicisme, en 1938, le P. de Lubac cite une formule augustinienne qu’il ne cessera de méditer. « Nec tu me in te mutabis, sicut cibum carnis tuae, sed tu mutaberis in me » (Confessions, VII, 10). C’est Dieu qui parle : « Et tu ne me transformeras pas en toi, comme aliment de ta chair, mais tu seras transformé en moi ». A vrai dire, la formule n’a pas directement un sens eucharistique dans les Confessions  : elle désigne d’abord l’illumination spirituelle qui embrase le jeune Augustin encore sur la voie de la conversion et qui va désormais irriguer toute sa vie. Elle exprime son désir de revêtir une nouvelle forme à l’image de Dieu, d’être transformé pour participer à la vie divine.

Le P. de Lubac discerne d’emblée la portée d’une telle affirmation pour l’eucharistie. En même temps, l’amplitude de cette intuition, qui embrasse chez saint Augustin l’ensemble de la vie spirituelle, permet au théologien de relier l’eucharistie à toutes les dimensions de l’existence chrétienne. Ce principe d’intégration de plus en plus achevée dans le Corps du Christ devient la clef de voûte de sa théologie mystique comme de son ecclésiologie. En assimilant le mystère, nous sommes assimilés par lui et à lui. Poursuivie dans son ouvrage Corpus Mysticum, paru en 1944, cette méditation devait recentrer et renouveler en profondeur la réflexion catholique sur l’eucharistie en général et la communion en particulier. En avance sur son temps, elle n’a nullement vieilli.

Bien que les racines montmartroises de Résurrection aient naturellement amené notre revue à défendre la présence réelle et l’adoration eucharistique, une réflexion sur la communion n’est ni moins nécessaire ni moins pressante.

Car il y a urgence pour notre temps à retrouver la dignité et la grandeur de la communion. Celle-ci n’est pas un moment symbolique, un simple repas fraternel ; elle est encore moins un rite mécanique. Puisqu’elle est don et rencontre, il faut apprendre à recevoir, apprendre à goûter, à méditer. Puisqu’elle est un don gratuit et mystérieux, elle n’est pas un droit : il est normal que l’Église impose des conditions, bien souvent congédiées par ignorance de la dynamique propre de la vie sacramentelle. L’eucharistie est le lieu naturel de l’expérience chrétienne, elle actualise sans cesse notre relation au Christ : cela implique qu’elle soit réellement vécue au cœur de la grâce baptismale et non dans l’oubli des merveilles qu’il fait pour nous.

Cet enjeu pastoral est un appel à la réflexion théologique. Pour que s’épanouisse une vraie mystique de l’eucharistie, « source et sommet de la vie chrétienne », comme le déclare le Concile de Vatican II, il nous faut rentrer dans l’intelligence du mystère. Les articles qui suivent voudraient proposer quelques pistes, encore fragmentaires. En examinant le discours du Christ comme l’ensemble de la tradition théologique, en s’intéressant également à la pratique liturgique (comme le fait Jean-Baptiste Lebigue dans son article sur le Vendredi Saint), ils situent la communion sacramentelle dans sa double dimension de lien personnel au Christ et d’intégration au corps ecclésial, l’une et l’autre nous entraînant toujours plus profondément dans une vie de grâce authentique. Cette unité profonde du sacrement s’oppose à une double réduction : l’oubli de l’intériorité au profit d’une perception purement sociale et collective de l’eucharistie, où l’assemblée ne fait que célébrer sa prétendue unité ; une conception piétiste de l’eucharistie où la communion, vue uniquement sous l’angle d’une intériorité exclusive et possessive (posséder Jésus), n’est plus perçue dans son action transformante. Car l’adhésion personnelle au Christ nous intègre à une humanité restaurée et déifiée qui est son vrai visage ; réciproquement, c’est parce que nous épousons ce mystérieux dynamisme du Corps mystique en nous offrant nous-mêmes que notre relation personnelle au Christ s’approfondit. On retrouve ici la ligne augustinienne défendue par le cardinal de Lubac, que certains commentateurs contemporains ont parfois appauvrie. L’identification que son langage opère entre le Corps du Christ présent sur l’autel et le Corps unique que doivent former les fidèles ne réduit pas l’eucharistie à un symbole de l’unité, elle exprime la participation complète et achevée du fidèle au Christ total et à son mouvement d’offrande au Père : « tel est le sacrifice des chrétiens : à plusieurs, n’être qu’un seul corps dans le Christ » (Cité de Dieu, X, 6).

Un tel regard jeté sur la communion contribue d’ailleurs à mieux éclairer l’ensemble des aspects de l’eucharistie. La messe n’est pas juste là pour consacrer les hosties, elle n’est pas le préalable au sacrement : l’offrande de l’Église qu’elle réalise, le sacrifice du Christ qu’elle rend présent, font partie intégrante de la communion. En soulignant le lien entre la communion sacramentelle et l’adoration rendue à Jésus dans le Saint Sacrement présent à l’autel, loin de ravaler l’adoration eucharistique à un acte de piété secondaire strictement individuel (sous prétexte que l’essentiel est de manger), on découvre la surabondance d’une présence agissante, transformante, qui peut irriguer toute notre vie ; l’adoration rend nos cœurs endurcis sensibles à la grâce du Christ et de son Église (et nous prépare à la communion), elle prolonge dans notre cœur les fruits de la communion (moment éphémère) et permet à notre vie de rentrer dans un temps eucharistique. Enfin, la théologie de la communion redonne toute sa place à la notion de sacrifice, souvent délaissée aujourd’hui : la Nouvelle Alliance donne au sacrifice le sens d’une union transformante ; puisque, en étant intégré au Corps du Christ qu’est l’Église, nous participons à l’offrande de son Chef, on comprend bien que la messe non seulement rend présent le sacrifice du Christ, en applique les fruits, comme on le dit traditionnellement, mais nous identifie aussi à cette offrande sacrificielle. Là encore, messe et communion forment un seul mouvement. L’eucharistie peut ainsi être la véritable réponse du peuple des rachetés à l’appel que lui lance sans cesse Dieu : elle intègre l’homme à la réponse du Christ faite au Père, elle est la réponse du Christ total faite au Père.

Puisse cette manducation du mystère faire grandir encore notre faim !

Réalisation : spyrit.net