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Editorial

Un Dieu qui souffre ?
P. Michel Gitton

La question de la « souffrance » de Dieu est dans le christianisme d’aujourd’hui un point de partage particulièrement sensible et délicat entre bien des familles d’esprit. Née dans les parages de la pensée de Hegel et dans certains secteurs de l’orthodoxie russe, relayée par des courants du judaïsme ravivés par la Shoah, l’image d’un Dieu qui souffre a envahi la pensée catholique des années 70, grâce notamment à celui qui fut le maître à penser d’une génération : le R.P. François Varillon. Curieusement, le thomisme lui-même n’y fut pas étranger, à travers Maritain et d’autres, combinant la métaphysique la plus rigoureuse avec ce qui, il faut bien le dire, reste plus de l’ordre de l’intuition mystique que du raisonnement. La grande œuvre du cardinal Hans Urs von Balthasar, dont on n’a pas toujours assez mesuré les prudences et les nuances, a servi de caution à une doctrine peu à peu répandue dont la Commission Théologique Internationale, en 1982, a essayé de canaliser les débordements en proposant d’utiles distinctions.

Ce qui est avant tout frappant, c’est le caractère volontiers « apologétique » de cette doctrine. Aussi bien chez Maritain que chez Varillon, il s’agit de rendre crédible le Dieu de la tradition chrétienne, malgré l’impassibilité dont on l’a gratifié pendant si longtemps. Le XXème siècle a vu se lever comme jamais la provocation du mal, comme une interpellation à Dieu ou, plutôt, un soupçon sur Dieu. Ce n’est plus la question de la justification de l’homme (par la grâce ou les œuvres) qui occupe la réflexion, c’est la justification de Dieu. Si le mal absurde existe, il faut que Dieu s’en explique. Mais comme il est bien admis aussi qu’il se tait et qu’il laisse parler les hommes à sa place, la théodicée elle-même (cette partie de la philosophie chargée de « justifier » Dieu du mal) s’avère une entreprise aléatoire. Il est courant de dire que la Shoah a sonné le glas des systèmes explicatifs du mal, de ceux au moins qui prétendent le ramener à être un moyen au profit de quelque bien plus grand, voulu par un Dieu calculateur et machiavélique. La seule possibilité qui reste est celle d’un Dieu désarmé, dépouillé de ses attributs de puissance, souffrant avec l’humanité, dans l’attente d’une rédemption remise à la liberté de l’homme.

Le rapprochement avec le nihilisme décrit par Nietzsche est trop frappant pour qu’on le méconnaisse : le Dieu « faible » qui succède au Dieu « fort » de la tradition chrétienne, comme par hasard au moment où il faut rattraper une influence qui lui échappe de partout, achève son discrédit par son ultime pirouette. Les chrétiens, sans s’en apercevoir, confirment ainsi la « mort de Dieu ».

Il n’empêche que le problème de la souffrance appliquée à Dieu se pose aujourd’hui comme hier, et la provocation contemporaine est une occasion de tenter de le résoudre à nouveaux frais. Encore faut-il se donner les meilleures chances d’y parvenir, à l’écoute de la Révélation et, pour cela, sortir des alternatives ruineuses et des oppositions factices : ou l’Etre immobile des Grecs, ou le Dieu Vivant de la Bible ; ou le Dieu-Amour proche et compatissant, ou le Transcendant enfermé dans sa Gloire inaccessible. Urs von Balthasar a fait remarquer jadis [1] que la philosophie grecque (celle des Présocratiques, tout autant que celle de Platon et d’Aristote) n’est pas à mettre en opposition avec la pensée biblique, mais que son vis-à-vis naturel est le mythe homérique ou tragique, lequel expliquait le divin dans la trame de l’aventure humaine, sans craindre de le compromettre avec les passions de l’homme. La purification opérée par les penseurs grecs, pour nécessaire qu’elle fût, laissa subsister un reste de sens non résorbé par la philosophie. Par contre, la réflexion biblique progressa selon sa ligne propre, en tension également avec une pensée mythique, celle de l’Ancien Orient qui rapprochait dangereusement le divin des comportements humains, y compris la violence injuste, le mensonge et la sexualité : elle opéra à sa façon une démythologisation, mais qui ne fut jamais complète, car il s’agissait de ne pas perdre la réalité personnelle de Dieu et son engagement dans une histoire dramatique où il réagit aux événements humains.

C’est pourquoi la Bible, Ancien et Nouveau Testament, tout en valorisant la transcendance de Dieu, sa non-limitation par les faiblesses humaines, son éternité, sa rigoureuse unicité etc..., lui prête des pensées et des attitudes successives (colère, repentir, etc...) en correspondance avec l’histoire de l’homme. Plus exactement, l’Écriture semble le plus souvent employer un double langage : une manière très concrète de marquer l’engagement de Dieu dans le temps et même dans l’espace (Gn 11, 5 ; Ex 14, 24 ; etc...), et une mise en valeur de son immuable dessein qui se réalise au-delà des péripéties de la liberté humaine (comme on le voit particulièrement dans l’histoire de Joseph vendu par ses frères). Cette deuxième ligne s’exprime à l’aide de termes comme « vérité » (souvent traduit par fidélité), « sainteté » et, bien sûr, « puissance ». Le livre de la Sagesse n’a pas de mal à utiliser dans cette direction les acquis de la philosophie grecque, réunissant la « mobilité » de la Sagesse divine avec sa « fermeté » et sa « stabilité » (7, 22-30). Nous ne sommes pas si loin, dans ce cas, de ce que la tradition théologique a exprimé avec le concept de « relation mixte » [2].

La « souffrance de Dieu » n’est pas un thème biblique, il faut le reconnaître. Dieu attend, pardonne, menace, mais tout dans la Bible indique que Dieu ne se situe pas au niveau de l’homme pour être blessé par lui. Le péché porte atteinte à son honneur (son « Nom » en Ez 36, 21), et à l’homme lui-même, chef d’œuvre de sa création (Je 2,19). Il ne diminue pas son être. C’est même la raison pour laquelle il peut pardonner sans limite (« je suis Dieu et non pas homme » Os 11, 9) : illimité, il peut remettre les fautes jusqu’à « soixante-dix-sept fois sept fois » (c’est ce qui est, en conséquence, demandé au disciple : Mt 5, 45).

La Bible n’est pas manichéenne ; il faut prendre en compte le fait que le mal, si terrible soit-il, survient dans une création qui est bonne et même « très bonne » (Gn 1, 31). Le mal, comme l’exprimera saint Augustin, n’a pas de substance et ne s’oppose donc pas réellement à Dieu. Même quand l’Adversaire, l’Accusateur, Satan est mis en scène, il n’est pas un anti-Dieu, il agit encore avec les moyens et la permission que lui donne Dieu, et pour un temps limité. A trop souligner la réalité du mal, à vouloir lui trouver un impact sur Dieu même, on perd le moyen d’y échapper qui est d’en savoir les limites et de ne pas être dupe de son déferlement. S’il y a un drame du monde et de l’homme auquel le Christ s’est soumis- ô combien- il y a aussi une dédramatisation nécessaire qui nous redit notre petitesse devant Dieu et la naïveté burlesque de notre prétention à lui faire mal. Son pardon est peut-être aussi cela : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ! »

Le travail auquel doit se mesurer la pensée théologique à partir de là peut se résumer en ceci : expliciter ce que nous avons caractérisé plus haut comme le « double langage » de la Bible, penser le plus rigoureusement possible la rencontre paradoxale de l’amour vulnérable et de l’inaccessibilité divine. Les pages que l’on va lire voudraient y aider. Dans trois directions :

 1- une, plus métaphysique, s’efforçant, à partir du thème de la « relation mixte », de voir la richesse d’une dissymétrie assumée entre Dieu et sa création.

 2- une, plus christologique, qui répartit les rôles entre le Christ incarné (qui assume de plein droit tous les anthropomorphismes de la Bible) et le Père invisible qui l’envoie, ou (ce qui revient au même) qui y voit la rencontre paradoxale des deux natures du Christ.

 3- une, plus psychologique, qui, à la suite du P. Varillon, essaie de ramener les « deux langages » à une synthèse de type moral, avec le risque de faire disparaître la tension entre les deux.

Quelle que soit la conclusion, le travail mérite d’être entrepris.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

[1] Dramatique Divine II/1, p. 38

[2] voir l’article de Renaud Silly.

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