Éditorial
Le mot fait horreur à beaucoup. Pourtant, il renvoie à une réalité aussi ancienne que le christianisme. Dès les premiers siècles de l’Église, on voit fleurir des Apologies du christianisme où s’illustrent les plus grands noms : saint Justin, saint Théophile d’Antioche et bien d’autres... Par la suite, les plus grands théologiens (saint Grégoire de Nysse, saint Thomas d’Aquin) ne dédaigneront pas d’écrire des exposés de la foi directement adressés à leurs compatriotes restés païens ou musulmans, etc.
Il est vrai que l’apologétique renvoie à une organisation du savoir théologique relativement précise où l’on distingue dogmatique et apologétique. La première s’adresse au croyant qui a accepté de faire le saut de la foi et qui reçoit dans la docilité tous les énoncés que lui propose la Sainte Écriture lue dans la tradition de l’Église. La seconde, au contraire, ignore par principe l’argument d’autorité et se contente de proposer la foi à l’intelligence humaine en faisant strictement appel à la raison.
Pour des motifs variés, cette organisation a été contestée de deux côtés. Du côté des théologiens critiques sur la tradition de l’Église, tout d’abord, on s’est avisé que les énoncés même de la foi, pour être reçus, devaient être intelligibles, faire sens (comme on disait), pour l’homme moderne. En conséquence, il importait le plus souvent de les reformuler, voire de les réinterpréter pour aller au devant des requêtes du monde moderne. Ce travail périlleux, généralement appelé fondamentalisation de la théologie, a abouti à la ruine de l’apologétique puisqu’elle n’avait plus d’objet, la vérité dogmatique à laquelle elle devait conduire, étant elle-même mesurée à l’aune de la compréhension qu’en avaient les autres, ceux qui n’avaient pas la foi. A quoi bon montrer que la foi en la présence réelle n’est pas si absurde que cela, si on a commencé à reformuler le dogme eucharistique jusqu’à rendre la présence du Christ purement symbolique ?
De l’autre côté, la difficulté est venue des philosophes qui, se croyant fidèles à l’héritage de saint Thomas d’Aquin, voulaient faire table rase d’une discipline qui risquait de brouiller la distinction (élevée par eux au niveau des vérités premières) entre philosophie et théologie. Aux croyants la théologie (dogmatique), à l’incroyant la philosophie (démonstration de l’existence de Dieu, de l’âme, etc...). Débarrassons-nous de ces raisonnements suspects qui cherchent à prouver ce qu’en rigueur on ne peut pas prouver, puisque les vérités révélées sont de l’ordre de la foi. Il vaut mieux séduire l’incroyant par la rigueur d’une recherche honnête de la vérité accessible à tout homme, sans utiliser de cartes biseautées de l’apologétique pour lui faire accepter le reste.
Mais la question reste posée : comment faire accéder à la foi celui qui la cherche ? A supposer que le philosophe l’ait convaincu des préambules rationnels de la foi, devra-t-il adhérer à la Vérité de la révélation sur un coup de tête ou un élan irrationnel ? Le premier concile du Vatican, si souvent cité à propos de la possibilité pour l’intelligence d’accéder à l’existence de Dieu par des moyens rationnels, parle également de la possibilité de montrer la justesse des énoncés de la foi, en établissant notamment la crédibilité de l’Église. Ce serait un fidéisme dangereux que de disqualifier l’intelligence dès qu’il s’agit pour elle de s’approcher des vérités essentielles du christianisme. Sans doute elle n’y fonctionne pas à son plein régime tant qu’elle n’a pas été illuminée par la foi, mais elle n’est pas nulle. Saint Thomas, dans le IVème livre de sa Somme contre les Gentils, n’a pas peur de fonder en raison la Trinité ou l’Incarnation. Sans doute on dira qu’il ne s’agit pas de raisonnements nécessaires, mais d’arguments de convenance, d’une haute convenance pourtant, qui doivent entraîner l’intelligence jusqu’à accepter ce qui la dépasse.
Car l’erreur serait de croire que l’apologétique peut fonctionner sur un modèle de déduction géométrique. On ne démontre pas à l’incroyant la présence réelle à la manière d’un théorème de mathématiques, ou d’une loi physique. La vérité n’est pas atteinte par un mode déductif. Il s’agit toujours de partir d’une donnée présentée au regard de l’incroyant et dont l’explication va lui montrer l’admirable convenance, la cohérence interne, la richesse d’aperçus et de conséquences sur toutes sortes d’autres domaines. Si bien qu’au terme d’un examen honnête, travaillé par la grâce, qui ouvre peu à peu son cœur, il découvrira soudain, sur un point ou sur un autre, l’extraordinaire justesse de la foi catholique.
Reste une dernière objection qui repose précisément sur la prétendue incommunicabilité des discours. Chaque univers culturel (et le christianisme en est un, paraît-il) est vu comme un ensemble clos sur lui-même, par conséquent incommunicable à d’autres à moins d’accepter de réinterpréter son contenu jusqu’à l’adapter totalement à la précompréhension que peuvent en avoir les autres. Le chrétien n’aurait donc le choix qu’entre un repli frileux et une ouverture illimitée où il risque de se dissoudre.
La possibilité de l’apologétique (et ceux qui parlent dans la rue en font quotidiennement l’expérience) est là : le discours sur Dieu, sur le Dieu de Jésus-Christ, sans préalable d’aucune sorte autre que linguistique, ....... L’intelligence humaine faite par le Verbe et pour lui peut s’ouvrir à l’inouï et lui rendre les armes.
P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.