Éditorial
Le 31 octobre 1999 a été signé à Augsbourg, par les autorités compétentes de l’Église catholique et la Fédération Luthérienne mondiale, un accord qu’il n’est pas difficile de qualifier d’historique sur la justification par la foi .
On sait que ce point avait provoqué l’insurrection de Luther, tant il était persuadé qu’il y avait dans la pratique de l’Église de son temps une dérive profonde par rapport à l’enseignement de saint Paul et de saint Augustin sur le salut. La réponse tardive du Concile de Trente dans le décret sur la justification (1547), malgré sa richesse théologique, avait peu satisfait les Luthériens. Aujourd’hui, il semble qu’on ait trouvé les mots à la fois justes et profonds pour dire, au-delà des deux approches (luthérienne et catholique), l’unité de la foi sur la question. Réjouissons-nous.
Mais il est à craindre, au moins du côté catholique, que ce texte entre dans le cadre du consensus mou, et donc soit sans conséquence. Parce que, de toute évidence, il ne répond à aucune question ressentie comme vitale : si on parlait du Pape, de la Sainte Vierge, ou encore de l’Eucharistie, les catholiques dresseraient l’oreille. Mais le salut par la foi, cela ne leur dit plus rien.
Pourquoi ? Parce qu’ils partageraient déjà sans le savoir les positions luthériennes qui ne les choqueraient plus ? Non, juste à l’inverse, parce qu’ils sont devenus plus pélagiens qu’ils ne l’étaient au XVIème siècle. On sait que Pélage pensait que la nature humaine n’était pas si corrompue que cela, et que Dieu récompenserait les vertus naturelles des chrétiens comme celles des païens. C’est exactement ce que croient beaucoup de catholiques d’aujourd’hui. Depuis qu’on leur a expliqué que le salut éternel n’était pas réservé aux baptisés, que la formule Hors de l’Église, point de salut faisait partie des fantômes du passé, ils ont bien compris la leçon. C’est d’ailleurs beaucoup plus facile à admettre. Dieu n’est pas si méchant et si sectaire qu’il n’accueille dans son ciel tous les hommes, de quelque confession, religion ou philosophie qu’ils puissent être, pourvu qu’ils aient fait le bien, c’est-à-dire aient respecté leur prochain et essayé de mettre dans leur vie un idéal. Le paradis est ouvert à tous les braves gens, qu’ils croient en Allah, Bouddha ou Jésus-Christ, ou même qu’ils ne croient à rien, pourvu qu’ils respectent les valeurs de la société moderne : tolérance, bienfaisance, accueil des autres, etc...
Évidemment, ce n’est pas précisément ce que disait saint Paul. Commentant le psaume 14 ( il n’en est pas un qui fasse le bien, pas même un seul ), il affirmait Tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu (Rm 3, 29). Et encore : Nous étions par nature voués à la colère de Dieu, comme les autres (Ep 2, 3). Mais qui se préoccupe de l’enseignement de saint Paul ?
Nos frères Luthériens, justement, ou au moins les meilleurs d’entre eux. Et on peut attendre que le rapprochement en cours apporte aux catholiques la chance de s’ouvrir à une tradition qui est, après tout, la leur. La réception de l’accord pourrait entraîner une remise en cause de nos habitudes de pensée dans deux domaines.
D’abord ce qu’il est convenu d’appeler le salut des infidèles . Vatican II, faisant suite à des déclarations de Pie IX et Pie XII, a admis (ce qui avait toujours été plus ou moins dit) que certains non-baptisés pourraient être sauvés. Pour concilier cette affirmation avec la centralité du salut en Jésus-Christ et dans l’Église, on en est venu à imaginer qu’à travers les valeurs morales et spirituelles, l’homme de bonne volonté s’ouvrait finalement au Christ qu’il ne connaissait pas encore. Mais, à ce compte, où est l’utilité de la Croix ? Car il n’est pas douteux que, même avant le Christ, il y avait des hommes sincèrement religieux et moraux. Qu’en est-il de cette mort spirituelle, de ces ténèbres dont parle l’Apôtre : Vous étiez des morts par suite de vos fautes (Ep 2,1), Jadis, vous étiez ténèbres (Ep 5,8). Et dans la Déclaration commune : Nous confessons ensemble que la personne humaine est pour son salut entièrement dépendante de la grâce salvatrice de Dieu (§19). C’est dire qu’aucune capacité naturelle ne met l’homme sur le chemin de Dieu. Seule la foi, en l’ouvrant inconditionnellement au don de Dieu, lui ouvre le salut.
Si l’on veut maintenir que certains, sans une foi explicite, ont pu accueillir la miséricorde du Christ, ce ne peut guère être à travers leurs vertus ou leur religion, mais bien plutôt c’est à travers l’expérience de leur misère, de leur incapacité à s’élever vers Dieu, de leur déchéance morale, que, peut-être, s’est ébauché un appel, une attente à laquelle le Christ (au moment de la mort ? aux enfers ?) est venu répondre, si bien qu’ils l’ont, à ce moment au moins, accueilli.
L’autre question peut paraître plus technique, mais ne l’est pas : c’est celle de la grâce créée . Il y a une manière catholique de parler de la grâce comme d’une chose que nous posséderions moyennant certaines conditions, qui est difficilement tenable. La Déclaration (§27) nous dit que la grâce justifiante ne devient jamais une possession de personne . Et ceci nous oblige à réviser toute une manière de parler de la vie spirituelle comme si elle s’élevait sur des acquis successifs. Déjà, le langage des vertus dans le domaine moral suppose trop l’élévation progressive du sujet, comme si le bien, lui, devenait de plus en plus naturel (que d’expériences contraires nous faisons chaque jour !). Mais dans le domaine de la vie de grâce, ce pseudo-acquis devient insupportable. Saint Paul ne dit-il pas : Je ne me flatte pas d’avoir déjà saisi, (...) oubliant le chemin parcouru, je vais droit de l’avant, tendu de tout mon être (Ph 3,13). Comme il vient de le dire, il s’agit de poursuivre sa course pour tâcher de saisir, ayant été [lui-même] saisi par le Christ Jésus (Ph 2,12).
L’idée d’un état de grâce, d’une grâce comme valeur ajoutée à la personne, a sans doute pour but de marquer le caractère réel, effectif, de la transformation opérée par le Saint Esprit (réalisme auquel le document est sensible), mais cette transformation ne se maintient qu’autant que le Saint Esprit ( grâce incréée ) reste vivant dans le cœur du baptisé, bref, autant que dure la relation. N’est-ce pas là l’expérience des saints : même au terme de leur carrière, ils se savaient des débutants, se demandant même s’ils avaient jamais commencé à servir le Christ.
Il va donc falloir apprendre à parler de la grâce d’une manière qui respecte la liberté de Dieu. Il ne s’agit pas d’en minimiser la force ni la puissance transformante, mais de dire qu’elle est finalement une personne : le Saint esprit qui habite en nous , qui a été versé dans nos cœurs , comme dit toujours saint Paul (Rm 8,9 ; Tt 3,6). Cette relation intime avec la Troisième personne de la Trinité fait toute la beauté de la vie chrétienne.
Merci à nos frères Luthériens de nous provoquer à aller plus loin dans la fidélité au dépôt de la foi apostolique !
P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.